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À la croisée des chemins

Courir toute une vie, le regard rivé sur l’horizon. 

Et arriver là.

Sur ce pont, suspendu entre ciel et gouffre, une valise dans une main, une boussole dans l’autre, j’étais perdu. Littéralement. 

J’avais beau la fixer, l’aiguille de ma boussole s’affolait, incapable de se stabiliser. Comme si le monde s’était égaré ou que la Terre avait perdu le nord. 

Je ne savais plus où aller. 

Quoi regarder? 

Qui croire? 

Il y avait trop d’images, de signaux, de voix, trop de routes et trop d’impasses. 

J’avais couru. 

Encore.

Encore.

Et encore. 

Sans jamais apercevoir la ligne d’arrivée. Existait-elle seulement? 

Et cette valise, aux entrailles distendues, bourrée de souvenirs rassis, de silences mal digérés, de nuits trop courtes et de paires de godasses usées. Elle menaçait d’exploser. Cela lui était déjà arrivé de craquer sous la pression, de répandre son trop-plein d’amertume sur le pavé. Son cuir en portait les stigmates. Rapiécé, couturé de partout comme le ventre d’une vache ayant subi trop de césariennes. Des plaies béantes, rafistolées à la hâte. Une aiguille, du fil. Des rustines, des sangles. Un artisan, cordonnier ou boucher. Un professionnel, médecin, chirurgien ou charlatan. Un ami. Moi. Toujours réparer. Ramasser. Ravaler sa fierté. S’excuser. Sourire. Et repartir. Au même rythme que les autres. Ne pas s’arrêter, ne pas ralentir, ne pas défaillir. Jamais. 

Repartir. Comme si de rien n’était. Comme si rien ne s’était passé. Comme si rien n’avait jamais compté. 

Comme si…

Cette fois, la poignée menaçait de céder. Normal, ce bagage pesait un

cheval mort. Non pire… il pesait toute une vie. Ma vie. 

Je le traînais depuis si longtemps. 

Si longtemps. 

Et si…?

Si j’étais arrivé au bout du chemin? Cette idée commençait à s’immiscer dans mon esprit. Oui… peut-être? 

Nulle part où aller. La boussole détraquée. Ce manque d’envie. Ce corps si lourd, si las, si vide. 

Tout s’expliquait. 

Désorienté, épuisé et à bout de souffle, je me suis glissé de l’autre côté du garde-corps. 

Le métal était froid contre mon dos. 

Glacial. 

Comme ces eaux noires en contrebas. 

Je me suis penché. 

Lentement.

J’ai écouté. 

Longtemps. 

Le plaidoyer de la rivière. 

Ses promesses soufflées entre les remous.

Ses murmures hypnotiques, obsédants.

Libération. Évasion. Oubli.

Le courant m’appelait, chuchotant à mon esprit fatigué.

Mon âme vacilla, prête à se fondre dans ces flots, à les nourrir, à s’y dissoudre comme la levure dans le lait tiède. Une pensée bien incongrue, teintée d’une douceur nostalgique. 

Puis.

Un parfum infime et gourmand, exhumé des profondeurs du passé. Celui du beurre fondu et de la cassonade. Un goût qui effleura mes lèvres dans un ultime et fugace baiser. Celui du pagnon que préparait ma mère, que nous partagions le vendredi soir autour d’une tasse de café. 

Le vent cingla mon visage me ramenant à la réalité. 

Caresse funèbre?

Adieu?

Bénédiction?

Ou vaine tentative pour me retenir? 

Tout était là. Dans cette immobilité fragile, où le temps hésitait, retenant sa respiration. Les pieds ancrés dans le sol, l’esprit en partance vers cet abandon auquel j’aspirais, et vers lequel le poids de mon fardeau m’entraînait. 

Inexorablement. 

C’est dans cet entre-deux un peu flou qu’il m’a surpris. Il est apparu ainsi, silhouette irréelle et pourtant si tangible. Une inspiration, une expiration, il était là, assis sur la rambarde du pont. 

Un enfant. 

