Carbonisé
Vandergraaf était détendu. Jamais il n’avait été aussi détendu. Couché. Sur son lit. Son dernier lit.
Il était encore chaud. Plus pour longtemps. Il le savait. On sait ces choses-là.
Il ne lui restait plus qu’à passer le temps. Le temps qu’il lui restait. Le sable accélérait sa course dans le goulot qui le faisait passer du haut vers le bas. Rien ne pouvait arrêter cette chute.
Vandergraaf fixait le chandelier à deux branches fixé au mur. Une ampoule était grillée. L’autre faible.
Son esprit, plus clair que jamais, brillait à l’intérieur de lui-même à l’inverse de la pénombre de la chambre où il gisait.
Les chocs de la vie sont des torches qui illuminent notre caverne. Les naissances de ses enfants brûlaient encore en lui.
Il se souvenait de celle de son aîné. Il avait d’abord fondu en larmes devant le petit être fripé et aveugle. Très vite, il avait imaginé son avenir déroulé en tapis rouges disposés en étoiles de possibilités.
Il se souvenait aussi de celle de sa cadette. Sa fragilité l’avait moins ému que la simplicité de sa beauté.
Il vit des images de futurs. Toutes en rose.
Les années coulèrent d’amont en aval.
Son fils ne porta pas les fruits de son imagination. Le garçon timide n’avait qu’une envie. Qu’on lui dise quoi faire. Il s’appliquait à la tâche sans énergie ou passion. Il la bâclait ou non. Il se fichait de l’opinion d’autrui.
À l’école, avec des notes moyennes, il échoua sans émotion à l’examen d’entrée à l’administration, à deux reprises. Il finit par décrocher un poste de troisième grade qui le satisfit. Sans autre ambition.
Les citoyens se plaignaient du service où il officiait sans qu’il n’en fût plus troublé que ses collègues. Les conversations à la pause de dix heures, de midi, de trois heures, tournaient en orbite autour des prochains congés, des heures de récupération, des retraites anticipées. Certains bossaient pour quatre. D’autres se hâtaient lentement. Les premiers ne prenaient pas le temps de se plaindre. Les seconds en disposaient à loisir. Ça avait toujours été comme ça. Ce serait toujours comme ça.
Vandergraaf ne pouvait pas dire qu’il avait été fier de son fils. Il n’en avait pas honte non plus.
Quant à sa fille, il ne savait pas quoi penser de cet ouragan qui avait fait voler son mobilier en éclats, provoqué disputes et admiration devant tant d’opiniâtreté.
Elle n’avait étudié que les cours qui l’intéressaient. Elle les avait réussis en pôle position. Elle connaissait ses objectifs, se tendait vers eux, ne les lâchait pas. Pas plus que ceux qui l’épaulaient. Sa propre exigence égalait celle qu’elle imposait aux autres. Maris, enfants, collaborateurs de son entreprise, chacun subissait la pression, la redoutait, la regrettait, la justifiait, l’acceptait, se soumettait, se rebellait, se sublimait, fuyait, se cassait en deux. Son soleil noir n’épargnait personne.
Ses relations fraternelles se teintaient moins de mépris que d’indifférence ou d’incompréhension. Le fossé d’une largeur océanique les empêchait de s’apercevoir. Leurs continents s’ignoraient.
Vandergraaf se sentit plus faible encore. Comme si le matelas sur lequel il reposait s’affaissait davantage et ne le retenait plus de l’inconscience définitive que de l’épaisseur d’une plume.
Il trouva la force d’un ultime questionnement. Comment avait-il fait pour engendrer deux opposés dans le même nid? Lui-même se considérait en homme de devoir, même si la conquête du monde ne l’avait jamais intéressé.
Son fils l’attristait. Se laisser voguer au gré du courant. Sa fille l’effrayait. Il n’osait plus l’approcher de peur de se brûler à son contact tant le mouvement échauffe les particules. Étaient-ils creux l’un comme l’autre? Ou au contraire remplis d’une sagesse dont il ne percevait pas le contenu?
Et puis, il y a eu cet incident. Majeur. Qui a brisé sa vie. Et celle de ses enfants. Un séisme que personne n’attendait.
Désolé. J’arrête. J’en ai marre de jouer au narrateur. De subir la pression éditoriale et celle que je m’impose. Marre de raconter, de m’appliquer à toucher du doigt le mot juste, celui qui vous fera vibrer. Marre de croire en ma littérature. En la littérature. Burn out! Pour votre plaisir! Pour ma souffrance!
Alors, cette fois-ci, cette fois-ci seulement, je parle pour moi. Sans le média de mes marionnettes de papier. Je me livre. Sans histoires. Sans fards. Vous voulez savoir ce que je pense de cette société gonflée à l’hélium de l’ego, de la performance, du succès, de l’épuisement de nos ressources et de celles du monde? Vraiment? Alors voilà.
Les auteurs écrivent. Les sportifs courent, sautent, lancent. Seuls ou en équipes. Les ouvriers découpent, asphaltent, collent, broient. Les cols blancs organisent, projettent, jettent. Les bébés rotent, touchent, éprouvent la distance et les couleurs si neuves. Les mères langent, talquent, font les goûters. Les pères aussi. Les étudiants planchent, grattent. Les chômeurs cherchent. Les retraités préparent leurs voyages, bêchent leurs jardins, se concentrent à l’université du troisième âge. Les malades combattent. Pour leur santé. Pour leur vie. Il n’y a que les mourants qui ont droit au repos parfois laqué du goût de l’amertume.
