À l’envers
Vous enquêtez sur Paul? Alors écoutez-moi bien. Je sais que ce que je vais vous dire est difficile à croire, mais il est là, en bas. Suspendu. Il a enlevé ses vêtements et il se repose. Il a l’air détendu. Je dirais même… heureux. Aussi heureux, peut-être, que le jour où il a été recruté comme consultant.
Qu’est-ce qu’il était ravi, Paul, quand il a intégré l’entreprise! C’était un petit gars plein d’avenir, diplômé d’une grande école, recommandé par les meilleurs cabinets. À seulement vingt-cinq ans, il avait gagné la réputation d’être brillant. On racontait qu’il était doté d’un cerveau rapide, d’une capacité à abattre une masse de travail avec un style difficile à égaler. Les clients l’adoraient, et quand il n’était pas à leurs côtés, il s’installait devant ses deux écrans d’ordinateur, et pianotait sur son clavier.
Comme on dit, il en voulait. Et pour faire ses preuves, il travaillait sans relâche, dormait peu et ne prenait jamais le temps de déjeuner, se contentant d’engloutir des gâteaux secs dont le bruit croquant se confondait avec celui des touches. Ce qui me fascinait, c’est qu’en dépit de cette hygiène de vie déplorable, il gardait une peau d’une blancheur resplendissante et un corps ferme. Il était l’heureux propriétaire du visage du travailleur exemplaire et d’un costume ajusté qui faisait rejaillir l’honneur sur le cabinet.
Le cabinet, une référence mondiale dans le conseil, se portait à merveille. Il venait de s’installer dans une ancienne usine automobile à laquelle trois ans de travaux avaient insufflé une nouvelle vie. On avait abattu les cloisons pour aménager des plateaux où des milliers de consultants s’accrochaient à leurs postes de travail anonymes. Les plus cyniques affirmaient que ce réaménagement servait à optimiser le rendement moquette, mais les changements impulsés allaient au-delà: chacun était désormais tenu de vivre à visage et écran découverts, de travailler toujours plus longtemps et plus intensément.
Paul était de ceux qui passaient le plus clair de leur temps dans cet espace qui grouillait comme une fourmilière. On ne savait pas grand-chose de sa vie privée et c’est à peine s’il m’a un soir fait part de son intérêt pour les BD et l’univers DC. Se savoir apprécié des clients semblait suffire à son bonheur. Il fallait le voir le midi où un proche conseiller du Président lui a offert une bouteille de vin d’un grand cru. Il était si ému qu’il n’a pas osé la boire et l’a affectueusement conservée dans son bureau. La période était faste: le chef d’État promettait de remettre la France au travail et Paul, qu’on laissait parfois à son entière disposition, se vit glorifié du titre de senior consultant.
J’ai encore du mal à comprendre comment les problèmes ont commencé, mais je me souviens que, le lendemain de sa promotion, l’un de ses pairs a jasé parce qu’il avait oublié son téléphone. Sur le coup, je n’y ai vu rien d’alarmant, mais, quelques semaines plus tard, quand des cernes ont commencé à entourer ses yeux, j’ai compris que c’était un signe avant-coureur de sa chute. Paul ne rayonnait plus, non, je dirais même que son teint noircissait. Et sa tête, elle avait l’air embrouillée, assiégée par les migraines et la fatigue. Il prétendait qu’il la posait sur la table pour étirer ses cervicales, mais tout le monde savait qu’il piquait du nez. Il ne tenait plus le rythme.
À cause de ces symptômes, on a tous cru à un burn-out. J’ai insisté pour qu’il prenne rendez-vous avec l’infirmière d’entreprise et elle lui a recommandé de se reposer. Mais Paul a refusé de se mettre en arrêt: il répétait qu’il allait bien, sans pour autant se remettre du mal qui le rongeait. On aurait dit qu’il vieillissait, alors même qu’il s’entêtait à suivre les dernières modes. Son ultime lubie consistait à se nourrir d’insectes produits par une start-up florissante. Il les dévorait avec un appétit bestial, en gobait presque un demi-millier à l’heure, et dès qu’un collaborateur le regardait d’un air écœuré, il lui glissait qu’il n’était pas assez innovant.
Avec un tel régime, forcément, il a perdu du poids. Il nageait dans son costume et puis sa peau s’est relâchée. Ses muscles ont tellement fondu que ses triceps pendaient comme des ailes. Il était méconnaissable. Le week-end où il a par hasard recroisé une ancienne camarade de classe, elle ne l’a pas reconnu. Il a eu beau décliner son identité, elle a filé en le fixant avec cet air hautain qu’ont les femmes qui se font aborder dans la rue, incapable de faire coïncider l’image de celui qu’elle avait connu sur le corps qui lui faisait face.
