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À l’heure du coucou

Carillons, réveils et cloches déchirent la quiétude de l’aube. Leurs sons s’entrelacent, forment une montée angoissante, créant une immersion auditive incomparable.

Les battements violents de son cœur se synchronisent au rythme de la basse pulsée de Roger Waters. Il enserre son traversin, se blottit au creux du duvet d’eider. Larve lovée dans sa chrysalide.

Passage inexorable du temps, le battement d’horloge qui accompagne Waters, referme la porte des rêves.

— Putain!!! Déjà 6 h 32 dit-il, écrasant rageusement l’écran de son Iphone.

Il s’éjecte, passe du confort douillet au jet chaud et puissant de la colonne de douche.

S’essuie, se rase de près, huile de chez Bobone sur les joues et sous les aisselles, du baume Wash Wash Cousin. Chemise coton col Mao, pantalon à carreaux intemporel de chez Carhartt, chaussures et ceinture en cuir clair. Prêt à affronter sa journée.  

À 31 ans, Gaël bosse à plein temps dans le domaine médical. Depuis la période maudite du Covid, il a troqué sa blouse d’infirmier contre celle d’hygiéniste hospitalier. Un boulot plus en adéquation avec la frénésie familiale. Pourtant, cumuler le job d’infirmier de nuit, avec une formation de jour à l’ULB et une carrière de papa solo, n’était pas une sinécure!

Madame venait de le quitter avec charmes et bagages, succombant à un fantasme: Jacky, chanteur pour femmes finissantes, star des croisières en eaux douces, sourire carnassier. Étincelant. 

Magnanime, elle lui a laissé les traites à payer et les enfants à aimer, ses pépites: Olympe et Gonzague, jumeaux dizygotes, nés il y a cinq ans.

— Mes amours, il est temps de sortir de votre sommeil.

Gaël s’active à la cuisine, insère quatre tranches de pain brioché dans le grille-pain vert olive, presse le bouton de sa Delonghi, se sert une tasse de café noir, commande deux mugs de lait chaud qu’il dépose sur la table et s’assoit.

—Hey Google, ‘'O tu suavissima virga“ d’Hirundo Maris, please!

L’assistant numérique s’exécute. La voix d’Ariana Savall embaume la pièce, pénètre les sens de Gaël, son corps, son esprit. Il s’abandonne à la méditation. 

Les petits en pyjama noir siglés “'Rammstein”, cadeau de mamy, fan absolue du groupe, dévalent les escaliers, ramènent Gaël sans ambages à la réalité.

Bisous et chatouilles manquent de renverser le café.

— Du calme, canailles!

L’odeur sucrée des tranches de brioche se répand dans la cuisine.

— Qui du chèvre frais de la ferme des Coquelicots? Qui de la gelée de coings de chez Momo?

— Les deux! crient en chœur Olympe et Gonzague de la mousse de lait sur leur lèvre supérieure.

Et Gaël de garnir la brioche et préparer les collations pour la journée, sans oublier le doudou dans le petit sac à dos “’Brawl Stars” de chacun.

Son Apple Watch se met à vibrer. Courriels et notifications enclenchent la course du temps.

— Mangez et habillez-vous vite. Pas le temps pour la “câlinothérapie” ce matin.

— Oh zut alors.

— Et n’oubliez pas de passer par les toilettes.

Alors qu’il se rend au garage, Gaël affiche un sourire amusé. Il aime ces moments trop courts de complicité avec ses enfants: les bisous collants à la cerise, les éclats de rires francs et la pétillance de leur regard, quel bonheur! Sa femme ne lui manque décidément pas.

Tout en vérifiant l’état de la batterie du vélo cargo, il commande l’ouverture de la porte sectionnelle et sort la bécane dans l’allée. “Brrr! Il fait plutôt frisquet ce matin.” pense-t-il. De plus, un crachin imprévu par la météo s’est invité, narquois. Gaël installe la capote au-dessus de la cabine où prendront place les enfants.


