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Basses saisons

Tu dois laisser du temps au temps. L’organisation est jeune, on a toujours pris le parti de la développer selon le principe de sérendipité. Ça te parle? Pour faire simple, on navigue à vue et on voit où ça nous mène. C’est important de garder une part de flou. Cela nécessite évidemment des qualités certaines de lâcher-prise. Cela n’a pas l’air d’être ton fort, le lâcher-prise, est-ce que je me trompe? 


Sois patiente, avec toi-même, avec nous. Tu sais, ton poste est nouveau pour tout le monde. Les fonds nous ont été octroyés, le poste a été créé, tu as été recrutée. On a toujours su que tu ferais des étincelles. 


Certes, tout n’a pas été que succès. Il y a encore des membres de l’équipe qui ne comprennent pas bien ce que tu es censée faire. Tu dois vraiment prendre le temps de leur expliquer. Pour nous aussi, c’est un peu obscur. Il n’empêche qu’on est vraiment heureux de te compter parmi nous. On a hâte d’entendre tes prochaines idées. Des trucs encore jamais testés, jamais pensés. 


Tout est ouvert de notre côté, c’est quand même rare d’avoir autant de liberté, alors profites-en. Bien sûr, on pourra en discuter, mais, au final, toi seule sais ce qui fait sens. Tu vois bien, si déficit de confiance il y a, c’est plutôt à chercher en toi. En ce qui nous concerne, aucun doute. On est derrière toi, on te soutient à cent pour cent. 


Pour ce qui est des ressources, vu comme tu t’en sors si bien toute seule, on préfère renforcer les programmes pour lesquels les collègues sont un peu plus en difficulté. Prends-le comme un compliment! On pourra bien sûr discuter d’une allocation plus conséquente quand tu auras mené deux ou trois nouveaux projets à bien. Tu dois encore faire un peu tes preuves, mais on n’est vraiment plus très loin du but. Pas de pression, bien entendu. On sent le fort potentiel d’impact dans ton travail, on a juste besoin d’un dernier coup de cravache de ta part. 


L’impact justement. Tu sais à quel point c’est important. Tu seras d’ailleurs contente d’apprendre qu’on travaille actuellement sur une nouvelle grille d’évaluation avec un consultant externe. Cela explique aussi pourquoi on a un peu dû limiter ton budget, mais c’est vraiment une priorité pour nous de maximiser notre puissance de frappe. Une fois la grille validée par tous les échelons décisionnaires en interne, on l’utilisera pour définir les projets prioritaires au sein de l’équipe. Ça va créer un peu d’émulation, ce qui ne devrait pas faire de mal si tu vois ce que je veux dire. Je ne dis bien entendu pas ça pour toi, mais tu sais comme sont certains collègues… Une fois la grille actée, on passera au crible vos idées avant de les valider, mais rien qui ne doive t’inquiéter, vois-le comme un signe de professionnalisation de l’organisation! 


Pour résumer, tu as carte blanche et on te dira en temps voulu si on te suit. Je t’avais dit que la fin d’année s’annonçait vraiment excitante! Voilà, je voulais m’assurer que les perspectives étaient claires et qu’on partageait le même niveau d’enthousiasme. N’oublie jamais, on est une équipe donc, si besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas à nous solliciter.


On a hâte de te retrouver après l’été avec les batteries rechargées. Tu pars où déjà? Ah désolé je dois te laisser, un appel que je dois prendre absolument. On se capte à la rentrée!


*


Comment ça, tu es arrêtée? À peine rentrée de vacances et tu es déjà fatiguée? En quarante ans de carrière, jamais je n’ai manqué une journée de travail. Quelle génération… on ne peut pas dire que vous ayez la valeur travail dans le sang. 


Quand est-ce que tu reprends? Quoi, ton médecin t’a déjà prolongée? Juste parce que tu dors mal et que tu as un peu mal à la tête? Ils sont sympas les toubibs de nos jours. Tu devrais arrêter de t’écouter. Non vraiment, arrête de te torturer l’esprit, tu penses trop, ça n’a jamais fait de bien à personne. Et puis, fais attention, plus tu t’éloignes, plus ça va être dur d’y retourner. Crois-moi, c’est un cercle vicieux l’arrêt maladie. 


Comment ça tu n’es pas sûre de vouloir y retourner? Tu ne vas quand même pas lâcher sans rien derrière? Ce n’est pas comme si tu étais mal payée, surtout vu ce qu’on te demande de faire… Quand on a un travail, surtout comme le tien, on le garde. Ce n’est vraiment pas le moment de se retrouver au chômage. D’ailleurs, tu y auras le droit si tu quittes de ton plein gré? Ça me semble quand même un peu limite de demander à la société d’assumer tes choix personnels, imagine si tout le monde faisait comme toi!


Bon, et qu’est-ce que tu comptes faire d’autre? Je ne te demande pas ce que tu veux faire, mais ce que tu sais faire. Parce qu’à la fin du mois, que tu le veuilles ou non, il y a les factures à payer et ce n’est pas avec un salaire de prof de yoga que tu vas rentrer dans tes frais. 


Par contre, tu devrais peut-être voir un de ces coachs, non? Ce dont tu as besoin, ça m’a surtout l’air d’être d’apprendre à gérer tes frustrations. En tous cas, ce n’est pas en restant à la maison à regarder les feuilles tomber que tu vas remonter la pente. 


Tiens, ça me donne envie d’aller ramasser les feuilles. Tu verrais l’état du jardin après tout le vent qu’on s’est pris ces derniers jours! Je te laisse, mais n’hésite pas à rappeler si tu as besoin de conseils.