Sept ou huit ans. Un short bleu, un t-shirt rouge pour tout vêtement. Ses jambes fendaient les airs, défiant la gravité et ignorant le vertige. Je l’ai laissé m’observer en silence. Ses prunelles me scrutaient, insistantes et brillantes d’une lueur indéfinissable, mélange d’étonnement et de curiosité. Dans ses traits, il y avait une familiarité troublante, comme une étreinte du passé qui m’échappait pourtant. À cet instant, je ressentis un étrange embarras. Le même dont on pourrait souffrir en présence d’un ami qu’on n’a pas vu depuis des années, et dont les rides faisaient douter la mémoire. 

— Tu pars en voyage? me demanda-t-il.

Il me tutoyait sans vergogne, faisant fi de toute politesse. Un enfant mal appris, peut-être livré à lui-même, des parents démissionnaires, trop occupés par leur carrière, pensais-je. En quelques secondes, je m’étais fait ma propre opinion. Je les avais jugés, lui et ses géniteurs. Mais après tout, n’était-ce pas le mal de notre société: montrer du doigt, condamner sans forcément savoir? 

Il désigna ma valise du menton. 

— Tu pars en voyage? insista-t-il. 

Impoli et, qui plus est, curieux!

¬— Oui, je pars en voyage, lui répondis-je simplement. 

— Tu vas où?

Que pouvais-je lui dire? Une vérité déguisée, un mensonge qui

masquerait mon désespoir et préserverait un peu son innocence?

— Nulle part, finis-je par murmurer.

C’était vrai, d’une certaine manière. Je n’avais jamais cru en la vie après la mort. Pour moi, ces croyances n’étaient qu’un baume pour les esprits effrayés par le néant. Bien sûr, peut-être me trompais-je? Mais, avec toutes ces âmes qui s’y entassaient depuis des millénaires… Le paradis devait ressembler à un Disneyland bondé. L’air y était sûrement aussi pur que celui d’un tunnel bruxellois aux heures de pointe.

Je fis la grimace. 

Très peu pour moi. 

Le gamin, lui, continuait à me fixer en balançant ses pieds dans le vide. Je suivais les va-et-vient de ses baskets en me demandant comment me débarrasser de lui.  

— Tu es déjà allé à Disneyland? 

J’avais posé la question comme un bâton que j’aurais lancé pour éloigner un chien trop collant. Sauf que ce gamin n’avait rien d’un labrador. Pourtant, il ne lâchait pas l’affaire. 

— C’est loin, nulle part? me demanda-t-il le plus sérieusement du monde sans se préoccuper de Mickey et de sa clique.  

— Oui, c’est loin. 

Je posai les yeux sur l’abîme sous mes pieds, espérant que ma réponse abrupte lui ferait passer l’envie de poursuivre la conversation. Mais c’était sans compter sur l’insatiable curiosité des enfants de cet âge. 

Autrefois, j’avais été comme lui, curieux du monde. Aujourd’hui, plus rien ne m’intéressait. Surtout pas cette vie que d’autres exhibaient à grands coups de selfies sur les réseaux sociaux. Instantanés d’un bonheur filtré, cadré ou retravaillé pour masquer les fêlures du monde et celles de leur propre vie. Un bonheur de façade. Une réussite éphémère. Des mirages. 

¬— Il y a quoi dedans?

— Dans quoi? soupirai-je, agacé.

¬— Dans ta valise.

— Oh, des désillusions, des échecs, des peurs, des angoisses, des regrets, de vieilles chaussures aussi… un peu de tout ça… Beaucoup de tout ça. Trop. 

Des claques dans la gueule, des coups de pied au cul, des prises de tête. Mais ça, je préférais le garder pour moi. Il y a des mots qu’il ne faut pas prononcer devant un enfant. 

— C’est lourd “tout ça”?

Se payait-il ma tête? 

La question me traversa l’esprit. 

Non. 

Cet enfant ne faisait que m’interroger avec toute la candeur de son jeune âge, sans retenue et sans malice.

¬— Oui c’est lourd, lui répondis-je alors. Aussi lourds que… que des

cailloux. 

Il parut réfléchir. 

— C’est idiot!

— Quoi donc?

— De transporter des cailloux… pour aller nulle part. 

Je restai pétrifié devant cette conclusion absurde avant que la colère ne me submerge. 

Que pouvait-il en savoir, lui, des problèmes des adultes? Il ne possédait aucune expérience de la vie, aucun bagage. 

