Au coin du Pôle, l’aventure
Jenny
— Plutôt rien que cet appart, j’vous dis! Votre magnifiqueplan HLM, vous pouvez vous l’garder; avec les murs en papier d’clope qui vont avec! Moi, j’préfère encore la vie dehors.
Les bras ballants, en bon petit soldat de la cause sociale, Jenny accepte sans broncher le verdict de l’allocataire rebelle.
— Pourtant la vue sur les jardins est belle, n’est-ce pas Odile. Je peux vous appeler Odile?
Déjà six mois que leur entretien du mardi tourne à vide. Parler du Revenu Solidaire d’Activité ne préoccupe guère Odile Blanchard et les dealers de misère n’y feront rien.
— Comme toutes ces dames, vous êtes gentille et tout, vous prenez soin, vous comprenez ma situation. Mais au fond, vous comprenez que dalle.
— Peut-être, enfin cela n’empêche pas de se parler, c’est toujours ça de pris, non? Vous ne voudriez pas qu’on marche un peu?”
Dehors, c’est comme dedans, en plus gris. Avec les rafales de vent, toutes deux avancent en crabe sur le quai, finissent par se tenir par le bras.
Jenny a reçu hier la dernière classification de l’Agence Régionale de la Santé qui range les vivants en plusieurs catégories, et à la marge, les situations très complexes.
L’avenir est tout tracé, il s’ouvre devant nos yeux comme une tranchée.
Manuel
C’est trop compliqué, cette phrase qu’il entend dans toutes les bouches et à longueur de journée, lui sort par les yeux. Il estdevenu trop compliqué d’être politique, inculte ou égocentré. Trop compliqué d’élever ses enfants, de supporter les aléas climatiques, de joindre les deux bouts. Parfois, ilaimerait se réfugier dans la voie du presque rien. Mais voilà, le presque rien aussi est devenu trop compliqué. Plus personne ne lit Jankélévitch dans le texte.
Comme si cela ne suffisait pas, il vient de renverser toutes ses fiches. Un vrai foutoir. Pour les reclasser, ça va prendre des heures. Saréserve de pensées molles ne lui est d’aucun secours. Son pull jaune, pas plus. Il ne quitte plus ce col roulé sans manche, couleur jaune d’or et tricoté par sa sœur.
Avec cette loque sur le dos, sescollègues ne savent pas comment l’aborder. Un type poli, efficace mais si bizarre, si contradictoire.
L’étrangeté bien dosée est un paravent qui freine l’afflux de questions. On ne lui demande jamais ce qu’il fout à l’Agence à la nuit tombée, ni pourquoi ces entretiens interminables avec les demandeurs.
Depuis une vingtaine d’années, Manuel travaille à l’Agence Nationale Pour l’Emploi, rebaptisée Pôle Emploi, rebaptisée France Travail. C’est un métier comme un autre quand soi-même on ne sait pas trop quoi faire.Il y a une Agence par territoire et 896 territoires. Ici, on mobilise, accompagne, on surveille, on punit.
Ce soir, il avait prévu de rejoindre Patti pour un ciné, mais il va devoir ranger ses fiches Racine, comme il les appelle. Une par demandeur. Ily note l’important et le détail par domaine de compétences. Madame Vitcho par exemple. Bon niveau en technique commerciale sauf que ses yeux s’évadent on ne sait où dès qu’elle parle. Avec Monsieur Berry, ils causent géographie.Ce dernier trouve indécent que Manuel ne situe pas le Burkina Faso, n’ait jamais pris la peine de jeter un œil sur l’Afrique de l’Ouest. Pas totalement faux. Monsieur Berry connaît les drapeaux, les monnaies, les capitales du plus petit endroit du monde, il se rappelle de Florence Aubenas qui récitait des poèmes en captivité.
Côté employabilité, c’est néant. Manuel a une couleur spéciale pour ceux-là, ses préférés.
