top of page

À l’Ouest

L’écran clignotait, le téléphone sonnait, et devant elle, une demi-douzaine de collaboratrices impatientes les bras chargés de dossiers urgents s’agglutinaient tel un déferlement de vagues prêt à la submerger. Elle avait jonglé, couru, validé, répondu et corrigé pendant des mois. N’était-elle pas l’efficacité incarnée, la femme qui ne faillit jamais. La femme aux super pouvoirs, celle de la série en noir et blanc de son enfance, celle aux bracelets d’argent qui arrêtait toutes les balles? 

Cependant, ce matin-là, il y avait eu un grain de sable, un coup de téléphone en trop, une énième trahison, un arc trop tendu prêt à rompre. Elle était arrivée à sept heures, comme d’habitude, c’était trop tard, le facteur était déjà passé, il faudrait se rendre à la poste ensuite. En garant sa voiture, elle avait souri aux petites perruches vertes, très haut dans le ciel, qui partaient vers le Sud. Avec son café tiède dans la main, le deuxième depuis qu’elle était arrivée, celui destiné à faire passer le goût âcre des antidouleurs qui l’anesthésieraient juste ce qu’il faut pour qu’elle tienne, elle se demandait ce qu’elle faisait là. L’espace blanc et marbré commençait tout juste à s’animer, des femmes volubiles se livraient à des échanges de banalités, mais elle n’entendait rien. 

Elle avait renvoyé, d’un geste las, les quémandeuses de conseils qui diraient plus tard qu’elle était horrible. Elles auraient raison, bien sûr. Depuis, elle restait figée devant son écran, muette, immobile, statue de sel inutile. Il y aurait sans doute et des clients à voir, des dossiers à traiter, mais elle n’était plus là. Son cœur battait la chamade, ses mains tremblaient. Elle souffla un “Ça va passer” qui n’était destiné à personne. À dix heures, elle était toujours immobile, le regard perdu. Une collaboratrice, préoccupée, appela son médecin — un ami — qui, motivé par l’urgence, avait fait irruption dans le bureau, sacoche en main. C’était lui le bon docteur, le fidèle ami, qui, depuis toujours, à chaque nouveau symptôme, lui prescrivait de nouvelles pilules et comprimés. Des injections aussi. Médecines aux noms compliqués qu’elle accumulait sans mot dire dans son tiroir et dans son organisme. Elle leva les yeux, lentement, à peine surprise. Il la tutoya comme à son habitude. “Tu fais au moins un burnout”, conclut-il. Trois mois de repos minimum fut sa sentence. Il gribouilla une ordonnance. Une de plus. Elle n’avait jamais entendu le mot “burnout”, mais il eut sur elle un effet cathartique immédiat: des larmes commencèrent à couler silencieusement sur ses joues.

Les prescriptions du médecin — repos, anxiolytiques, congé maladie — semblaient glisser sur une cuirasse d’indifférence. Derrière ses larmes, elle ne voyait même pas ses collègues, leurs regards inquisiteurs, leurs murmures. Elle était en train de se fissurer sous le regard de tous et elle s’en foutait. 

Une fois le docteur parti, elle se leva sans un bruit, ramassa le sac posé à côté de sa chaise et descendit l’escalier machinalement.

L’air de cette fin septembre était encore doux, mais le vent piquant qui se levait ne la fit pas frissonner. Elle était ce qu’il y a de plus proche d’une morte-vivante.

Elle monta dans sa voiture, mit le contact et s’engagea sur l’autoroute, absente à elle-même. Elle roula longtemps, sans conscience du trajet, des véhicules autour d’elle. Soudain, elle eut un éclair de conscience. Pourquoi diable était-elle dans cette voiture? Elle ne se souvenait de rien, ni pourquoi, ni comment, et surtout pas de sa destination. D’un brusque coup de volant, elle fit une embardée pour entrer dans une aire d’autoroute. L’endroit était désert. Elle ne pensa pas à se garer sur une des places. Elle coupa le moteur et se mit à sangloter jusqu’à ce qu’elle s’effondre, épuisée. Et elle s’endormit, comateuse, plusieurs heures. 