J’étais sur le point de me lancer dans une diatribe verbale sur les responsabilités des grandes personnes avant de me raisonner. Ma réaction était stupide. Il était inutile de me défendre. Après tout, ce gosse n’était encore qu’un gosse. 

— Tu comprendras quand tu seras plus grand! Voilà une manière lâche de clore le chapitre. Tu devrais rentrer, continuai-je. Tes parents vont s’inquiéter! Et moi, je vais être en retard.

J’ai jeté un œil ostentatoire à ma montre pour signifier à mon jeune

interlocuteur que notre échange était terminé. 

— Tu vas être en retard pour aller nulle part, s’étonna-t-il.

À peine entendis-je sa remarque. Les aiguilles de ma montre se faisaient la course; la trotteuse galopait, entraînant les minutes et les heures dans son sillage. Les aiguilles se chevauchaient, se dépassaient. Les tics et les tacs s’amalgamaient. Le temps se précipitait, impatient d’en finir avec moi. Dans ma poitrine, mon cœur s’emballa.

Boum. Boum. Boum.  

Les battements résonnaient contre mes tempes comme les coups de marteau du bourreau. J’allais mourir avant d’avoir eu la possibilité de me suicider. Subir, encore. Un comble. 

L’enfant, lui, absorbé par sa réflexion, semblait ne rien percevoir de mon malaise. 

— Pourquoi tu pars nulle part?  

— Pourquoi je…? 

Je resserrai ma prise sur la poignée de ma valise, m’appuyai un peu plus sur la rambarde du pont.

¬— Parce que… parce que ma valise est trop lourde pour aller ailleurs.

Je tentais de reprendre pied tout en me félicitant d’avoir trouvé l’argument imparable pour que cet enfant se détourne de moi et m’abandonne, sur ce pont, avec mes certitudes. Il s’écria alors:  

— On n’a qu’à faire des ricochets!

— Des ricochets? 

— Oui… avec les cailloux que tu transportes. 

Faire voler les pierres sur la surface de l’eau, les voir rebondir avant de finir avalées par les flots, je jouais souvent à ce jeu étant jeune. D’ailleurs, j’en portais encore la trace sur ma main: une entaille indélébile, souvenir d’une pierre à l’arête tranchante que j’avais empoignée sans faire attention. Un passé, qui s’était incrusté dans ma chair, qui m’était devenu étranger. Comme si cette cicatrice appartenait à quelqu’un d’autre. À cette époque, je pensais encore que le résultat n’avait pas d’importance, que seule comptait la trajectoire. La trajectoire? La vision de mon corps, lesté de son fardeau, s’écrasant au fond de la rivière, me percuta la rétine. 

— Ce n’est pas si simple!, soupirai-je. 

¬— C’est vrai, acquiesça-t-il. Il faut une bonne technique. Et puis… Il se pencha vers l’avant. On est beaucoup trop haut. En bas, ce serait mieux.

— Non, je ne parlais pas de…, tentai-je de lui expliquer, mais, il ne

m’écoutait pas ou plutôt, il ne me comprenait pas. Pour lui, un caillou était un caillou, pas une métaphore. 

— Construisons un château!, s’écria-t-il soudain. Ta valise sera plus légère et tu pourras aller ailleurs. 

Il me regarda les yeux brûlants d’une conviction enfantine, capable de transformer une citrouille en carrosse, une flaque d’eau en océan, un tas de déchets en montagne. 

— Je ne peux pas aller ailleurs! criai-je plus fort que je ne l’aurais 

souhaité. Ma boussole est cassée.

Pour preuve, je lui montrai le cadran de ma boussole, où l’aiguille continuait sa valse endiablée. 

— Je peux? me demanda-t-il en tendant la main. 

¬— Oui, mais fais attention, c’est un cadeau! 

J’avais l’âge de cet enfant quand un homme me l’avait confiée. Voilà bien longtemps que je n’avais plus pensé à cette histoire. Étrange comme la mémoire vous revient au moment où vous tentez de l’effacer. Étrange aussi qu’un objet si précieux, presque un trésor, perde sa valeur au fil des années, de l’oubli et de la pression du quotidien. 

Cet homme m’avait dit…? 

Que m’avait-il dit encore? 

— Oh, c’est drôle!, s’exclama le gamin, me coupant en pleine remémoration.

Il se mit à se balancer en avant et en arrière, tout en fixant ma boussole en riant. 

