Au bureau
Il n’y avait personne, au bureau, à cette heure de la nuit. Pour s’éviter tout désagrément, il avait désactivé l’alarme avant de pénétrer dans l’open space désert.
Ça grouillait de monde en journée, ici. Chaque bureau était occupé par un employé. Les gens circulaient entre eux pour échanger. On entendait le martellement des doigts sur les claviers, les voix dans les micros, parfois une imprimante ou les sonneries de téléphones.
Dans quelques heures viendraient les agents d’entretien pour nettoyer l’ensemble de l’étage. Ils seraient plutôt de sexe féminin, à la peau moins claire que celles des travailleurs diurnes, provenant pour beaucoup de pays anciennement occupés par le pays hôte, et percevant un salaire avoisinant le taux horaire minimal autorisé. Leurs tâches invisibles consisteraient à vider et changer les poubelles, aspirer le sol, le laver, dépoussiérer les surfaces dégagées des bureaux, récurer les toilettes et les céramiques, aérer — le tout en quelques heures — et disparaître sans avoir été aperçus par les cadres qui feraient leur entrée quelques minutes plus tard. La plupart du temps, leur employeur, une entreprise de sous-traitance, leur imposait des missions éparpillées tout au long du jour et de la nuit aux quatre coins de la ville.
Mais en attendant qu’ils n’agissent, il sirotait un café dans le fauteuil en cuir végan du head of department de la boîte. Il ne s’y trouvait pas mal assis, d’ailleurs: accoudoirs de belles formes et très ergonomiques, mécanisme de bascule réglable en continu en fonction du poids corporel, ressort pneumatique de sécurité ajustable, cinq roulettes doubles. Les journées pouvaient être longues et la retraite tardive, le dos et le cul posés sur une telle assise.
Ce qu’il admirait le plus dans ce bureau doté de cloisons, outre la moquette recyclée, saine et écologique, de couleur écrue, apportant une touche de sophistication et d’authenticité à l’ensemble, c’était la vue. A côté, dans l’open space, elle se résumait à quelques images d’îles et de déserts collés aux murs sans fenêtres. Mais ici, une baie vitrée coulissante aux coefficients de transmission thermique et lumineuse tout à fait intéressants, ouvrait les yeux sur le spectacle saisissant de la métropole endormie. La quantité d’éclairage urbain, à cette heure, avait subi une réduction drastique au cours des dernières années de la part des édiles municipaux. Néanmoins, une Lune presque pleine lui permettait de distinguer avec netteté les détails des vingt étages qui peuplaient le vide sous ses pieds, et ce ciel, intemporel dans son immensité, presque dépourvu de nuages, où brillaient quelques étoiles dont il ignorait le nom.
Il ne savait pas pourquoi il était venu ici cette nuit, mais il ne le regrettait pas. D’habitude, lorsqu’il pénétrait dans ce bureau en journée, le cœur serré et la boule au ventre, ou lorsqu’il en sortait, soulagé ou défait, il tournait le dos à cette vue, ainsi qu’au petit salon qui était disposé devant. Un excellent choix, d’ailleurs, l’ameublement de cet espace cosy où, sous la vitre de la table basse, se distinguaient quelques boissons biologiques (il aurait préféré y trouver un single maltde 20 ans d’âge) dans le réfrigérateur translucide. Finalement, ces fauteuils bas, au tissu bouclé et naturel, en bois rustique, méritaient qu’on s’y assoie.
Un flacon à la main, il prêtait attention à l’acoustique de cet environnement nouveau dont la propagation douce lui faisait du bien. Ici, le silence lui semblait s’épaissir, gagner en profondeur, recouvrir les choses d’un feutre tendre. Il lui trouvait un aspect soyeux, mélange de souplesse et de légèreté, comme s’il inoculait en lui quelque filtre apaisant venu de loin.
Les reproductions accrochées aux murs lui disaient quelque chose dans la pénombre. Cette vague par exemple, avec en fond quelque pic neigeux et une embarcation de rameurs peinant dangereusement contre la houle, il l’avait vue mille fois: elle éveillait en lui la crainte de se noyer. Il ne connaissait pas cet intérêt de son patron pour le Pays du Soleil Levant. Du reste, il ne voyait pas d’autre référence à ce territoire ou même à l’Asie dans la pièce. Il y avait une autre photo de travailleurs assis sur une poutre en haut de quelque building à New York probablement. Celle-ci aussi lui disait quelque chose: elle lui donnait le vertige. Des photos d’autres lieux, de par le monde, se trouvaient là, images sableuses et médaillons familiaux devant quelque monument remarquable. Outre l’incontournable plante verte, qui florissait sous les rayons probables d’un soleil climatisé, c’était tout.
