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Épuisements

Cela avait commencé un vendredi soir.


On sortait à peine du séisme qu’avait été la pandémie de 2020; un séisme aux multiples répliques, il y avait eu la propagation du virus, les morts, les malades, les services de soin mis à terre, les milliers de travailleurs et de petits entrepreneurs indépendants qui avaient tout perdu en quelques semaines et puis l’après, avec ses troubles sociaux, la violence qui éclatait de-ci de-là, il avait fallu faire avaler des couleuvres à tout le monde ou à peu près; tout le monde avait perdu quelque chose, et quand ce n’était pas de l’argent ou une situation, c’était de la dignité. Il avait fallu des mois pour que la société se remette en marche. Pendant les mois qu’avait duré cette catastrophe mondiale, beaucoup avait imaginé que l’après serait l’occasion de repenser nos modes de vie basés sur la surconsommation et la surexploitation. Rien n’avait changé. Il n’avait fallu que quelques semaines pour que tout recommence, avec davantage de hargne encore, comme si on punissait la nature d’avoir été mieux pendant quelque temps.


Cela avait commencé un vendredi soir.  


Dans cette librairie d’un centre-ville. Ou dans cette autre d’un centre commercial quelconque. Que ce soit là ou ailleurs, sans doute que cela se passa de la même manière. 


Quelqu’un était entré et, sans vraiment prendre le temps de choisir, avait empilé une dizaine de livres, avait payé et était sorti, en accélérant le pas. On s’était amusé de ce comportement. Une personne inconnue. Une nouvelle cliente peut-être. Quelqu’un d’étrange en tout cas.


Le lendemain matin, dans toutes les librairies, on avait assisté à des scènes identiques. Sans doute que cela débuta au même moment, à peu près de la même manière un peu partout. Dans telle et telle ville. C’est ce que montre la séquence diffusée aux infos deux jours après le début de cet étrange phénomène. La séquence débutait Aux dix petits tomes, une librairie parmi tant d’autres, l’interviewé racontait que Quand je suis arrivé; j’étais de corvée d’ouverture; trois personnes attendaient. C’était la première fois que des gens faisaient la file devant la librairie. Parfois, quelqu’un est là juste avant l’ouverture, mais aussi tôt, c’était la première fois. Je suis entré par la porte de service et je me suis fait un café. Les offices de la veille m’ont occupé pendant une petite heure. Quand je suis remonté les bras encombrés, la file s’était complétée de quatre personnes. 


C’était incroyable tous ces gens qui attendaient. On s’était dit que ça allait être un gros samedi je crois. On s’est dépêchés d’étalager et d’attabler tout ce qu’il y avait à sortir des caisses et on a ouvert.


Le court reportage continuait. Il n’a pas fallu plus d’un quart d’heure pour que les sept clients sortent avec des sacs pleins à craquer. Il était 10 h 20 et le chiffre de cette journée était déjà supérieur à celui d’un samedi habituel. Maurizio, le libraire, poursuivait. Pourtant, c’était surtout le comportement des clients qui nous avaient surpris. Ils étaient entrés, avaient pris des livres apparemment sans se préoccuper de ce qu’ils prenaient, des livres par dizaines; romans, essais, livres d’art, de cuisine, de méditation, tout et n’importe quoi; ils payaient et s’en allaient quasiment en courant, certains commençant à lire dès la porte franchie. 


Et ce fut ainsi toute la journée. La librairie avait été vidée de la moitié de son fonds. On n’en revenait pas. D’habitude, on s’inquiète de savoir si on va arriver à gagner suffisamment d’argent pour payer les factures et rembourser les dettes mensuelles; et là, en une journée, on avait vendu l’équivalent d’un mois de travail, d’un très bon mois de travail.