Drôle d’endroit pour une rencontre
Après dix heures à jouer les assistantes sociales, Jenny tente d’éclairer les événements du jour. Tout lui semble élastique comme sous substances. Faudrait que sa main chope un scalpel, taille dans le tas, une main qui l’aiderait à gommer par magie la dinguerie de cette clinique de singes. Ce matin, elle était avec ce gars des quartiers Nord, à expliquer les joies du labyrinthe administratif. Plus il travaille, plus il doit rembourser. Une spirale sans fin. Seulement le gars ne comprend rien aux logiques paradoxales. Faut dire que son père l’a balancé par la fenêtre quand il avait quatre ans. Pas une image. Un fait.Enfin, ce soir, elle s’en fout. Elle court.
Boostée par la vitesse, elle se retrouve au centre-ville, sent que quelque chose s’est inversé; mais quoi? Elle pense, ça y est l’araignée est bien collée au plafond, la nausée, l’excitation, tout mélangé, elle pense que courir repose de la folie ordinaire quand, à l’intérieur d’un bâtiment beige, ellevoit une lumière, colle son visage à la vitre, recule, renverse un container. Le vacarme la rassure. Elle tape encore.Plus fortencore.
— Hey, oh, on se calme! Vous faites quoi, là?
Il ne pensait pas qu’un cri pourrait faire cet effet. La fille s’effondre dans ses bras. Le pull en lainene la repousse même pas, elle se mouche même avec, hoquetant chui fatiguée…
A présent, c’est du grand n’importe quoi. Une arrière-cour d’immeuble dégueulasse avec cette fille en pleurs qui se met à baver et Manuel qui sans savoir pourquoi lui sort comme un idiot:
— Vous voulez un verre d’eau?
En entrant dans son bureau, Jenny glisse sur le vrac de papiersqui tapissent le sol.
— Ben, y’a pas qu’moi quia ramassé, on dirait.
Punaise, elle n’a pas fait un pas dans le territoire qu’elle est déjà crispante.Il aurait dû se méfier. C’était sûr. C’est le truc classique du pied dans la porte. Le B.A.-BA de la manip émotionnelle. Un verre d’eau et paf, elle s’infiltre pour rester, il se précipiteet bingo, les fiches-emploi que la stagiaire avaitentassées en équilibre précaire, volent au sol.
— Ah! Ça vous fait marrer, la maladresse des gens, grogne-t-il, agacé.
Avec un peu de recul, ça y est, elle capte enfin le détail qui cloche. Le pull jaune d’or clignote comme une balise dans la nuit.
— C’est pas un peu rude, un col rouléen plein été? Attendez, je vais vous filer un coup de main!
— Non, pas besoin.
Dans un même élan, ils se baissent quand leurs crânes se cognent violemment.
— Il y a un truc qui m’intrigue. Vous faites quoi chez France Travail? Vous tentez quelque chose pour que les gens s’en sortent?
— Ah! La voilà déjà, lagrande question! Vous voulez entendre quoi? Que laFrance, c’est un emploi pour tous. Et bien, oui, ce sont des priorités nationales et pour ce faire, on me refile unénorme portefeuille, et je ponce des tableaux de suivi à longueur de trimestre. J’essaie surtout de ne pas harceler les gensplus que nécessaire. Et croyez-moi, ça, c’est déjà une victoire.
— Vous êtes un peu comme un super héros low cost!
Manuel attrape Jenny par le bras.
— Allez, il se fait tard. Vous feriez mieux de partir.
Elle scrute le fatras de papiers au sol.
— Attendez, regardez! Mais vraiment, vousne voyez pas ce que je vois?
Jenny empoigne un paquet. Au début, ce qu’elle raconte semble foireux mais peu à peu, dans les yeux de Manuel, une étincelle s’allume. Elle a tout pigé:
— La règle du jeu, c’est la cooptation. Le réseau, voilà ce qui ouvre toutes les portes. Si l’ENAdaigne recruter 3 % de minorités visibles, la machine à reproduire les élites tourne toujours à plein régime. On avorte tous les espoirs qui dépassent. Et nous-mêmes,on tient nos places. Dociles. Quant aux largués de la course, ils ne voient même plus la ligne de départ.
En s’enflammant, Jenny brandit les feuillets comme un trophée.
— L’égalité des chances? Une vaste blague! Une jolie vitrine pour décorer les plaquettes.