*


Calme-toi, ça ne fait que trois mois! Tu sais, j’ai un collègue pour qui ça a pris quatre ans. Non, mais je ne dis pas ça pour te faire peur, au contraire. Là, tout ce que tu as à faire, c’est prendre soin de toi et te reposer. Comment ça, tu n’y arrives pas, tu ne dors toujours pas? Tu devrais vraiment te mettre à la méditation. Tu sais, la sérénité, ça s’apprend et surtout, ça se pratique. 


Et ça t’aiderait sans doute aussi de manger plus. Je n’osais pas te le dire l’autre fois, mais tu as drôlement maigri, à la limite du rachitisme là, pas étonnant que tu aies toujours froid! C’est l’hiver, il faut que tu manges plus gras. Tu devrais peut-être aussi songer à ralentir le sport. Je sais que c’est ce que t’a conseillé ton médecin, mais ce n’est clairement pas ce dont ton corps a besoin. Il y a tant d’autres moyens moins violents de libérer les hormones du bonheur! Tiens, tu devrais essayer le jeûne. J’ai une amie qui est partie en séjour rando-jeûne en forêt, elle en est revenue transformée. Attends, je lui demande tout de suite le nom de l’organisme, toi qui aimes marcher, ça devrait te plaire. 


Quoi qu’il en soit, évite à tout prix de te mettre sous camisole chimique. Ces trucs-là, on sait quand ça commence, mais jamais quand ça finit. Et n’oublie pas que c’est difficilement compatible avec un projet d’enfants. Oh, il ne faut jamais dire jamais…. Essaie plutôt les champis, on m’a dit que c’était magique! Tout aussi efficaces que les médocs, mais sans les effets secondaires. En plus, il paraît que les traitements sont rarement testés sur les femmes. Soi-disant que notre instabilité hormonale fausserait les résultats… Ceci dit, tu ne devrais peut-être pas sous-estimer l’impact des fluctuations hormonales sur ton état actuel. 


En vrai, arrête de chercher à résoudre tes problèmes avec des patchs. Lâche ce travail qui te consume, défais-toi de l’idée que tu ne sais rien faire d’autre. La question que tu dois te poser, c’est qu’est-ce qui te faisait rêver, enfant? Tu te souviens du collègue dont je te parlais? Figure-toi qu’après son burnout, il est devenu dentiste. Comme quoi, ça mène à tout. C’est quand même un sacré luxe de pouvoir prendre le temps de se connaître. Tu as une occasion inouïe d’entamer ta révolution intérieure, de t’affranchir des injonctions de notre société capitaliste, saisis-là! C’est le moment idéal pour réveiller ta part enfouie de créativité. Certes tu es un tantinet cérébrale, mais il y a des méthodes incroyables pour t’aider à sortir de tes propres carcans. Tu veux le numéro de mon magnétiseur?


Allez, je te laisse, je suis en cure de désintoxe digitale et j’ai déjà dépassé mon quota pour la journée. Ne reste pas seule à broyer du noir en tout cas, tu sais qui appeler si besoin d’ondes positives.


*


Oulala, je ne retrouve plus votre dossier. Ça ne m’arrive pourtant jamais. Bon, ce n’est pas si important. Où en étions-nous déjà? Ah oui, nous avions travaillé sur les mythes et votre tendance, telle Pénélope attendant Ulysse, à bloquer en attendant les retours de vos superviseurs. Vous devez prendre confiance en vous, arrêter d’attendre des autres qu’ils vous disent quoi faire. Il faut savoir lâcher prise vis-à-vis de ce sur quoi on n’a aucune prise. Au lieu de vous fixer sur les petits défauts de vos managers, concentrez-vous sur vos objectifs! Vous n’en avez pas? Alors proposez-en! Soumettez-leur une stratégie, vous verrez, ils apprécieront votre proactivité. Vous l’avez déjà fait deux fois sans retours? Attention, vous retombez déjà dans vos travers pénélopiens!


Ce que je vous propose pour la séance d’aujourd’hui, c’est d’affiner votre projet professionnel. J’ai regardé ce que vous m’aviez envoyé, vos idées de métiers axés “nature”. Si je puis me permettre, ce serait un vrai gâchis de dévier de votre trajectoire, avec tous vos diplômes, et ce beau CV! Je préfère être honnête avec vous, ce ne serait pas vous rendre de service que de vous encourager dans cette voie.


Je vous sens tendue là. Je me demande si vous êtes tout à fait mûre pour le travail de consolidation que je vous propose. Ça fait déjà quoi… trois mois? Non, quatre!? Et vous m’avez l’air toujours aussi perdu. Vous savez, je m’interroge sur votre suivi. Maintenant que vous avez la prescription, vous pouvez toujours essayer les anti-dépresseurs mais je vous conseillerais tout de même d’envisager la possibilité d’un diagnostic de neuro-divergence. Si vous saviez le nombre de clients, surtout de clientes, que je rencontre et qui ont été sous-diagnostiquées! J’en ai orienté plus d’une vers ce centre spécialisé et vous ne pouvez pas imaginer leur soulagement lorsqu’ont enfin été mis des mots sur leurs souffrances. Attendez, je vous envoie l’adresse de suite. Rappelez-moi votre nom déjà? Ah oui, bien sûr, juste que je n’ai pas votre dossier là, ça ne m’arrive vraiment jamais.


Écoutez, vu votre état, je vous propose qu’on écourte la séance. Allez, c’est bientôt Noël, je vous fais un petit prix, 150 euros suffiront. Prenez un peu de distance et revenez me voir au printemps. Croyez-moi, une grande et belle carrière vous attend, il vous faut juste le bon accompagnement.


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