Il sirotait son jus lactofermenté riche en bêta-carotène, antioxydants, vitamine A et minéraux dans cette pénombre insensible, comme dans un lounge de bon goût Ce matin, il imaginait s’être lavé, contrairement à ce qui se passait dans sa vie depuis qu’il était en arrêt maladie, immobilisé à son domicile. Ses cheveux auraient même été parfumés. Il pouvait se figurer porter une chemise, un pantalon et une veste propres. Ses chaussures étaient cirées. Son esprit n’était pas devenu ce trou d’ombre, peuplé d’amibes, dont il ne sortait plus.
La perspective d’un licenciement lui semblait loin, depuis le petit salon du bureau de l’head of department. Ses chiffres n’étaient pas si mauvais, dans le fond. Les séances de reporting aboutissaient à des conclusions positives concernant ses performances et son avancement. Il pouvait envisager avec sérénité les mois et les années qui décideraient de son existence future au sein de l’organisation. Il s’en sortait bien, finalement. Peut-être que le prochain head of department, ce serait lui.
La vérité n’était pas ce cloaque qu’il allait retrouver en ouvrant la porte de son domicile tout à l’heure. Il s’était trompé. Son psychiatre, avec son burn out, son border line et son traitement, s’était trompé. La vraie vie était ailleurs. Elle ne consistait pas à ruminer des heures durant sur un divan, ou sur un matelas dépourvu de draps le reste du temps, en attendant qu’un je-ne-sais-quoi ne se passe, ne se déverrouille. Elle ne résidait pas dans cette recherche sans objet, responsable de cette sensation terreuse, de ce calme blanc aseptisé qui le pénétrait jusque dans la bouche. Son histoire n’expliquait rien. D’ailleurs, on s’en foutait. La grille des horaires entre les barreaux desquels il se débattait pour surnager ne lui nuisait en rien. Le rythme compétitif des projets, objectifs, plans, missions, stratégies, le laissait indemne. Il ne bataillait pas contre lui-même au lever, dans cette atmosphère corrosive de précipitation, dans des transports bondés, en absorbant son repas sous vide, quand ses paupières tombaient au moment de la digestion, devant cet écran plasma, jusqu’à ce qu’il sorte, épuisé, à l’heure de la chouette. Il ne se battait contre rien, en fait. Même si, souvent, il se demandait s’il sentait encore quelque chose, en dehors de cet ennui plane sur lequel glissaient ses tentatives d’introspection.
Mais peut-être qu’il n’avait pas fait fausse route, qu’il était en réalité sur la bonne voie. Cette poisse qui lui collait à la peau, ce fond qu’il râclait jour et nuit, toute cette existence merdeuse le menait peut-être quelque part. Un itinéraire se dessinait au bout de la déréliction. L’abandon de ses forces signifiait sans doute quelque chose, ce qui lui échappait devait être doté d’un sens, il ne croupissait pas hors de toute lumière dans l’atmosphère pâteuse du vide, mais dans une impasse. Il lui suffisait de faire marche arrière, de quitter ce bureau minable au décor de carton-pâte, de se barrer de cet open space d’où les voix fantomatiques de ses collègues lui parvenaient jusqu’au fond de la nuit, de descendre quatre à quatre ces étages bétonnés, de se glisser hors de cette citadelle de verre, et de courir, en vain sans doute mais c’était toujours mieux, jusqu’à la plus proche fontaine.
Il lui suffisait de ra-jeu-nir. Défaire ces années bêtes passées entre les cellules des tableaux Excel et les lignes de code, à poursuivre des zéros. Défaire ces études stériles ourdies contre la jeunesse à la poursuite de quelque salaire à cinq chiffres qu’il avait suivies docilement. Remonter la pendule qu’il avait cassée à vingt ans. Démissionner. Et vivre crade, mais vivre.