À ce moment lui revient en mémoire, un monochrome de l’entre-deux-guerres accroché au mur du salon de chez ses parents. Son grand-père y pose, assis sur la selle d’un triporteur, un berger malinois, attelé à l’engin. Du panier à pains émergent quatre bouilles blondes, sourires tatoués à la confiture, protégées de la pluie par un carré de toile cirée, prêtes à se rendre à l’école.

“Tu vois pépé, tandis que les temps changent, les gestes se répètent. Tu amenais tes filles tranquillement à l’école pendant que ton pain cuisait dans le four à bois, aidé de ton chien et saluant au passage tes jolies voisines. Moi, je cours comme un dératé, mon moteur ne jappe pas, ni ne pisse sur les réverbères et j’ignore si mes voisines sont jolies.”


Crachin, mon œil! C’est une véritable averse qu’affronte maintenant Gaël engoncé dans un poncho vert réfléchissant. Tous phares allumés, il maugrée, rumine sur la vélo-route, peste contre le ciel.

Aux premières places, les petits entonnent joyeusement “il pleut, il pleut bergère…”:


Gaël a une pensée émue pour son X5 restée bien au sec dans le garage. Venir à l’école avec ce monstre thermique ne l’aurait pas fait devant les parents de la caste de son ex. à cette heure matinale, ils discutent déjà sous le préau à propos de cosmétiques bio ou de la BYD qui devrait détrôner Tesla, pas conscients des impacts environnementaux que leur production génère.

“Surtout ne pas m’impliquer dans ces bavardages!” 

Il dépose doucement ses enfants sur le sol. Un câlin, deux bisous et s’empressent de rejoindre leurs copains.

Son poignet lui rappelle bruyamment et opportunément une réunion urgente en matière de maladies nosocomiales qui doit se tenir au CHU avec la Direction. Belle excuse pour laisser en plan les cancans:

— Le boulot, le boulot! lance-t-il, se hâtant de remonter sur son vélo.


En retard, Gaël range nerveusement son X5 sur le parking réservé au personnel soignant à côté de rutilants SUV, véhicules de société dont l’empreinte sur la sécu est quasi palpable. Il plonge dans la fourmilière de l’Hôpital, empruntant au pas de course les volées d’escaliers qui l’emmènent au sixième étage, celui de la Direction. 


Dans le domaine de la prévention et du contrôle du risque infectieux la fonction de l’infirmier hygiéniste est essentielle, ses missions, sont larges et capitales. Il est sur tous les fronts. Pas toujours compris. Parfois honni. 

Gaël est très investi dans son travail, méticuleux; conscient de l’importance de son rôle. Autant dire que la détection récente de maladies nosocomiales auprès de certains patients passés par le CHU l’inquiète et fait l’effet d’une bombe auprès de la Direction. La réunion sera chaude. Il sait qu’il sera asséné de reproches par une hiérarchie politisée au service de la marchandisation de la santé. Il s’est préparé jusqu’à très tôt ce matin, il a les questions, il a les réponses, il ne sautera pas pour les manquements et les intrigues des autres.


Elle a cela en commun avec Gaël d’être parent solo. Féministe et radicale dans son combat contre le mâle, plus mièvre dans celui du droit des femmes, Marta a la hargne accrochée à ses blessures de femme. La quarantaine bien entamée, un sourire rayonnant, sublimé par les ridules de l’âge, un regard délicat, tantôt énigmatique, voire ténébreux, paupières légèrement plissées, trahissant ses origines mêlées de fougue et de sagesse, Marta ne laisse pas insensible.


Non content de sa reconversion professionnelle, Gaël a souhaité débuter du même pas une carrière d’indépendant complémentaire. Il a ouvert en ligne, une boutique de produits d’hygiène. Malgré son investissement conséquent, celle-ci n’a pas vraiment démarré.

Sur les conseils d’un ami, il s’est tourné vers le coaching professionnel.

— Bonjour Gaël! dirent-ils à l’unisson après qu’il se soit succinctement présenté à cette première séance.

