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Capitulation

Il m’attend debout, sur la terrasse qui donne sur la cour. Les mains derrière le dos, le chien assis à ses pieds, les pieds dans des pantoufles, des pantoufles de feutre. 

C’est un avril chaud comme un été, pourtant il ne renonce pas au débardeur en laine, aux pantalons en velours, aux pantoufles en feutre. 

Cela me surprend à quel point il a maigri, combien il s’est allégé. Il a toujours été un homme robuste, florissant, pansu. Maintenant, il n’a plus qu’un petit visage, des épaules osseuses, des bras secs, un grand sac vide. Il doit retenir ses pantalons avec des bretelles colorées, achetées au marché.

Il observe tandis que je me gare, que je prends mon sac à dos, ma veste, mes livres. Quand je lève les yeux, mon père ébauche un sourire. 

Le chien à ses pieds essaie deux fois de remuer la queue, puis abandonne.

Nous nous arrêtons dans la cuisine, la pièce la plus petite de la maison qui sent le vinaigre et la nourriture pour chiens. Nous échangeons les premiers mots de notre week-end.

Comment ça va.

Comment vas-tu.

Comment ça se passe au travail.

Que s’est-il passé dans le pays.

Que veux-tu manger.

Tu as besoin d’argent.

Tu as besoin de courses.

Nous pêchons dans la collection des questions habituelles, un peu au hasard, et nous restituons des réponses normales, sans friction. Juste pour combler le vide qui nous accompagnera.

Bien.

Tout va bien.

Rien.

Rien, merci.

Pendant deux jours, nous ne prononcerons pas plus de cinquante mots, quelque chose en plus si aux infos il se passe quelque chose ou s’il reçoit l’un de ses rares visiteurs.

Dans ce cas, les cinquante mots seront nécessaires pour reconstruire la généalogie qui me lie à l’invité assis en bout de table. Une femme âgée aux cheveux courts. Un homme âgé avec son chapeau à la main, les doigts épais de l’agriculteur, le discours avare. C’est le cousin de son frère, la belle-sœur de la cousine, le cousin du cousin. 

Je suis le cousin de tout le monde. 

On dit kisén. Notre dialecte est doux, indolent, étiré comme celui des blancs qui vivent dans les États du sud de l’Amérique. La voix nasale, le “r” avalé comme celui des cow-boys pétroliers du Texas, en Oklahoma, fatigués par le soleil et la poussière. Mais ici, tout autour, il n’y a que des collines et des rivières paresseuses.

Raconte-moi quelque chose, je dis.

Il répond en haussant les épaules. Un orage soudain, dit-il, un petit accident à la fille d’un cousin, le maire qui a fait quelque chose. J’ai l’impression que ce sont les mêmes nouvelles qu’il m’a données quinze jours plus tôt. Un enterrement, ajoute-t-il, il dit le nom et l’âge du mort. À son âge, les morts sont importants.


Il utilise un mélange personnel de café: trois parties de décaféiné et une partie d’Arabica qui grincent dans le moulin à main. La machine à café fonctionne, en plus petit, comme celle qu’il utilisait dans son bar soixante ans plus tôt. Il conserve de nombreuses photographies de cette période. À la mer, en montagne, en short à côté d’une tente de camping, le bar. Énormément de photos de ma mère. Beaucoup de tous les deux, en couple. Sur l’une d’entre elles, il porte un soutien-gorge, comme ça, pour rire. 

Il sert le café en tenant les soucoupes et les tasses dans la même main. C’est une acrobatie qu’il a redécouverte ces dernières années, souvenir de ses jeunes années, serveur dans l’auberge de sa mère. Il ne le dit pas, mais ça a été la période la plus heureuse de sa vie. Maintenant, à la fin de son existence, il redécouvre des gestes, des habitudes.

Il est retourné vivre dans la maison où il est né pour clore le cercle.

La conversation avance lentement, s’enlise dans de longs silences, des commentaires banals, des persiflages banals. Il a commencé à oublier, à confondre les souvenirs, les noms, les dates. Il se trompe, se confond et s’irrite. Mais avant de se mettre en colère, il baisse les yeux et secoue la tête. Il devient triste et se plaint de son âge. Son expression préférée est “à présent”.

Il me tend une pile de lettres de la banque. C’est important que tu saches, dit-il. Il aimerait que je les lise, que je les lui explique, que je le protège de la bureaucratie privée. Je fais défiler le texte dense, plein de termes que je ne comprends pas, j’essaie d’interpréter le message et j’ébauche une réponse. Il ne me croit pas. J’invente encore jusqu’à ce qu’il abandonne. Lundi, il ira à la banque, demandera de voir la directrice et se fera expliquer ce qui arrive à sa petite fortune. Elle le satisfera.


Dehors règne la plus belle lumière du jour: l’or du coucher de soleil caresse la crête des collines. On ne voit pas les collines depuis la fenêtre de la cuisine et je trouve une excuse pour sortir.