Le soleil bas de la fin d’après-midi lui réchauffait les tempes. Comme une douce caresse. Elle ouvrit les yeux. Vers l’Ouest, il y avait le soleil. Elle démarra et remonta sur l’autoroute à sa poursuite. Le panorama défilait, indistinct, à l’image de son existence. De ses insomnies, de ses céphalées. Elle n’avait rien anticipé.

Elle quitta l’autoroute, toujours pourchassant le soleil qui baissait, elle traversa les champs, les petites routes sinueuses et arriva à la mer. Le soleil était au bout, il allait filer vers l’horizon. Il fallait qu’elle le rattrape. La petite station balnéaire était déserte en ce début d’arrière-saison. Elle ne prit pas son sac, elle ne ferma pas la voiture, elle regardait le soleil. La mer du Nord, orageuse et sombre, rugissait sous un ciel d’acier que zébrait d’orange le soleil fuyant. Il était bientôt dix-sept heures, et la lumière du jour commençait à s’évanouir. Elle enleva ses chaussures, les laissant sur la dune. Ses pieds dénudés s’enfoncèrent dans le sable frais. Elle s’avança vers l’eau. Elle ne ressentait plus aucune émotion — ni crainte, ni chagrin. Simplement un grand vide. 

Elle ne sentit ni la morsure de l’eau, ni le froid du vent. Elle était, comme les comprimés qu’elle avalait, soluble dans l’eau, elle ferait quelques bulles d’écume, sans plus d’identité. Elle immergea sa tête sous l’eau et se laissa emporter comme une chiffe molle par le courant. Mais la mer du Nord, à la fois cruelle et pleine de vie, décida de la vomir. Une déferlante l’éjecta brutalement vers le rivage, suivie d’une autre. Alors exténuée et à bout de nerfs, elle s’effondra sur le sable glacé, mouillée et frissonnante.

Elle demeura là, étendue sur le dos, incapable du moindre mouvement. La plage était maintenant enveloppée d’un manteau d’obscurité et les étoiles commençaient à la narguer. Elles s’allumaient les unes après les autres comme autant de lampions un soir de fête. Elle ne les avait pas vues depuis des années, éblouie qu’elle avait été par les lumières urbaines. Et voilà qu’elles brillaient, sans se soucier de son désordre. Une étoile filante traversa le ciel nocturne, et, contre son gré, elle se surprit à vouloir formuler un vœu. Elle était tellement perdue qu’elle ne savait pas quoi demander — peut-être simplement la force de se relever.

Des empreintes sourdes sur le sable. Une ombre se profilait à l’horizon — un pêcheur, possiblement, ou un insomniaque. Elle ne se redressa pas, mais pas à cause de son état: les cheveux mouillés par l’eau salée, les habits trempés, tout cela lui était indifférent. La silhouette s’immobilisa à quelques pas. 

— Tout va bien pour vous, madame? disait une voix rauque, empreinte d’inquiétude. 

Puisqu’elle l’entendait, elle était toujours en vie. Elle tourna la tête vers la voix, sans pouvoir prononcer un mot. La silhouette s’avança et lui tendit la main. 

— Ne restez pas ici, vous allez attraper froid. Venez, il y a un café à proximité. 

Dans le bistrot, un petit groupe dégustait des bières. Personne ne lui posa de questions. On lui proposa un chocolat chaud, moussu, qui réconforta ses mains. L’écume brune sur ses lèvres mit des étoiles dans ses yeux. Demain, le soleil reviendrait. Il suffirait de le suivre, de partir à l’ouest, de nager au-delà de l’Océan. De suivre les perruches vertes. Promis, elle vivrait.


À l’Ouest

?
France
bottom of page