Être et rester fashion
Katharinha, avec un K et deux H, met la dernière touche de décoration à son appartement. Il faut que tout soit parfait pour épater ses amis. Pas que les intéresser, vraiment les époustoufler jusqu’à la planète Mars. La chanson Fashion de Lady Gaga joue à tue-tête pour l’inspirer. Un succès rétro des années 2010 dont la mélodie et le rythme la séduisent énormément. Elle chante les paroles en se dandinant pendant qu’elle ajuste la teinte des lumières de son mur vidéo. Elle programme la séquence des couleurs, des nuances et des fondus de ses animations favorites.
“Step into the room like it’s a catwalk
Singing to the tune, just to keep them talking
Walk into the light, displayin’ diamonds and pearls
Married to the night
I own the world, we own the world”
Elle se sent étourdie. Elle a peut-être oublié d’inspirer, ou est-ce le repas sauté pour garder sa taille fine, ou encore son léger diabète? Et cette irritation aux genoux qui revient encore une fois. Il faut revoir la dose d’anti-inflammatoire. Son passage au gym ce matin l’a éreintée, mais ce n’est pas le moment de défaillir. Elle doit se valoriser aux yeux de ses confrères et consœurs de travail, sa performance doit les éblouir ce soir. Il lui faut cette promotion qui lui permettra de se procurer cette nouvelle version d’accroissement cérébrale pour poursuivre sa progression et devancer la concurrence.
Elle accède à son interface de contrôle des implants sur sa montre en répétant le refrain de la chanson: “Looking good and feeling fine, looking good and feeling fine”. Elle augmente légèrement sa fréquence cardiaque pour soutenir son besoin d’oxygène, régularise la création d’insuline de son pancréas, améliore la sécrétion naturelle de dopamine en stimulant ses glandes et corrige l’injection d’ibuprofène. Elle ajuste l’amplitude du courant des électrodes de sa combinaison revitalisante qui rétracte rapidement ses muscles pour rectifier et raffermir sa posture. Elle entame le deuxième couplet de la chanson.
“You’ve got company, make sure you look your best
Makeup on your face, a new designer dress,
There’s life on Mars where the couture is beyond, beyond
Married to the stars
I own the world, we own the world”
Une alarme dans son oreille interne sonne et un écran holographique se présente devant elle, imaginé par son cervelet. C’est l’heure de s’habiller. Elle laisse les coussins qu’elle plaçait sur les sofas et se dirige prestement à sa chambre. Elle retire sa combinaison et admire sa silhouette dans le miroir mural. Elle glisse sa main sous ses seins ronds, longe ses flancs sveltes, poursuit vers ses abdominaux sculptés et termine avec une petite tape sur sa fesse galbée en soufflant un baiser vers sa réflexion. Elle passe ses doigts dans sa longue chevelure soyeuse en répétant le refrain: “Looking good and feeling fine, looking good and feeling fine”. Qui pourrait croire que ce corps a plus de soixante-dix ans? se demande-t-elle en s’admirant. Sa vision tourne au rouge, elle est en retard sur son horaire, ses invités vont la surprendre nue. Quoique cette idée la charme. Mais elle préfère se vêtir de sa nouvelle robe de soirée et leur laisser deviner les délicieuses courbes qu’elle cache subtilement.
Elle prolonge la note que la chanteuse maintient à la fin du troisième couplet: “ethereaaaaaaaaaaal”. L’image d’une clochette apparaît dans son champ de vision, on sonne à sa porte. Elle cesse de chanter, elle réduit le volume par commande mentale, elle saisit ses boucles d’oreille magnétiques et se dirige vers le hall d’entrée en autorisant l’ouverture de la porte. Étrangement, elle ne reçoit aucune information à propos de son invité. En chemin, elle visionne la vidéo de sécurité, elle est déçue: c’est Andrew, cet archaïque personnage de la firme. Un jeune dans la trentaine qui travaille dans son équipe, hiérarchiquement plus bas. Elle arbore tout de même son plus beau sourire pour l’accueillir.
— Bonsoir, Catherine, tu es tout à fait ravissante, lui dit-il.
— Merci, merci, mon cher, mais c’est Katharinha, avec un K et deux H.
— Je préfère Catherine.
— C’est du passé et il ne faut pas revenir sur le passé.