Paul l’avait pourtant remarquée de loin: il s’était rappelé la première fois qu’il l’avait vue, lorsque, dans le couloir de l’école de management, elle tenait un stand pour une association verte. Après sa fuite, il m’a confié avoir beaucoup repensé à elle et aux belles choses qu’elle défendait. Vous voyez comme une femme, ça peut vous retourner la tête: il s’est mis à nous parler du réchauffement climatique.
Nos pairs s’étonnaient, car ils n’avaient pas ce genre de préoccupation et le manager s’est attelé à vite éteindre les braises. Il lui a promis des projets liés au développement durable et Paul était satisfait. Sur ses lèvres, il faisait fièrement rouler ces deux mots qui insinuaient non seulement que la planète était compatible avec la croissance, mais qu’en plus, elle la réclamait.
J’espérais que son enthousiasme l’aiderait à se remettre sur pied, mais son état de santé s’est dégradé à tel point que la forme même de son squelette se modifiait. Ses vertèbres se tassaient et son buste rapetissait. Sa nouvelle apparence mettait les membres de son équipe mal à l’aise. Certains le plaignaient et le soupçonnaient d’être atteint d’une forme rare et précoce d’ostéoporose, d’autres étaient moins tendres et se servaient de son physique disgracieux pour le rendre antipathique. La concurrence était rude et il n’existait plus un seul employé pour le porter aux nues. On avait du mal à comprendre qu’il puisse aller aussi mal alors que le pays se portait comme un charme. Le Président l’empêchait de se laisser pervertir par la paresse: il avait réussi à repousser l’âge de la retraite et à astreindre les chômeurs et autres parasites à une quinzaine d’heures de travail hebdomadaire. C’était une belle victoire qu’on se devait de célébrer, Paul inclus!
Sauf que Paul était loin de mettre fin à ses excentricités. Quelque temps après la généreuse promesse de son supérieur, il travaillait sur un projet pour une marque de prêt-à-porter et il est tombé sur un article affirmant que les vêtements jetés représentaient chaque année l’équivalent du poids de deux tours Eiffel. Ça l’a mis en rogne et il m’a bassiné avec la surproduction. Il ruminait et à partir de là, il s’est moqué des impératifs de rentabilité qui nous imposent de facturer au moins deux mille euros à la journée. Il tournait en dérision toute cette vaine pression. Les slides, il passait des matinées entières à les compter. Les prez, elles devenaient des après-midis off avec du café à volonté. Elles n’étaient plus que de simples réunions où les consultants et leurs invités faisaient du bruit avec leur bouche.
Sa transformation s’accélérait et il n’y avait plus l’ombre d’un doute: cela ne pouvait être qu’un burn-out ou une maladie des os. Sa pilosité se développait à vitesse grand V et il transpirait de honte. Quelques collaborateurs ont commencé à se plaindre de son odeur de fauve et m’ont chargé de lui rappeler les règles élémentaires d’hygiène. Je l’ai fait, mais il m’a assuré qu’il se lavait plusieurs fois par jour, qu’il le faisait même dans les locaux du cabinet et sur son temps de travail. Je n’ai pas su répondre.
Plus tard, il m’a confessé qu’il fallait peut-être voir ce qui lui arrivait comme un châtiment de dieu. J’ai ri parce que j’étais content qu’il retrouve son sens de l’humour, mais il s’est vexé et, sur ces entrefaites, je me suis acharné à lui faire entendre qu’il devait aller voir un médecin. Seulement voilà, en revenant de l’hôpital, il était en colère parce qu’il avait attendu trois heures pour faire une prise de sang et que le docteur, concluant à la lecture de son analyse lymphatique qu’il avait, je cite, un système immunitaire sans pareil, n’a pas jugé urgent de le recevoir dans la foulée. Paul avait bien vu que la salle d’attente était bondée, mais il ne comprenait pas comment toutes les réformes menées d’arrache-pied avaient pu donner des résultats aussi médiocres.
Après cet épisode, il n’a plus voulu se rendre à l’open space. Je l’ai appelé une fois pour prendre de ses nouvelles et il s’est contenté de me répondre qu’il était mal en point. Il a murmuré quelque chose à propos de son nez et de ses oreilles, mais je n’ai bien pas compris quoi. Une otite peut-être. Je ne l’ai revu que le soir où un collègue lui a téléphoné en insistant pour qu’il vienne à la fête d’Halloween. Il n’a accepté qu’avec la garantie que tous seraient déguisés, et quand il est arrivé, il m’a dit qu’il ne pouvait pas supporter les faisceaux de lumière qui traversaient la pièce. Il est resté à l’écart, et puis c’est l’incessant mouvement des basses qui a fini par lui donner mal au cœur. Il ne pouvait plus bouger alors il s’est blotti dans un coin et s’est vautré sous une table pour y passer la nuit.