Alors? Faudrait-il un monde sans chaos, où tout est pesé, tout est prévisible? On travaille à l’envi, pour ne pas se fatiguer trop, ne pas s’user, ne pas souffrir?
Ah! La souffrance! C’est l’épouvantail. On ne veut plus souffrir! Certes, lorsque l’on souffre, on voudrait que ça s’arrête. Tellement c’est dur. Mais quel malade n’a joui du soulagement de la guérison? Quel sportif n’a senti le plaisir intense des endorphines sur la ligne d’arrivée? Quel travailleur n’a pas regardé avec émotion le mur achevé? Quelle mère, à la fin de la journée, n’a pas éprouvé, lorsque l’enfant dort déjà, la joie d’avoir accompli une infime portion de la tâche titanesque qui est la sienne?
Il n’y a aucun bonheur sans souffrance. Le résultat compte moins que l’acte. Mais s’il n’y a aucune perspective de résultat, il n’y a pas d’effort.
Bien sûr, si je rentre tous les soirs, éreinté, vers neuf heures chez moi, abruti par la télé anesthésiante, je peux pointer l’absurde de ma condition. Est-ce que je travaille pour mon compte en banque ou pour les autres? Les deux!
Or, on ne regarde que la première réponse avant d’écarter la seconde. Être borgne fait perdre le sens de la profondeur.
Chaque morceau de soi qui s’arrache, chaque gramme de notre énergie qui s’évapore ne se perd pas. C’est pour nos frères et sœurs humains. L’ego n’est pas un but, mais un carburant. Sans ego, pas de sport, pas de joie du geste parfait, de la foulée aérienne. Sans ego, pas d’entreprise, pas de travail, pas de biens si indispensables à nos besoins primaires et émotionnels, pas de services. Sans ego, pas de soins, pas d’investissements pour les continuateurs de nos gênes dont on vante aux voisins les mérites. Sans ego, pas d’art. Sans ego, pas de pensées.
Le résultat. La victoire. Fadaises. Toute parcelle de mouvement va quelque part, donne des effets. Bons ou mauvais.
On voudrait ne plus souffrir. On voudrait la félicité de l’équilibre. Il n’y a pas d’équilibre. Juste la course du spermatozoïde sans ego, qui frétille de sa queue pour percer le premier la membrane de l’ovule. Il n’y a ni intention, ni volonté.
Nous nous leurrons à croire en notre liberté d’en faire trop ou pas assez, pour nous, pour les autres, pour la planète.
Nous sommes ce que nous sommes devenus par le poids de l’évolution, pas par celui de la morale. La morale ne naît que des circonstances. Elle est variable. Dans le temps. Dans l’espace.
Pourquoi tentons-nous de ralentir ou d’accélérer? Parce que les circonstances s’impriment en nous. Il n’y a pas de morale absolue.
Si le climat est un danger, on créera une morale pour tenter d’éviter le pire. Mais si le postulat se renverse, la morale changera.
Les forces humaines sont la somme des caractères de chacun. Et chacun diffère de l’autre. Mon ostéopathe me disait qu’on avait identifié cinq catégories de ligne de conduite. Elles ne sont pas des définitions sans recours, ni étanches entre elles pour tout individu. Mais ces tendances fortes existeraient.
Il y a l’artiste. Gros ego. Sentiment de justice exacerbé. Recherche de l’harmonie. Parfois au détriment, parfois à l’avantage du semblable. Individualiste. Il voit ce que les autres ne voient pas.
Il y a le suiveur. Il n’est à son aise que si la décision ne lui incombe pas. Vivons heureux, vivons cachés. Collectiviste. Mais aussi revanchard. “C’est todi les p’tits qu’on spratche”.
Les sociaux parlent. Peu importe le sujet ou son intérêt. L’essentiel c’est l’épouillage. Familialiste. Maintenir le lien de la communauté. Gossip. Gossip.
Les performants ont une obsession. Le contrôle d’eux-mêmes et des circonstances. L’exploit physique ou l’intellectuel ne se gagne que dans la souffrance et la maîtrise.
Les “chefs” ne s’épanouissent que dans le contrôle des autres. Rongés par l’angoisse de perdre ce pouvoir narcissique et efficace ou non. Leur personne rayonne tant qu’elle aveugle autant les autres qu’eux-mêmes.
Regardez tout autour de vous. Regardez-vous vous-même. Je m’y suis exercé et à ma surprise ça fonctionne.
Après réflexion, cette diversité est logique. Elle a peut-être participé au succès de l’espèce.
Alors? Souhaiter qu’il n’y ait plus de chefs? Envoyer en camp de rééducation pour qu’il n’y ait plus que des artistes ou des sociaux? Un monde où on ne ferait plus que peindre ou converser? Utopie. Qui dit “utopie” dit grand malheur.
Peut-on améliorer les choses à la marge? Sans aucun doute. Mais jamais nous ne changerons de nature. Même si nous courons au précipice? Et bien! Nous tomberons.
Les dinosaures ont disparu. Aussi un changement climatique. La seule différence avec les lézards géants est que nous sommes conscients de creuser notre tombe individuelle et collective.
Nous écarter de ce que nous sommes est une chimère. Nous adorons autant courir vers les chimères que vers le vide.
Si vous m’avez bien suivi, vous vous attendez à ce que je vous raconte la fin de l’histoire que j’ai interrompue par mon burn-out littéraire, que je me fasse souffrir pour votre curiosité, que je sois prisonnier de ma condition artistique.
Et bien non! Je décide de penser à moi d’abord, de ne pas me soumettre au diktat du lecteur. Je n’écris plus. Vous ne saurez donc rien de la mort de Vandergraaf.