Elle s’emballe.
— Regardez ce Jérôme-là, dix ans d’expérience comme magasinier auto. Je pioche une fiche au hasard. Bam! Voilà,notre Jérôme, il devient DRH chez Courrèges. Faux C.V. bien ficelé, petitglossaire de novlangue managériale et apprentissageexpress du modus operandi de l’entreprise. Deux mois et tout le monde craquera sur son petit côté canaille. On le trouvera si disruptif, si visionnaire.
Manuel se saisit des fiches qu’il inspecte avec un regard de mouche et dit:
— Oui mais Jérôme, franchement, je ne suis pas sûr que le monde de la mode, ça le fasse vibrer. On est au Havre, hein, et il habite La Mare Rouge! C’est assez loin du Paris interlope, vous ne trouvez pas?
Elle lui répond:
— Non, vous pigez pas! Plus c’est énorme et plus ça passe. Faut partir du principe que Jérôme postule déjà intérieurement. Il faut qu’il s’imagine le poste, s’en imprègne, s’y projette à fond. Nous, ce qu’on balance aux recruteurs, c’est pas un gars lambda. C’est un mec qui coche toutes les cases.
Et pour que Manuel réalise l’importance du moment, elle hausse encore le ton.
— Au Havre, on restructure, on réinvente, on redynamise. Jérôme, il n’habite pas la Mare Rouge, il est en immersion à la Mare Rouge, ça change tout. Il y croise des faiseurs d’utopies locales, porteurs de projets citoyens. Il y rencontre ceux qui pensent développement territorial, bien-être-ensemble, gouvernance horizontale. Les futurs patrons du monde d’après.
Elle sourit, presque carnassière.
— Vous n’avez pas remarqué comme le langage peut être facilement instrumentalisé? Surtout si ça ripoline bien les choses et annule toute pensée critique, insiste Jenny.
— Vous avez réponse à tout, vous! C’est quoi votre métier?
— Rien qui fasse bien rêver.Mais je peux vous le jurer, sur le terrain, les rapports de domination, ça bouge pas des masses. A peine, ça vacille que ça se recompose.
— Il y a sûrement quelque chose de pertinent dans ce que vous racontez. Laissez-moi vos coordonnées, je verrai ça à tête reposée.
À tête reposée… il en a de bonnes. Cette fois, Jenny est obligée de filer. L’étroitesse de vue du gars la déçoit quand même un peu. Elle le croyait différent, un peu moins pingouin que tous les autres.
Au coin du Pôle, l’aventure
Odile Blanchard n’est ni blonde, ni rousse. Sa couleur tient plutôt d’un entre-deux lavasse.
“Cela ne fait pas trèsnet”, lui avait lâché son patron. Du coup, pas de renouvellement de contrat. Rideau.
Odile attend dans le hall d’accueil. Elle détestecet endroit plus que tout au monde. En boucle, dans sa tête, ne pas poser le sac à terre, ça fait clodo, mais quand elle le pose sur sa jupe à carreaux écossais, c’est encore pire. Quelle idée débile d’avoir mis cette jupe qu’on lui a refourguée et qu’elle a prise par automatisme. Déjà qu’une sale odeur de transpi la suit à la trace. Elle souhaiterait conserver un minimum de dignité et à chaque convocation, même cirque, même naufrage intérieur, même enviebrutale d’envoyer tout en l’air. Elle sait pourtant que le type au pull jaune fait son maximum pour ne pas la charger.Elle sait aussi qu’elle va merder. Elle ne craint plus la perspective d’être radiée, celle du Samu social, des foyers… Raconter à nouveau sa vie et pourquoi qu’on en est là. Faire profil bas pour des bons alimentaires. Et pourquoi donc qu’elle craque tout son fric en clopes et en canettes. Hein, pourquoi donc.