— Regarde l’aiguille!

Ce que je fis. 

Où qu’il se déplace, l’aiguille pointait dans sa direction, attirée par lui comme un aimant. Un phénomène étonnant, mais qui avait son explication. 

— Je t’ai dit qu’elle était cassée. 

L’enfant balaya cette idée d’un signe de tête. 

— Non, elle n’est pas cassée! 

Il parlait comme si j’étais demeuré. À mon tour de lui prouver qu’il se trompait. Je m’apprêtais à lui expliquer le magnétisme terrestre quand, d’un ton de conspirateur, il mit à mal toutes mes belles théories.  

— Ta boussole, elle est magique!

Magique? Mais bien sûr! Et les marmottes emballent les chocolats dans les Alpes, pensai-je sans aller jusqu’à lui balancer cette vanne qu’il n’aurait de toute façon pas saisie.

— Ah oui? Et je peux savoir en quoi elle est magique? demandai-je avec un brin de sarcasme. 

— Elle ne te montre pas où tu vas. 

— Normal! Elle est foutue. 

— Elle te montre d’où tu viens!

— D’où… d’où je viens…? répétais-je déconcerté.  

— Oui, le chemin que tu as parcouru. 

Le gamin me regardait de ses grands yeux noirs, attendant que j’entre dans son délire et que je poursuive son histoire de boussole magique. 

Je crois que c’est à cet instant que je l’ai reconnu. Sa posture, sa moue, sa manière de pencher la tête. L’évidence me heurta avec une violence inouïe.

C’était impossible. 

Impossible. 

Et pourtant… 

— Montre-moi ta main!

Il y avait dans ma voix quelque chose de brutal, une urgence irrépressible. L’enfant surpris, hésita avant de m’offrir la paume de sa main gauche. Et là, sous mes yeux ahuris: la preuve. Une estafilade rougeoyante traçait un sillon à travers la peau tendre, coupant ses lignes de vie. Je dus blêmir, car il se sentit obligé de me rassurer. 

— Oh, ne t’inquiète pas! Cela ne fait plus mal. Par contre, je vais garder une cicatrice. C’est comme une blessure de guerre. Maman dit que c’est la preuve que rien n’est écrit, qu’on peut se tromper, changer de chemin, faire demi-tour, et revenir en arrière. 

Il souriait, inconscient de la tempête qu’il provoquait.  

Puis il me tendit la boussole pour me la rendre. 

Je restai paralysé; mon esprit cherchant une explication rationnelle. Mais tout en moi savait. Depuis le début, je le savais. Cet enfant, c’était moi. Ce moi plus jeune, enterré quelque part au fond de mon cerveau.

— Je dois y aller, me dit-il. C’est vendredi. 

J’aurais dû paniquer ou fuir. Au lieu de cela, une étrange paix m’envahit. C’était comme si quelque chose avait cédé, un nœud trop serré qui, d’un coup, s’était défait. 

¬— Je vais vraiment être en retard, m’implora-t-il. C’est vendredi. Le jour du pagnon. 

Ses prunelles brillaient de gourmandise. Il avait toujours le bras tendu

dans ma direction. Lui ne semblait pas me reconnaître. Mais comment aurait-il pu?

— Garde-la! 

— Mais tu as dit que c’était un cadeau, se défendit-il. 

— Oui, un cadeau que je t’offre à mon tour. Cette boussole est à toi maintenant. Et n’oublie pas. Un jour, elle te montrera l’essentiel. 

L’enfant me remercia avant de sauter derrière la rambarde. Je voulus le retenir, lui prodiguer mille conseils, lui raconter ma vie, sa vie. 

Je voulus… 

Trop tard, il s’était déjà éloigné. Aussi insaisissable qu’un souvenir qui s’efface, aussi léger que son innocence, que ses rêves.  

Je l’ai regardé disparaître de l’autre côté du pont. 

Le vent s’engouffra sous ma veste, gonflant mes vêtements.  

“Un jour, elle te montrera l’essentiel.”

C’est ce que cet homme avait dit. 

L’homme qui m’avait donné cette boussole. 

Il se trouvait sur un pont et il portait une valise. Une valise bien trop lourde pour lui. Je m’étais toujours demandé ce qu’il en avait fait. Je souris. Maintenant, je connaissais la réponse. 


À la croisée des chemins

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