Cigogne
“Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’envoyez-vous cette calamité? S’il s’agissait d’un bras ou d’une jambe, ce ne serait que demi-malheur. Mais, sans nez, un homme n’est plus un homme; c’est un rien qui vaille, bon à jeter par la fenêtre. Si encore je l’avais perdu en duel, ou à la guerre, ou par ma faute! Hélas non! Il a disparu comme cela, sans rime ni raison…”
Gogol, Nouvelles de Pétersbourg, “Le Nez”,
trad. Henri Mongault, Folio classique, p.242
Une protubérance. Elle a une protubérance qui déforme son masque. Elle est apparue, comme ça, du jour au lendemain. Et elle n’ose enlever son masque, de peur de ce qu’elle trouverait.
On en est à la variante sigma du virus. La conscientisation extrême de la transmission des microbes a bouleversé l’imaginaire collectif, et fait se déplacer les frontières du sale et du propre. On se sent désormais sali lorsqu’on respire sans masque un air partagé avec des inconnus. On s’y est tellement fait qu’on oublie parfois de l’enlever. Devenu objet de mode, il cristallise de nombreuses revendications.
Certains refusent encore de le porter, criant à la tyrannie, à la déviance totalitaire du pouvoir qui cherche à contrôler même les corps, au fascisme médical, autant de termes qui recouvrent pour chacun ce qu’il peut y avoir de plus grave et de plus dramatique à l’échelle d’une société, vecteurs d’un cri d’indignation qu’ils portent dans toutes leurs connotations; mais mots qui ne dénotent rien de plus précis que cette sourde colère qui appelle à une mobilisation vécue comme grande et juste, comme une mission sans fin déterminée, si ce n’est un immense Non.
Ces cris, relayés par ceux qui s’appellent eux-mêmes les médias, médiateurs de toute information, médiateurs entre membres d’une même société, jouissant de leur pouvoir, sont tour à tour analysés par des experts raisonnables et mesurés qui reconnaissent humblement la part de vérité qui en résonne, tout en montrant leur exagération d’un ton rassurant, chiffres à l’appui; tournés en dérision par un tweet assassin qui fait le buzz; repris par des personnalités politiques qui cherchent à les institutionnaliser; accusés de semer le désordre et le mensonge par les dirigeants, indignés par tant d’ingratitude.
D’autres font l’apologie du masque: enfin, l’égalité est atteinte! Les visages ne peuvent plus provoquer de discrimination; plus de moqueries sur l’acné, le gros nez ou les taches de rousseur. Le visage masqué ne porte plus que les marques choisies. On ne rencontre l’autre que par les yeux, qui sont les fenêtres de l’âme, c’est bien connu, et par la voix, porteuse d’une parole voulue et maîtrisée par la personne. Enfin, les apparences ne sont plus un obstacle au véritable être de chacun! Enfin, ce visage qui parfois frappe par sa singularité, est caché! Le masque, donc, supprime une inégalité de plus, et la culture progresse encore dans le sens d’une plus grande justice universelle, puisqu’il efface une différence subie de plus. (Singulier soulagement que celui de pouvoir enfin ne plus voir les visages…)
Et ce brouhaha général rassure ceux qui ne savent plus quoi penser, puisqu’il est la preuve qu’on peut encore discuter, et qu’il n’y a donc pas de tyrannie. Les masques sont portés, les instructions suivies, il faut ce qu’il faut, on n’y peut rien. Et les cœurs s’endorment. Et le souffle, renvoyé à lui-même par le masque en un cercle stérile, se renferme sur lui-même…
Mais depuis quelques semaines, une inquiétante rumeur court. On n’ose pas y croire, on n’ose pas, surtout, la vérifier. On raconte que les masques lisseraient les visages. Après tout, quoi de si étonnant? Même les roches les plus saillantes sont adoucies et lissées par le passage constant de l’eau. Un visage à la chair si tendre ne peut-il, lui aussi, être doucement poncé par ce papier de verre qu’est le masque? Qu’adviendra-t-il des visages? Finiront-ils par être effacés? Et le nez se fondra-t-il dans le visage, visage-galet?