Elle se retourne pour éviter de poursuivre cette discussion et l’invite de la main à la suivre au salon. Mentalement, elle lance la chanson G.U.Y de Lady Gaga, elle veut montrer qu’elle est en contrôle et qu’elle a l’ascendant sur lui. Elle peut sans doute l’intimider pour faire fondre cet air de suffisance qu’il maintient. Conquérir ce jeune homme qui la révulse, le garder pour elle pendant toute une nuit, l’essouffler et le faire un peu souffrir. Ces idées la séduisent, son affichage spectral lui indique une légère augmentation de sa température et de ses niveaux d’hormones. Quel paradoxe: sentir une telle attirance pour cet homme qui ne partage aucune de ses convictions. Il adhère à l’idéologie du corps naturel: aucun implant ni aucun agent chimique de performance. Rien de plus normal qu’il se retrouve au bas de l’échelle des membres de la firme, sans prime, ni d’éloge. Il ne se fit qu’à son talent, comme c’est dégradant et insuffisant.
— Je t’admire beaucoup, tu sais? reprend l’autre en s’avançant vers elle sur le sofa.
— Je t’en remercie, lui répond-elle froidement en se levant pour aller ajuster un abat-jour.
— Pour moi, notre différence d’âge n’est pas un obstacle. Ton expérience et la maturité de ton esprit me fascinent.
— Vraiment? déclare-t-elle, indifférente.
— Oui, lorsque je te regarde, plusieurs pensées me traversent. Et je m’inquiète pour toi.
— Pourquoi ces soucis à mon égard? demande-t-elle en l’observant avec un léger sourire.
— Je crois que nous vivons de plus en plus dans un monde de performance qui favorise l’élitisme dans tous les domaines. Qu’il s’agisse d’activités récréatives et sportives, du travail ou de ses acquisitions. Il y règne un climat social qui intime à progresser toujours vers un meilleur résultat qu’auparavant, malgré les limites. Une personne est reconnue par ses pairs en achetant le produit le plus économique et efficace, en les surpassant dans une activité sportive, en atteignant un poste de travail prestigieux, en s’affichant au sommet du tableau de bord des victoires aux jeux électroniques. Les personnes se procurent des articles ou des accessoires qui leur permettent de gonfler leur succès avec des artifices. Je me demande si tout ceci n’entraînera pas notre perte.
Katharinha fronce les sourcils et prend place sur le sofa lui faisant face. Elle ne s’attendait pas à discourir à propos de tels sujets ce soir. Elle envisageait de s’amuser, de laisser loin derrière ces conversations sérieuses et ennuyeuses. Mais elle est piquée au vif, se sentant visée par son argument et plutôt que de l’ignorer, elle lui réplique.
— Les avancées techniques et pharmaceutiques ont permis de contrevenir aux défaillances vasculaires de nos cœurs, de l’insuffisance de création d’insuline de notre pancréas, de notre dépendance à la nicotine ou d’augmenter la perte de poids. Nous sommes à l’orée de la forêt des possibilités d’implants technologiques pour contrecarrer ces déficiences biologiques résultant de notre vieillissement ou de l’abus de notre corps. Il est louable d’arriver à prolonger la vie des individus frappés par ces défaillances physiques ou ces maladies.
— Mais qu’en est-il de ceux qui voudraient les utiliser pour améliorer leurs performances afin de surpasser les autres, d’acquérir un gain et un avantage sur la société?
— Libre à eux de le faire, pourquoi les empêcher? rétorque-t-elle sévèrement.
— Je crois que l’accessibilité à cette technologie favorise les mieux nantis qui bénéficient plus facilement de ces facultés augmentées. C’est un cercle vicieux qui crée une aristocratie et la plèbe. Le réseau de la santé doit limiter la vente d’un médicament pour la perte de poids puisque celle-ci permet aussi de contrôler le diabète. Sans cette restriction, il y aurait pénurie de cette médication pour les malades. Il existe actuellement des appareils sous-cutanés qui corrigent les défaillances de notre corps. Les médecins nous prescrivent tout un arsenal de comprimés et d’implants pour réguler nos humeurs, nos insuffisances cardiaques, notre taux de cholestérol et autres. Pouvons-nous y voir là de l’esclavage de nos organes, de nos cellules?
De nouveau ces arguments, elle les a affrontés pendant toutes ces années. Dommage, il devenait intéressant. Elle se lève en dressant la main pour clore ce sujet et se dirige vers la cuisine.
— Je vais chercher les canapés. Tu veux quelque chose à boire?
— Non, merci.
Elle pousse un soupir, il la suit et l’accable par sa tirade ennuyeuse, lui exposant encore son point de vue provenant de l’idéologie du corps naturel.