As-tu besoin que je t’achète quelque chose?

Je n’ai besoin de rien.

Je t’achète les choses encombrantes, les plus lourdes.

Il secoue la tête. Il m’informe qu’à peine hors de la cour, il y a un supermarché avec tout ce dont on a besoin, le propriétaire est un cousin, ils le traitent bien, ils lui ramènent les choses lourdes à la maison.

Depuis combien de temps est-il là?

Il réfléchit et fait un geste pour indiquer des dizaines et des dizaines d’années.

Il n’a pas compris le sarcasme, je n’insiste pas.


Enfin il me satisfait: il demande que je lui prenne un certain papier toilette, il arrache la marque du paquet presque plein et me le tend pour que je ne fasse pas d’erreur, répète le nom, me donne les noms trompeurs de la concurrence, le nombre de rouleaux, le prix. Il dessine une petite carte pour joindre le seul supermarché au monde qui vend cette marque. J’y vais et je reviens. Et je me trompe: le papier est triple et non double. Et je ne vois même pas le coucher de soleil sur les collines.


Nous préparons le dîner. Pendant quelques minutes, la conversation devient intense et on risque de se disputer sur la quantité de sel à mettre dans l’eau, si l’on doit rompre ou pas les spaghettis et sur le beurre. Il accueille avec enthousiasme les plats que je lui prépare, mais ne les mange jamais complètement.

Tu en veux? demande-t-il, je n’ai pas touché à cette partie.

À tout ce que je lui propose, il ajoute du sel, du poivre, de la mayonnaise, du Worchester, du parmesan râpé pour lui donner une touche plus familière.


Nous allumons la télévision pour regarder les informations. Il faut garder le volume élevé, sinon il demande: tu comprends, toi? Parfois, il me demande de lui expliquer ce qui se passe, les gens qui se disputent, les bateaux, les noirs, les policiers, les femmes énervées qui agitent les bras, les voitures de la Police avec leurs gyrophares allumés, les déchets dans la rue, les taches de sang, les turbans et les pantoufles abandonnées. Il porte les cafés avec une seule main.


Après le dîner, le silence est intact. Il somnole dans le fauteuil, le visage tourné vers la fenêtre de la cour. Lorsqu’il ouvre les yeux, il se lève et dit: viens avec moi. Sur les étagères de la commode de la chambre, il y a une petite galerie de portraits. Les morts. Le plus grand est celui de ma mère.

Il saisit les poignées du tiroir du haut. Il ne s’ouvre pas. Il sort une clé de sa poche et me la tend. C’est une clé simple pour une serrure facile à crocheter. Je la tourne, mais le tiroir ne cède pas. Il me regarde d’un air suffisant. Sur le côté du meuble, il a percé un trou et inséré une vis qui empêche au tiroir de s’ouvrir. C’est une astuce tellement simple et naïve que je suis convaincu qu’elle peut fonctionner. Un dossier rouge rempli de documents et une boîte à biscuits. Nous nous asseyons sur le bord du lit. Dans la boîte, il y a plusieurs paires de lunettes, il les essaie et finit par préférer celles à monture féminine qui appartenaient à ma mère. Il me montre le relevé bancaire, pas grand-chose. Il reste bien peu de tout ce qu’il a accumulé au cours de ses années de prospérité, et qu’il gère avec un équilibrisme précis. Autant il en entre, autant il en sort. Il retire en début de mois toujours le même montant. Il paie comptant, savoure la sensation physique de l’érosion, ticket après ticket, de ses biens. Les reçus de facture datent de plusieurs décennies. Une brochure de la croisière Gênes — Cagliari — Naples, le numéro de téléphone d’une agence de voyages qui n’existe plus. Les plans d’une maison, un long protocole de contrat de propriété de la maison. Il parcourt les archives avec un certain plaisir: c’est sa victoire sur le chaos d’une vie qu’il ne comprend plus. Trop rapide pour quelqu’un né avant la guerre.

Tout est ici, dit-il, c’est à toi.

Il abdique. Il dépose sa fragile couronne. Il se sent comme un invité dans un monde qu’il habitait il y a longtemps et qui ne lui appartient plus. Il me remet personnellement son héritage, il se congédie lentement. À présent.

Dans la garde-robe, il y a de nombreux costumes, des chemises et des cravates achetés il y a au moins quarante ans. Il me demande d’essayer les vestes, il me montre le tissu et la coupe.

Prend-les, utilise-les. Tout est à toi maintenant.


J’ai des bras plus longs, des jambes plus longues, je n’ai pas le ventre qu’il avait alors. J’en prendrai deux pour lui faire plaisir. Il n’y a aucun espoir pour les pantalons. Cependant, je lui dis que, dans mon quartier, il y a un tailleur chinois qui est un magicien et j’emporte les vestes et les pantalons. La semaine prochaine, nous reviendrons ici pour répéter le même rituel jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien.