Quand, enfin, la rumeur éclate en plein jour, sur les plateaux de télévision, on retrouve les mêmes lignes de discours: les uns s’indignent, et voient le phénomène, considéré comme établi, comme la preuve de la justesse de leur colère et de la cause qu’ils défendent. (Mais quelle cause, précisément? Nul ne songe à le leur demander, et nul ne songerait même à y répondre clairement, tant son aveuglante évidence masque son inexistante substance.) Les autres exultent dans cette nouvelle avancée vers l’égalité: plus de visages! Quelle beauté! Une surface lisse à former, sur laquelle dessiner nous-mêmes! Et que nous pourrions changer, chaque jour! Plus de visage déjà donné! La nature elle-même court vers l’égalité! Les experts, enfin, appelés à grand renfort, rappellent que rien ne prouve que le phénomène soit établi, il faut attendre les examens, sondages, et autres données chiffrées qui permettront d’avoir une parole mesurée, prudente, et surtout objective, sur la réalité. Et ceux qui ont laissé leurs cœurs s’endormir, rassurés par la constance du brouhaha, haussent les épaules.
Mais tous fuient les miroirs. Ceux qui vivent ensemble s’épient secrètement, en se demandant si ce nez n’était pas plus pointu, cette lèvre, plus charnue. On cherche dans le regard de l’autre quelque chose qui rassure, sans la trouver. On n’ose formuler ses angoisses. Et puis certains trouvent le courage de faire face: d’audacieux youtubeurs et twitteurs décident de prendre leur visage en photo sans masque tous les jours. Et on verra bien si cette rumeur est fondée! Certains, même, retrouvent d’antiques instruments de mesure utilisés par les physiognomonistes du XIXe siècle, et se mesurent le visage tous les jours. Commence alors la compétition de la mise en scène du visage: avec ou sans maquillage? Avec humour ou gravité? Faut-il varier la pose? Sourire? Comment montrer la vérité du visage? Et ceux qui regardent continuent à hausser les épaules devant le spectacle de la folie du monde, dont les déclinaisons infinies lui donnent cette indétrônable stabilité. (Est-elle désespérante? Est-elle rassurante? Après tout, si elle a toujours existé, et qu’on a survécu jusqu’à maintenant, au moins peut-on penser que l’on continuera à survivre, et peut-être pas si mal…)
Voilà plusieurs semaines qu’elle suit avec attention ces séries de photos et de débats sur la véracité ou non de cette rumeur. La protubérance ne disparaissant pas, elle trouve le courage, un matin, d’ôter son masque et de se regarder dans le miroir. Elle le remet bien vite, horrifiée par ce qu’elle voit. Puis, tous les matins, elle s’examine de plus en plus longtemps devant son miroir, le sentiment d’horreur s’atténuant de jour en jour pour laisser place à une forme de curiosité irriguée par une sourde inquiétude. Son visage change, à elle aussi. Mais il ne se lisse pas. Au contraire, son nez s’allonge, rendant le port du masque de plus en plus inconfortable. Et il ne s’allonge pas seulement: il durcit et prend une couleur indéfinissable. Son masque ne suffit plus à le cacher: il est là, visible. Ce que son nez devient lui évoque quelque chose, qu’elle ne parvient pas à nommer. Ses amis s’inquiètent de cette bosse. Qu’est-ce que c’est? Peut-être devrait-elle consulter un médecin? Leur sollicitude la touche d’abord, puis finit par la vexer, révélant moins leur amitié que leur profond attachement à la norme. Devant son refus obstiné de consulter quelqu’un, n’importe qui, pour trouver une solution à ce problème, assurés de l’excellence de leurs intentions et allégés par leur bonne conscience, ses amis la laissent de côté, jugeant la relation impossible et son renfermement sur elle-même un obstacle indépassable. Ils se mettent ainsi à l’abri du miroir qu’elle est devenue par son visage visible en dépit de tout masque, rappel insupportable de la réalité de celui de chacun, de cet absolu qu’il préfère caché.