— Notre organisme devient moins efficace, dans certains cas, nous nous assurons de lui prodiguer des soins afin de le guérir. Mais dans d’autres, ne s’agit-il pas de le forcer à persévérer coûte que coûte par coups de fouet chimiques? Ou par surentraînement physique? Nous charcutons nos corps pour y implanter des stimulateurs pour corriger nos organes paresseux ou pour les remplacer par des plus performants, de conception technologique ou biologique.
— Charcuter, le mot est fort.
Il poursuit sans noter le timbre colérique de son hôtesse. Cette dernière le laisse dans sa rhétorique à sens unique pendant qu’elle retire les contenants du réfrigérateur et place les petites bouchées sur des plateaux.
— Plusieurs personnes sont disposées à payer une fortune pour améliorer leur esthétique corporelle. Combien d’entre nous seraient déterminés à dépenser autant pour retrouver les performances athlétiques de notre jeunesse avec des implants qui activeraient nos glandes de croissance? De pouvoir prolonger notre existence en remplaçant les organes défectueux? D’atteindre un poste de travail de prestige avec des stimulateurs au cerveau ou une interconnectivité directe avec de puissants ordinateurs et les objets connectés? La société post-humaine peuplée d’individus avantagés par des implants technologiques est à notre portée. Un pas de plus vers l’esclavage de notre propre corps pour assouvir nos rêves et notre recherche du bonheur.
— Est-ce que tu vois quelque chose de choquant dans ce corps? lui demande-t-elle vertement en prenant une pose aguichante.
— Non, répond-il en baissant la tête et en rougissant.
— Alors, pourquoi te plaindre? Pourquoi ne pas en profiter toi-même pour devenir une meilleure personne et suivre les progrès de notre humanité? Nous avons les moyens et la technologie pour réaliser ces améliorations, nous n’avons plus à nous soumettre aux règles de l’évolution ou même à dieu. Nous sommes maintenant maîtres de notre propre destin.
— Lorsque l’humain sera plus mécanique que biologique, quelle relation entretiendra-t-il avec la nature? reprend-il timidement. Quel sentiment d’appartenance partagera-t-il avec la Terre, sa flore, sa faune et son environnement? Qu’adviendra-t-il de ses passions lorsqu’il n’aura plus la gorge nouée et des larmes qui coulent sur ses joues ou ces papillons dans son ventre lorsqu’il est amoureux? Pourra-t-il s’émouvoir par l’apaisement d’un massage, le chatouillement d’une caresse, la chaleur du soleil, la chair de poule sous la brise fraîche ou la contraction de ses viscères à la perte d’un être cher? Comment percevra-t-il l’art et la poésie avec une intelligence plus électronique que biologique? Rien que d’y penser, j’en ai des frissons d’effroi.
— Tout ceci est très touchant, mais ce qui m’effraie le plus pour le moment, c’est que mes invités ont oublié cette soirée. Aide-moi à transporter ces hors-d’œuvre, lui ordonne-t-elle sévèrement.
Avec un plat dans chaque main, ils retournent au salon. Il la suit en souriant, il dépose les entrées sur la table café. Il sort un petit dispositif ressemblant à une télécommande et presse l’un des boutons. Katharinha laisse ses plateaux et l’observe avec intrigue.
— Qu’est-ce que c’est? Aurais-tu des implants à contrôler? lui demande-t-elle sournoisement.
— Tu peux oublier tes invités, Catherine. Ils ne viendront pas.
— Qu’est-ce que ça veut dire? peste-t-elle en appuyant chaque mot.
Étonnamment, la colère qui l’habite s’amenuise. Son écran virtuel apparaît avec des alarmes de connectivité et une indication de grandes stimulations. Elle sent son souffle court, une petite montée de fièvre, son pouls qui s’accélère et une étrange attirance pour cet homme près d’elle. Elle tourne sa montre vers elle et fait quelques sélections d’options. Les signaux d’alerte disparaissent sans pour autant diminuer cette fébrilité qui l’habite et qu’elle ne peut pas contrôler. Lady Gaga cesse de jouer et sa chanson est remplacée par Unforgetable de Nat King Cole.
“Unforgettable in every way
And forevermore that’s how you’ll stay”
— Merveilleuse et adorable Catherine, tu es maintenant à moi tout entière. Voilà plus de dix ans que je t’admire, depuis que j’ai commencé à travailler pour toi. Embrasse-moi et tu vivras les moments les plus exaltants de ta longue vie.
Avec abandon, elle retrouve ses bras et le couvre de baisers, terrifiée par la tournure que vient de prendre son existence.
