É-pui-sés!?
Le banc, projeté avec force, s’est écrasé à quelques centimètres de sa tête, mais Raphaël demeure étonnamment calme. Pas de cri, de tremblement, de paroles ou de gestes hystériques. Pourtant, à cet instant, dans la tête du jeune professeur de français, quelque chose se déplie et déploie. “Ne donnez pas de perles aux pourceaux!” a dit Jésus.
Plus tard…
— Je sais, dit la psychologue aux dents de lapin, il joue aux caïds, mais cet élève a beaucoup de soucis, il n’a plus vraiment l’âge de l’école, il faut se mettre à sa place, il… Enfin, bref, je crois que le plus simple, le mieux pour lui, serait d’être dispensé dorénavant de votre cours.
Plus tard…
— Je suis enchanté par votre investissement, glousse le directeur à la toison neigeuse en trompe-l’œil, à tout point de vue, vos leçons, votre engagement dans la vie de l’école…
— Mais…
— Mais rien, enfin. Ou, plutôt, si. Un détail, vous savez… Bah, vous êtes encore si jeune… Croyez-en mon expérience, mieux vaut éviter de sortir avec vos collègues de génération ou nos élèves plus âgés…
Raphaël sourit. L’air d’une salle des profs lui semble irrespirable. À quoi bon l’expliquer? Derrière la porte, on l’attend. Un fragment de grand large.
L’année se termine. Raphaël regarde derrière lui. Fouille ses idées et ses tiroirs, digère. Toutes ces années où il a été un si brillant élève… Il relit ses bulletins, il n’a pas rêvé, non, il n’en tirait aucune gloire, non, il ne songeait qu’à bien faire, se battre lui-même, reculer des limites, combler des lacunes. Que ses parents soient heureux, ses professeurs. Et puis ces réflexions posées lors de son examen de maturité: “Tu peux tout faire, médecine, histoire, ingénieur, droit…” Ah bon? Sans motivation? Mais, du coup, il a envisagé tous les avenirs, exténué, rassasié, nauséeux. “Celui qui n’a pas le goût de l’absolu se contente d’une médiocrité tranquille”, a dit Cézanne. Quels défis?
Raphaël rame à rebours. Il n’a pas très bien choisi ses études, des romanes trop généralistes et scientifiques, des élèves et des professeurs trop peu motivés. Il s’est adapté. Après quatre années, il comptait lire et écrire à satiété, mais ses parents, pour éloigner une compagne, un départ à l’étranger, ont cassé son sursis militaire. Il s’est adapté. Après dix mois, il allait enfin… L’enseignement, dès la veille de sa libération. Il s’est adapté.
Il s’est adapté, réalise-t-il. Depuis tant d’années. En lui se faufilent un doute, une lucidité: il est impatient, il aime la performance, il dramatise, il analyse. Il pourrait être son propre tortionnaire. Il se méfie du pouvoir aussi. De l’argent, de la facilité. Un code le traverse, une espérance: ne jamais abuser ni être abusé; ne jamais se perdre; viser l’autonomie, la responsabilité, la relativisation. En lui se faufile une certitude: la plupart des autorités (parents, directions, politiques) sont caporales, dans l’arbitraire, la lâcheté, la démagogie, l’opportunisme, le carriérisme. Mais les foules tout autant. Comment vivre “en dehors” tout en apportant son obole, de préférence “là où souffle l’esprit”? Où sont les tables rondes, les utopies?
Puis cet été!
— Voilà, c’est fait! s’exclame son père tout guilleret. Je t’ai décroché une place for-mi-dable!
Raphaël se crispe. Et devine. L’entreprise où il a jobé deux ans comme étudiant.
— Ils sont si contents de toi!
“Et sans doute heureux de faire des affaires avec toi, oui, songe le jeune romaniste.”
Plus tard…
— Un an, tout au plus, poursuit son père, et tu seras déjà sous-chef de service, puis chef, c’est assuré…
“Épatant, songe Raphaël en réprimant un rictus.”
— Tu n’as pas l’air ravi.
Cet été, toujours… L’école qui appelle, le rappelle.
— Oui, ce n’est qu’un travail administratif, louvoie la secrétaire, mais le directeur veut vous conserver, vous aurez vite des cours…
Et, dans la foulée encore, d’autres coups de fil. Des oncles de sa compagne, des relations de son père. On dirait que tout le monde veut l’aider.
— Toi, tu ne devras jamais chercher, dit l’un d’eux. Tu trouveras!
Un aphorisme? Raphaël a souri. Très jaune. Il a soupiré. De toute son âme. Et il les envoie tous et toutes gentiment promener. Ils ne comprennent pas, certains menacent; il écarte, ferme la porte, la fenêtre.
Raphaël n’est pas fou, pourtant, il est trop raisonné. Il n’est pas paresseux, pourtant, il travaille tout le temps. Mais travailler, pour lui, c’est tendre une main vers le Beau, le Bien, le Bon, essayer. Lire, écrire, visiter, visionner…
“Aide-toi, le ciel t’aidera!” Son lâcher-prise est maîtrisé. Une opportunité résout la quadrature du cercle: un travail normatif en soirée le délestera à jamais du souci; il sera libre en journée, tout à ses défis, ses projets… Tout n’est jamais qu’approximation mais, entre le cocon et le grand large, la distorsion lui semble idéale.
Il a 26 ans, il dit adieu au monde et à son tourbillon. Il a 26 ans, il dit bonjour à la vie et à ses rêves. “Sursum corda!”