Même son de cloche chez Camille, la gérante de Livres au vert, une librairie spécialisée dans l’écolo bio bobo. J’ai vendu pour 6 000 euros de livres. Je ne vends pas ça en un mois. Elle semblait pétrifiée. C’est surtout l’attitude des clients qui l’avaient frappée. Des tas de gens que je n’avais jamais vus, pas un mot, trois minutes chrono pour empiler, payer et sortir. Incroyable. La séquence se terminait avec des libraires qui remettaient des livres en place sur les tables et en vitrines. Les libraires se saluaient entre euphorie et inquiétude. Épuisés, mais contents.



Et cela dura. Des jours et des semaines. De plus en plus de librairies étaient envahies, vidées, parfois en quelques heures. Peu à peu, cela s’était étendu. De ville en ville, de pays en pays, par les mers, par les monts et par les vaux. Puis, les bibliothèques vécurent le même phénomène. Les commerces de journaux également, ils ressemblaient à des marchés ouverts, et les quotidiens, magazines, tout ce qui s’y trouvait disparaissait rapidement. Les ventes en ligne explosaient. Les catalogues de livres électroniques buggaient tant la demande était parfois forte. Peu importe l’heure du jour ou de la nuit. Quand les commerces fermaient, c’était au tour des sites d’éditeurs et des plateformes d’achat en ligne d’être envahis.


Peu à peu, les journaux d’information ne parlaient plus que de cela. Les mêmes types de clients et de comportements apparaissaient. Ils entraient là où se trouvaient de quoi lire, revenaient de plus en plus souvent, de plus en plus rapidement et finissaient par vider de livres les lieux où ils entraient. 


Assez rapidement, certains ont commencé à parler de virus, de contamination, mais personne ne comprenait ce qu’il se passait, ni ne s’en inquiétait vraiment, car enfin, cela ne paraissait pas trop grave, ni trop perturbant. Un mois après le début des premiers phénomènes, les discours étaient différents. Les personnes les plus atteintes ne faisaient plus rien d’autre que lire. Où qu’elles soient, elles lisaient et ne se souciaient plus de rien. Elles ne travaillaient plus. Elles ne s’occupaient plus de leur famille, de leurs enfants, de leur entourage. Elles dormaient à peine. Elles ne sortaient plus que pour aller acheter des livres.


Cela touchait de plus en plus de monde. Au fil des jours, des vols ont commencé à être commis. C’est que l’argent chez certains commençait à manquer ou n’avait jamais été présent. Certaines librairies étaient dévalisées, de jour comme de nuit. 


Et puis, des employeurs ont commencé à se plaindre. Leurs travailleurs ne travaillaient plus, quand ils venaient au boulot, car de moins en moins venaient, ils ne faisaient que lire, rien d’autre. Aucune remarque, aucune menace n’avait d’effet. On licencia. On recruta. On engagea. On se rendit compte que les néo-recrutés, les nouveaux tout frais engagés se mettaient à lire et à ne rien faire d’autre. Et les employeurs eux-mêmes lisaient, ne décidaient plus de rien, ne faisaient plus rien. 


Personne ne comprenait. Le décompte des personnes frappés par la lecturite, nom donné à ce qui se passait, indiquait inlassablement une augmentation aussi vertigineuse qu’exponentielle.


Seules les personnes qui ne savaient pas lire étaient épargnées. Elles trouvèrent du travail, parfois largement au-dessus de leurs capacités, car rares étaient les tâches qui ne nécessitaient pas de savoir lire. Certains sans emploi faisaient croire qu’ils ne savaient pas lire, mais beaucoup furent à un moment frappés de lecturite et perdirent l’emploi qu’ils venaient de trouver.


Face à l’augmentation de l’agressivité de certains qui ne pouvaient plus s’acheter de livres ou qui ne trouvaient tout simplement plus de quoi lire, on commença à distribuer des liseuses en grand nombre; les personnes atteintes pouvaient ainsi recevoir de quoi lire. Cependant, plus la maladie progressait, plus la lecture se faisait rapidement. Certains lisaient jusqu’à 10 livres par heure; selon le nombre de pages; et comme ils ne dormaient quasiment pas, on arrivait à plus de 200 livres lus par jour.