Ils l’applaudirent tapageusement: la masseuse dans le domaine du bien-être, le couple qui s’est mis en tête de produire de la peinture verte de toutes les couleurs, l’ébéniste qui veut faire fortune dans le meuble d’art contemporain, la conseillère en ressources humaines, l’architecte qui donne dans le feng shui, Marta qui voulait vendre du non-marchand… et le coach bonimenteur:

— Bienvenue, chers amis. Bienvenue en ce lieu où vos rêves les plus fous deviendront réalité. Ici, nous croyons en la maîtrise totale de chaque destinée, la vôtre en l’occurrence. Vous êtes venus chercher l’excellence et je suis là pour vous montrer la voie royale vers cette transformation. Vous avez compris ce que la majorité des gens ignorent: l’argent, le pouvoir, l’influence, sont à portée de main, il faut simplement connaître le chemin pour les atteindre…

Pas convaincu par ce discours, Gaël songe à ses enfants qu’il n’a plus vus depuis le matin. Ils ont été recueillis à la sortie de l’école par Gaby et Lotte, des amis, voisins de l’école, parents de quatre filles dans la tranche des siens.

Depuis qu’il cultive sa terre en maraîchage raisonné, Gaby a mis ses pendules à l’heure du calendrier lunaire, avec le soleil pour seule boussole. Entre les semis et la récolte, il peut arrêter le temps, observer le sphinx colibri butiner la lavande, s’émerveiller du travail des abeilles ou encore, danser comme volette le tabac d’Espagne.

Lotte son épouse est une grande femme filiforme aux yeux d’un bleu intense, portant de longs dreadlocks blonds que souligne la limite de son dos. Tout le contraire de la tignasse en permaculture de Gaby.

Dans le lacis de ses rêveries, Gaël surprend furtivement le regard de Marta porté sur lui. Il lui décoche mécaniquement un léger sourire mais se prend l’orage. Désarçonné, il recentre son esprit sur le discours insipide du coach, entouré de cerveaux en apnée.

— …prêts à prendre la route vers un avenir radieux où chaque succès vous propulsera plus haut que vous ne l’auriez jamais cru possible…


À la pause, des grappes se forment autour de la machine à café, par affinité ou par hasard. À l’écart, plongé dans son intériorité, Gaël s’approche fortuitement de Marta, laquelle, véhémente, s’exprime à propos d’une altercation qu’elle a eue avec deux policiers dans la rue: Trois jeunes ados auraient émis le gloussement typique des gallinacés au passage des deux Rambos. Dégainant à la nanoseconde stylo bille et calepin, le duo menace d’emmener les jeunes au poste. Un groupe hétéroclite, agglutiné autour de la scène, tente de calmer le jeu. C’était sans compter sur Marta qui, pressant le pas, s’est jetée tel un coq dans la bagarre. Les policiers n’eurent cure de ses propos, s’énervèrent et emmenèrent manu militari les gamins. 

— Peut-être ces policiers avaient-ils le sens de l’humour et, sans votre intervention, n’auraient-ils qu’effrayé l’espièglerie de ces jeunes gens, le temps d’en rire? dit Gaël taquin.

Le noir profond des yeux de Marta s’embrase:

— Vous ne savez pas ce que c’est que de vivre seule avec trois pré-ados, de devoir travailler dur, très dur pour leur offrir un semblant de vie, et pendant que vous travaillez, les abandonner et parfois le soir, avec toujours, la peur au ventre. Ma réaction était peut-être épidermique à vos yeux, dites-vous que ces gamins auraient pu être mes garçons. Vous ne pouvez pas comprendre vous les hommes, qui nous jetez brisées au bord du caniveau, nous abandonnez, pour une plus jeune, plus pulpeuse, plus bandante. Je ne vous souhaite pas le bonsoir, Monsieur, dit-elle à l’égard de Gaël, claquant la porte, emportant sa rage. 


Lourd silence!

Gaël, confus, presque honteux, attire les regards. 

Une participante lui murmure: 

— Tu ne dois ni t’en vouloir, ni lui en vouloir. Marta est comme la louve qui chasse pour nourrir ses petits restés au fond de la tanière, souvent aux abois, parfois agressive, toujours méfiante.