Lorsqu’il l’a appris, son N+1 l’a convoqué pour le licencier: il a dit qu’il n’était plus sortable. Ça devait être vrai car, quand il est venu, un de ses anciens clients l’a croisé dans le hall et a pris un air effaré. Il l’a traité de noms d’oiseaux et sans que l’on sache pourquoi, ils se sont bagarrés comme des chiffonniers. À cause de cette échauffourée, l’un des témoins a fini par appeler la police et les hommes en uniforme, horripilés par le teint noir de notre brave consultant, lui ont passé les menottes et l’ont matraqué pour être sûrs qu’il ne parvienne pas à s’échapper. Ils nous ont dit qu’ils allaient lui offrir une nuit au poste avec la promesse de le nettoyer au karcher. Vu son odeur, tous applaudirent l’idée!
Toujours est-il que, quand ils l’ont jeté dehors le lendemain matin, il empestait encore davantage et n’était plus capable de parler. Sa voix était devenue inaudible à l’oreille humaine. Il a sonné chez moi et comme je ne savais pas quoi faire de lui, j’ai appelé les urgences qui l’ont embarqué pour l’asile. Là-bas, ils l’ont gavé de médicaments pendant trois jours et une fois ce malheureux assommé, ils l’ont raccompagné à la porte. Ils ont dû se dire qu’il trouverait bien quelqu’un, peut-être une femme, pour s’occuper de lui.
Je peine encore à expliquer ce qui s’est passé ensuite, mais ce que je peux vous assurer, c’est que c’est bien l’après-midi où il a été libéré qu’une bête affreuse a débarqué au bureau et a agressé le manager. Il braillait, je crois qu’il suppliait, et puis on a entendu des coups. Des voix inquiètes martelaient le mot attaque et les collaborateurs se sont enfuis à toute allure. Ils abandonnaient leurs dossiers qui tombaient comme des bombes. Pétrifié, je me suis caché sous mon bureau. Je retenais mon souffle et des images défilaient sous mes yeux. Des jambes qui accouraient, bondissaient, trébuchaient. Des pieds agités. Certains me sautaient par-dessus, d’autres m’écrasaient les doigts et dans un mouvement désespéré, je me suis recroquevillé pour les éviter.
Au bout de quelques minutes, le calme est revenu. Tous avaient quitté les lieux et l’open space était plongé dans un silence terrifiant. J’étais couvert de sueur lorsqu’une bouteille de vin brisée a roulé près de ma cuisse en m’intimant de me relever. Je vis alors le corps de la victime qui gisait à terre, sanglotait pendant que je l’inspectais avec un intérêt morbide. De petits bleus se dessinaient sur ses mains fanées qui appelaient encore à l’aide. Sa chemise était maculée de micro-taches de sang, sa peau finement entaillée au niveau des carotides. Le boss était un peu amoché et allait gagner quelques jours d’ITT.
Je l’ai quitté avec l’espoir de rattraper l’assaillant et des traces de pas m’ont guidé au sous-sol. L’animal égaré y était et léchait avec ferveur les souillures rouges à l’extrémité de ses doigts. Il était petit et des vêtements flottaient par-dessus sa fourrure. Son corps était celui d’un mammifère ailé et poilu, d’un monstre presque satanique qu’avec des mots d’hommes, on pourrait vouloir appeler chauve-souris. Immobile, je l’observais lorsqu’il a ouvert les bras et a déployé ses ailes pour s’envoler jusqu’à la poutre de bois qui longeait le plafond. C’est étrange, mais au moment où ses pieds s’y sont accrochés et qu’il s’y est laissé pendre, j’ai senti son corps qui hurlait, se libérait enfin.
Les forces de l’ordre sont arrivées quelques minutes plus tard et m’ont intimé l’ordre de quitter les lieux. Elles voulaient m’interroger. Qu’est-ce qu’elles ont ri quand j’ai affirmé que ce chiroptère était celui qu’on appelait Paul! Pour leur défense, aucun membre du cabinet n’a voulu l’admettre. Le patron notamment, il a écrit dans sa déposition que je me trompais, qu’il ne s’agissait que d’un nuisibleet que j’étais sous le choc. Il faut dire qu’encore aujourd’hui, il refuse de voir qu’à la cave, cet être indescriptible, qui dort jusqu’à vingt heures par jour en maintenant sa tête à l’envers, ne peut être que Paul, Paul qui bafoue les règles de l’entreprise.