Les deux termes de l’alternative se présentaient désormais clairement devant ses yeux vitaminés par le jus bio. Rester, partir. Poursuivre cette existence de loup parmi les loups dans un confort médicalisé, avec l’assurance d’en crever vite, mais grassement payé, aux portes de la folie et du suicide. Tenter le chemin buissonnier, risque-tout, de la dèche profonde et de la liberté, avec comme unique garantie de prendre l’air sur un bout de trottoir en cas de pépin. A son âge, le choix était encore possible. Bientôt il ne le serait plus.
Sa balade anodine prenait un tour plus sérieux qu’il ne l’avait prévu. Subitement, quelque chose comme son destin se jouait. Il se trouvait au bord d’un choix qui déciderait de sa vie, au bord de lui-même, cet endroit où il n’avait jamais mis les pieds mais où la maladie l’avait poussé. Le vertige qu’il en ressentait le laissait perplexe. N’était-ce pas simplement l’un de ses nouveaux délires? Il regardait la ville la nuit, les lumières indifférentes de ses enseignes, des quelques appartements, bureaux, lampadaires allumés, son immobilité, ses mouvements diffus dans l’ombre profonde des bâtiments et des buildings, la surface lisse du cours d’eau qui la traversait de part en part, les artères creusées en elle où circulaient quelques voitures avant le grand déferlement de la journée, les satellites en transhumance là-haut, quelques nuages d’une blancheur montagnarde dans le vide nocturne. Et lui, derrière la baie vitrée, personnage sans envergure et sans prétention, prêt à prendre une décision qui déterminerait le cours de ses journées, à défaut du sens de sa vie. Il ne savait d’ailleurs plus très bien en quoi elle pouvait consister celle-là, depuis qu’elle s’était éparpillée aux quatre coins de son appartement, avec la poussière et les détritus. Il repensait à ses médocs qu’il absorbait mécaniquement, en espérant un mieux-être plutôt que ce paysage uniforme dans lequel il pénétrait seul et nu; au lent déséquilibre des choses auquel il avait assisté depuis son poste d’observation, sur son lit, la tête enfouie dans l’oreiller, les yeux humides et la bouche sèche; à ce dérèglement progressif du métabolisme journalier, miné par un ennui profond pour la répétition éperdue du même à quoi le vouaient ses horaires de salarié; à cette existence-là dont son corps ne voulait plus.
Il voulait vivre, oui, mais comment? Il fantasmait une cabane campagnarde, au milieu des causses, dans quelque auréole sédimentaire d’un plateau karstique, entouré d’un troupeau de caprinae, animalia chordata, dont il extrairait le lait pour en tirer quelques kilos de pâte molle à croûte fleurie dans une étable de pierres blanches. Il se voyait pâtre, en chaussures de randonnées Quechua — doublure membrane imperméable et respirante, semelle en PU adhérent avec des crampons agrippants de 4 mm, 410 g pour une pointure 44 — un bâton de noyer au bout du bras — ou plus probablement une paire de bâtons carbone télescopiques — un border collie au bout de son sifflet, et une immense bibliothèque de verdure pour panorama. Il apprendrait à ne pas détester les bêtes, comme c’était le cas actuellement. Il se ferait à cette vie animale, à ces odeurs équivoques d’excréments et de pisse, de fourrures poisseuses, à sa crainte atavique de se faire mordre par les canidés du coin, ou par le sien propre. Il serait éleveur ou rien. Mais comment gagner sa croûte en attendant, et plus tard?
Il se voyait plus probablement pointer à l’agence pour l’emploi, par un matin gris, faire la queue, fantôme parmi les fantômes, l’air humilié de ceux qui n’ont rien d’autre que leur peau et leur dignité à vendre. Faire un CV pour un poste de plongeur, maquillant ses diplômes inutiles et son expérience de crevard. Inventer un récit crédible pour se justifier à lui-même et à la conseillère qui le recevrait, le contrôlerait, son itinéraire improbable. Tenir une journée, deux, puis partir. Compter ses sous, déménager dans plus petit, dans plus petit encore, vendre ses meubles, ses bibelots, et voir fondre en quelques mois le sacrifice de toute sa jeunesse. Boire, boire toujours plus, toujours plus mal, moins cher. Et un jour, par un matin calme, se reposer sur un carton, adossé à quelque building, proche d’un distributeur, démissionner, démissionner vraiment, et lever le majeur, sans secours, sans amis, en un immense fuck à la société et à la vie.