Dehors l’air est frais, le clocher qui domine notre cour est éclairé par la lumière chaude du coucher de soleil. Je le convaincs de sortir sur la terrasse et de s’asseoir sur la balançoire à deux places. Nous restons silencieux en écoutant les cris des hirondelles et les cris des chauves-souris entre les toits et le clocher. Combien de soirées allons-nous encore passer ainsi? Est-ce qu’il se le demande parfois? Que pense-t-il de la nuit qui approche? Il arrête de se balancer, enfile ses pantoufles et me regarde.

C’est suffisant?

Très bien, je réponds, bonne nuit.


Chaque jour, la nuit commence un peu plus tôt. Papa commence à barricader les portes donnant sur la terrasse. La nuit, nous nous enfermons à l’intérieur. Je l’entends se lever, j’entends le craquement du parquet de sa chambre, le frottement de ses pantoufles, le pas qui oscille. La maison est parsemée de lumières qui guident vers la cuisine, la salle de bain. Il s’approche de la porte de ma chambre, mais ne l’ouvre pas.

As-tu besoin de quelque chose? demande-t-il.

Non merci.


Avec l’aube arrivent les bruits du marché dominical, le passage des tracteurs, le rythme des talons d’une jeune fille, le coup bref d’un klaxon à peine effleuré. À la maison, le temps est toujours le même, quels que soient le jour, la saison, les humeurs des autres.

Il me demande de l’accompagner au marché. Il prend un sac à bandoulière où il range son portefeuille, des mouchoirs et un vieux téléphone portable toujours chargé qu’il n’a pas utilisé depuis des années. Le bâton, le chapeau. Sur la place, quelqu’un le reconnaît, l’appelle par son nom, il sourit et répond aux demandes concernant sa santé avec de courtes phrases de circonstance. Cependant, il tient à me présenter.

Mon fils.

Il m’explique qui est la personne en face de moi, quel grade de cousin il a et comment il peut m’être utile. Parfois, il fait preuve de toute sa courtoisie et m’avoue ensuite qu’il n’a pas reconnu la personne qui l’a arrêté. À présent.


On fait le tour des étals de fromages, celui des fruits, du marocain qui lui vend les montres, les couteaux suisses, les lampes pour l’éclairage de la maison. Puis on rentre.


Je l’invite à aller au jardin. Il s’accroche à mon bras pour descendre les deux rampes d’escaliers. Le jardin au fond de la cour est entouré de murs, petit écrin de verdure très fertile encastré dans le centre-ville. Sans soins, il s’est transformé en un chaos végétal, à l’exception d’un coin bien entretenu.

Au printemps dernier, il a payé un garçon albanais pour couper les mauvaises herbes, nettoyer les chemins et tailler le figuier. Le garçon avait fait du bon travail et, en échange, papa lui avait donné la permission de cultiver lui-même un bout de jardin. Au téléphone, il m’a parlé de tomates juteuses, de petites aubergines, de piments très piquants, presque comme s’ils étaient le fruit de son travail. Il les regardait, mais ne se permettait pas de les toucher. Un soir, il m’a appelé spécialement pour me dire qu’Adrian lui avait apporté un panier rempli de produits du jardin. De très bonnes choses. Les Albanais sont comme nous, a-t-il conclu.


Après-midi d’agonie. Mon père a le regard serein de quelqu’un qui a accompli sa tâche. Il m’a révélé ses secrets, il m’a montré les clés qu’il accroche dans la cuisine, il a écrit le code de sa carte bancaire sur un billet, il m’a donné l’étiquette de la nourriture pour chien. Documents, penderie, potager. On n’a plus rien à se dire, on reste longtemps sur la balançoire en terrasse. Il s’endort, se réveille et reste silencieux, le regard perdu vers un endroit où il n’y a rien à voir.

Je t’ai tout dit, dit-il.


Chaque week-end, il me livre sa capitulation. Brûle les documents secrets, coule les navires, libère les chevaux, renvoie les derniers fidèles. Seul le chien aux yeux tordus reste à ses côtés. Il sait qu’il a assez vécu et ne veut pas en profiter.

Pendant un instant, j’ai la sensation qu’il n’est plus là, qu’il est déjà parti pour toujours. Je pose une main sur son épaule osseuse. Un corps usé et résistant. Un homme de verre fin. Je l’écoute respirer. Je le sens apprécier la main chaude de son fils sur son dos. Je ressens une fois de plus le sentiment d’éternité qui existait entre nous lorsque moi j’étais enfant et lui était le père. Je reviendrai, dis-je. Le vieil homme hoche la tête. À présent.


Il reste debout sur la terrasse surplombant la cour, les mains derrière le dos, le chien assis à ses pieds, les pieds dans des pantoufles, des pantoufles de feutre. Il me regarde en silence charger mon sac à dos, ma veste et mes livres dans la voiture. Quand je lève les yeux pour le saluer, il ébauche un sourire.


Capitulation

?
Italie
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