Un peu plus loin, Yacouban Berry tangue sur sa chaise. Il se lève, fait trois pas vers la sortie, pivote puisrevient s’échouer à son point de départ. Il donnerait sa première chemise pour être occupé à lire paisiblement les panneaux d’informations.Mais non, les lettres lui résistent, il déchiffre toujours mal malgré les nombreux stages d’intégration par la connaissance de la langue française. À chaque fois,parachuté dans des groupes de quarante bonhommes, il n’a pas retenu le quart de ce qu’on lui a enseigné.Des mots comme des oiseaux trop rapides. Tout cela a coûté terriblement cher et lui a semblési absurde. Mais il fallait dire oui.Toujours oui. Personne ne peut mesurer tout ce qu’il a perdu à dire oui sans cesse.
Marie-Laure Vitcho attend, elle aussi en apnée. Elle s’agace en pliant et dépliant sa convocation. Elle a deux heures d’avance, aucun bus ne voulait d’elle, aucun des horaires ne correspondait à son rendez-vous avec son conseiller. Il avait promis pas plus d’une fois par trimestre et là, ça fait à peine un mois depuis son dernier entretien. Elle actualise pourtant sa situation mensuelle dans les temps. Elle est dorénavant repérée comme cœur de cible des métiers en tension. Pour augmenter sa visibilité. Pour son bien, en somme. Marie-Laure s’essuie sans cesse les mains avec son mouchoir en tissu. Parait que, lors d’un entretien d’embauche, c’est la première impression qui compte. Faut regarder droit dans les yeux, un regard franc, et une poignée de main ferme signent notre volonté. Les mains moites, c’est le pire.
La fille de l’accueil annonce:
— Madame Blanchard, on va vous recevoir.
Dès son entrée, Odile s’aperçoit que Manuel ne porte plus son col roulé habituel mais une chemise blanche aux deux premiers boutons ouverts. Cela lui donne une élégance décontractée. Presque indécente.
La pièce est nickel chrome. Les dossiers rangés par couleur et alignés avec une précision maniaque. Elle n’est pas très à l’aise. Les hommes charmants ont sur elle un effet hypnotique. À leur contact, elle se transforme en midinette.
Quand Manuel commence à dérouler son baratin, Odile essaie de se concentrer. Changer de vie. Rebondir. Faire bouger les lignes. Le laïus n’est pas le même que celui de la dernière fois. Elle sent confusément que quelque chose est en train de se produire mais quoi? Manuel a beau s’échiner à découper les syllabes, Odile patine. Comme elle semble parfaitement imperméable, il finit par s’écrier d’une voix suraiguë:
— C’est de votre vie que je parle. Si vous choisissez bien vos options, ça vous fait six possibilités de pouvoir tenter autre chose. Je ne sais pas moi, entrer dans les ordres, engager un détectiveprivé pour vous suivre, faire du cabaret burlesque…
Et sans autre explication, il lui tend un dé. Odile le regarde, incrédule. Elle se sent stupide avec ce fichu cube de plastique entre les mains. Et puis, sa jupe la gratte de plus en plus. Une démangeaison sourde, tenace qui la rend dingue. Punaise, ça la tue, cet écart abyssal qui se creuse entre eux. Sa jupe écossaise passe encore s’il avait gardé son pull ridicule, mais là, chemise blanche, boutons ouverts, le fossé est gigantesque.
Et puis, depuis quand un dé aiderait à rebondir? Faut arrêter!
Ok, il est plutôt beau gosse avec son nouvel attirail, c’est sûr y’a du style. Sauf que ça ne justifie pas tout. Odile se gratte comme si elle ne devait plus jamais s’arrêter.
Et soudain, même si ce n’est pas la bonne option, celle qui n’apparaît sur aucune face, elle se lève, droite comme une lame, et sans un regard, elle fout le camp.
Dans la rue, pas de miracle,le ciel tire toujours la gueule et pourtant,quelque chose s’est transformé. Ça fait belle lurette qu’elle n’avait pas réalisé un truc comme ça,net, sans bavure. Elle vient à l’instant de claquer la porte et de s’extirper dubazar.
Elle aussi, elle peut le dérouler le baratin, avec verve et panache, déclarer haut et fort, à l’arbre sur le chemin, aux gosses sous écouteurs, au monsieur qui sort son chien:
— VOYEZ, C’EST ICI QU’ELLE COMMENCE L’AVENTURE.