— Je ne voulais pas être désobligeant, lui dit-il presque à voix basse.

— Bah! Si elle se montre ainsi acerbe à ton égard, c’est que tu es coupable d’avoir percé sa carapace avec tes beaux yeux, dit-elle joviale. Allez, je te file son numéro de portable.

— Mes amis, nous allons reprendre. Je vous prie de bien vouloir former trois groupes. Nous allons aborder certains types de stratégie…


Gaël est en mode off. Il subit la dernière heure de formation comme un film ennuyeux seul au centre d’un public conquis.


22 h 1. Olympe et Gonzague dorment sur le vieux canapé en velours jaune, flanqués de Lily, le berger basque de la famille. 

— Salut Lotte. Salut Gaby.

— Gaël. Un petit remontant?

— Ce n’est pas de refus, j’ai eu une semaine assez compliquée.

Gaby leur sert un nectar de pommes maison. Lotte, les accompagne. 

— Gaël, dit Gaby, nous sommes à la recherche d’un associé. Nous venons d’acheter deux hectares supplémentaires pour plus de légumes et de fruits zéro phyto. Nous étudions la possibilité de cultiver des blés anciens. Et puis, pourquoi pas rêver d’une petite boulangerie artisanale. Des pains au levain de la terre à la table. Des pizzas maison du champ à la bouche. Pour cela, il nous faut un partenaire fiable.

— Tu n’en as pas marre des hôpitaux qui puent le fric? De courir après le temps? De le perdre? lui jette à bout-portant, Lotte dans un accent flamand à couper au couteau.

Gaël reçoit l’info, sourit, vide d’un trait son verre de calva, se lève et dit:

— J’ai déjà trop abusé de votre amabilité. À dimanche pour la porte ouverte.

De retour chez lui, les enfants au lit, Gaël s’assoit à la cuisine, se connecte sur sa boutique, valide les dernières commandes du jour, encode quelques écritures dans le logiciel comptable et envoie plusieurs courriel à ses clients. Vers 0 h 30, il décide d’aller se coucher, mais tarde à s’endormir. Il revoit les yeux de Marta noyés de colère, songe à l’invitation déguisée de Lotte. Le discours manipulateur du coach interfère dans ses pensées. Il se tourne, se retourne, dans son lit, voit défiler les minutes, finit par s’endormir.


Sifflements, ramages et gazouillis exaltent la quiétude de l’aube. Leurs sons s’entrelacent, forment une symphonie apaisante, créant une immersion auditive incomparable. 

Les battements de son cœur se synchronisent au rythme murmuré de la guitare de Roger Waters.

Il s’accroche à son sommeil, se blottit au creux du duvet d’eider. Larve lovée dans sa chrysalide.

Passage inexorable du temps, éphémère horloge naturelle, les deux notes du coucou résonnent régulièrement dans le matin de “’Grantchester Meadows”.

La porte de la chambre de Gaël s’ouvre avec fureur, laisse entrer Olympe et Gonzague.

— Papa, on peut regarder la Pat'Patrouille sur YouTube? s’égosillent les enfants, prenant le lit de leur père pour un trampoline. 

Tel l’épaulard qui fond sur sa proie, Gaël émerge de sa torpeur, attrape les garnements par les pieds et les emprisonne de sa tendresse.

— Si nous déjeunions plutôt. Nous irions ensuite chez Gaby et Lotte, les aider pour leur porte ouverte? 

— Ho ouiiii! On pourra jouer avec Lily? 

— Et si on se disait que c’était tous les jours dimanche? 

— Et l’école, les copains, alors?

— Justement, ça vous dirait d’avoir trois nouveaux copains à la maison?

—Ho Yes! On pourrait bien s’amuser. Et un chien?

Pendant que les enfants squattent la salle de bain, Gaël rédige une lettre de démission à l’adresse du CHU, annonce “FERMETURE DÉFINITIVE” sur sa boutique en ligne, déchire la carte de visite du coach, décide de se mettre au diapason des pendules de Gaby.

Enfin, fébrile, il s’empare de son Iphone:

— Allo, Marta?


À l’heure du coucou

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