Les scientifiques s’activaient pour comprendre. Ils comprirent que les personnes atteintes ne lisaient jamais deux fois le même livre, ils s’apercevaient immédiatement qu’ils avaient déjà lu ce qu’on leur proposait et jetaient le livre aussitôt ouvert. Ils ne lisaient pas tout. Ainsi, on ressortit de vieux annuaires téléphoniques, mais ça ne les intéressa pas. Ainsi, on leur fourgua des pages de codes informatiques dont ils se détournaient au premier coup d’œil. On continuait à chercher. On continuait à tester. On continuait à ne rien trouver.


De plus en plus d’écrivains étaient touchés et n’écrivaient plus. Au fil des semaines, de moins en moins de livres étaient écrits et publiés. On mit au point des générateurs de textes. Des machines se mirent à produire des milliers de pages à la minute; des histoires qu’on avait nourries de tout ce qui avait été écrit auparavant, des livres de cuisine qui reprenaient tout ce qui avait été cuisiné auparavant, des livres de conseils en tout genre qui reprenaient tout ce qui avait été donné comme conseils auparavant, et ça ne marcha pas. Les personnes atteintes de lecturite se désintéressaient quasi instantanément de ces textes. On tenta les livres audio, cela ne fonctionna pas non plus. Les malades lisaient en même temps que le texte était lu, que ce soit via des écouteurs ou de simples baffles; tout se passait comme s’ils n’entendaient pas ce qui était dit.


Les scientifiques poursuivaient leurs observations. Ils ne comprenaient pas ce qui se passait, ils ne pouvaient que confirmer que les livres écrits par des machines n’intéressaient pas les malades.


Il fut décidé de ne plus permettre à qui était en bonne santé de lire. Tout le temps disponible ne pouvait plus qu’être consacré à travailler à la place de qui ne travaillait plus. Il y eut des tentatives de détourner ces règles, mais dès qu’ils s’emparaient d’un livre ou d’un magazine, ceux qui simulaient étaient pris à partie par les malades. Et peu importait qu’ils l’aient déjà lu, ils détruisaient les livres que les non-atteints tentaient de prendre. 


Dans un premier temps, l’industrie de l’édition claironna; jamais les éditeurs, petits ou géants, n’avaient produit et vendu autant de livres, revues, magazines, catalogues. Mais cela ne dura pas. D’abord, il y eut l’augmentation du nombre de malades, ce qui commençait à ralentir la production. Puis, il y eut l’augmentation des taxes les concernant; c’était le seul secteur encore en expansion qui faisait des bénéfices de plus en plus importants, on mit cela sur le compte de la participation à l’aide nécessaire à apporter à la société. Très vite, il y eut de la production parallèle, les éditeurs produisaient des textes qu’ils revendaient en catimini. Cela ne dura pas. Le trafic fut assez rapidement arrêté.


Certains s’improvisaient auteurs. Ils écrivaient à la main ou sur leur ordinateur des textes qu’ils revendaient aux plus offrants. Les prix s’envolaient. Les centres de photocopies se mirent à tourner à plein régime. Ce fut un autre secteur qui connut un essor gigantesque, mais qui ne dura pas. La production de papier se mit à ralentir et, petit à petit, le papier pour imprimer commença à manquer. On ne coupait plus assez d’arbres. On ne recyclait plus assez. On ne produisait plus assez.


La crise s’installait inexorablement. Plus aucun livre n’était imprimé. Plus aucun journal ne paraissait. Le nombre de malades continuait d’augmenter. Plus inquiétant encore, aucune personne atteinte n’avait guéri. 


Trois mois après le début de cette ruée sur les livres et tout ce qui contenait des textes, on estimait à environ 450 millions le nombre de personnes atteintes. Elle touchait tout le monde. Enfants, adultes, hommes, femmes. 


Une des mesures prises qui avaient fait débat était d’arrêter d’apprendre à lire aux enfants. Dans un premier temps, tout l’enseignement élémentaire fut quasiment à l’arrêt; presque tout se faisant par la lecture et les livres, il fallut retrouver des manières différentes d’apprendre aux enfants. 


Mais de nombreux parents contournaient cette mesure et tentaient d’apprendre à lire à leurs enfants, même si cela les mettait en danger. On avait en effet constaté que des enfants qui en étaient au début de leur apprentissage, se mettaient à lire tout et n’importe quoi, pas seulement des livres de leur supposé niveau de lecture. Tout se passait comme si leur capacité de lecture s’en trouvait accélérée, décuplée; alors que les autres, ceux qui n’étaient pas atteints, continuaient à déchiffrer péniblement les mots de deux syllabes qu’on leur proposait. On multiplia les annonces, les conseils, les interdictions d’apprentissage de la lecture aux enfants; en vain, de plus en plus d’enfants tombaient malades.


Les recherches et les tests se poursuivaient. Tout cela se faisait sans réellement savoir quoi faire, comment chercher. On essayait, on tentait des trucs, sans trop y croire. 


Là, par exemple, une dizaine de malades sont installés dans une salle de cinéma. On les a attachés au fauteuil pour éviter qu’ils s’en aillent. On s’apprête à leur projeter des textes sur des écrans: À la recherche du temps perdu; Don Quichotte; le Seigneur des Anneaux; le Comte de Monte-Cristo. Très très vite, puis de moins en moins vite, jusqu’à trouver la bonne vitesse, celle à laquelle les malades ne réagissent pas en s’agitant, mais se contentent de lire. Personne ne sait à quoi cela peut bien servir, mais on tente des trucs pour accumuler des données qui finiront peut-être bien par servir. On demande aux scientifiques de trouver un début de solution, mais ils n’ont pas encore un début d’idée de ce qui se passe. Alors, on a mis un casque sur la tête de chaque malade pour mesurer leur activité cérébrale; on leur a posé une paire de lunettes à verre neutre, pour mesurer la vitesse de déplacement des yeux; on leur prend la température; on mesure le degré de transpiration; on prend leur pouls, leur tension artérielle, mais personne ne sait à quoi cela pourrait servir. On accumule les données, en espérant que quelqu’un quelque part aura une idée, un début d’idée.


Proust a été avalé en 7 minutes. C’est au tour de Cervantès. Cela devrait prendre moins de 5 minutes. Il y a toujours l’un ou l’autre qui a déjà lu ce qui passe sur l’écran, il s’agite, se met à crier; les autres ne lui prêtent aucune attention, comme si rien autour d’eux n’existait, rien d’autre ne semble leur importer que le texte qu’il voit défiler et qu’ils lisent. Et une fois qu’un autre texte débute, les agités se calment immédiatement, et c’est parfois d’autres qui s’y mettent. Personne ne comprend ce qui se passe. On constate et on enregistre les données.


Alors, on continue, on tente des expériences, comme faire défiler les livres à l’envers, ou mélanger les chapitres des livres, tout y passe, mais rien ne fonctionne, dès que l’ordre des mots ou des chapitres est modifié, les malades réagissent comme s’ils avaient déjà lu le livre qu’on leur propose, un peu à la manière des logiciels qui traquent les plagiats en parcourant les travaux universitaires. Sauf qu’ils sont plus rapides encore que ces logiciels, il leur faut moins d’une seconde pour réagir.


Personne, nulle part, rien, on n’a rien, pas la moindre idée, pas le moindre début de quelque chose qui pourrait servir à quoi que ce soit. Mais, on continue, vaille que vaille. Et qui sait. Quelqu’un, quelque part, quelque chose.


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