Elle, cependant, ne peut échapper à son visage. Quoi qu’elle fasse, son nez l’empêche de l’oublier. Elle, injustice suprême, ne peut dessiner sur un visage-galet; le sien a un relief incontrôlable et nul masque ne le ponce. De désespoir, elle décide de ne plus quitter sa chambre. Elle devient amorphe. Elle finit par oublier: le monde, son visage, ses vexations ou ses désirs; il ne reste plus rien. Il ne reste que la sensation d’un matelas mou et d’une couverture qui vient l’anesthésier par sa douceur et sa chaleur.
Un matin, réveillée par un rayon de soleil de printemps venu lui chatouiller les paupières, frappée par le cri strident d’un rouge-gorge et le gazouillis de moineaux nichés sous le toit, elle trouve enfin le courage et la force de se lever. Observant l’incessant jeu des moineaux, incapables de rester plus de quelques secondes sur la même branche, elle se sent des fourmillements dans les jambes et décide de sortir. Comme à son habitude, elle enfile son masque — et entend le tissu se déchirer. Son nez, long et pointu, était passé au travers. Elle en essaye un autre, mais il se déchire aussi. Refusant de comprendre, puis saisie par une rage inconnue, longtemps refoulée, elle passe ainsi tous ses masques. Et tous passent par le même déchirement.
Éprouvant un soulagement qu’elle ne s’explique pas, elle se regarde une dernière fois dans le miroir, sûre que son nez s’est encore allongé, prend une respiration, ouvre la porte, et sort de chez elle. Elle garde les yeux baissés pour ne croiser le regard horrifié de personne, et s’empresse de retrouver un chemin à l’écart, bordé d’arbres non entretenus, de buissons en bataille, d’orties et autres herbes tenaces. Elle cherche des yeux ces oiseaux qu’elle entend, et qui se fondent dans les feuillages et branchages. Il lui prend l’envie de chanter, elle aussi, non, mieux, de gazouiller. Elle rentre chez elle après un long moment de contemplation visuelle et sonore, se sentant légère pour la première fois depuis longtemps, habitée par la simplicité en mouvement qu’est l’oiseau.
Tous les jours, elle retourne écouter et voir les oiseaux. Parfois, elle croise un regard qui lui rappelle son nez, mais elle ne s’en inquiète plus. Elle goûte le plaisir oublié de respirer l’air extérieur sans filtre, de souffler droit et non circulairement. Chaque respiration est nouvelle. Tout ce qui entre en elle est nouveau, et ressort, transformé. Oh la joie de ne rien garder pour soi! De recevoir et de donner, un regard, une écoute, un souffle! Elle ramasse ainsi des trésors, qu’elle range soigneusement dans une petite caisse en rentrant chez elle: une noisette, une feuille rouge, un pistil de pissenlit venu se poser sur sa joue, baiser-nuage. Elle est si absorbée par ce nouveau monde qu’elle découvre qu’elle en oublie l’ancien. Elle ne se rappelle plus la dernière fois qu’elle a parlé avec quelqu’un; à dire vrai, elle ne se rappelle plus vraiment qu’elle ait discuté avec qui que ce soit. Parler n’a plus tellement de sens pour elle. Elle est toute écoute, plein regard; en son cœur résonne une acclamation sonore de ce monde vivant qui la comble si généreusement.
Elle ne voit plus son corps continuer à changer. Sa peau se couvre d’un fin duvet clair. Son nez a franchement changé de couleur, devenu orangé, presque rouge. Son dos la gratte régulièrement. Mais, libérée de cette inquiétude fondamentale produite par l’ancien monde si soucieux de la norme, elle se plonge avec bonheur dans cette légèreté qu’elle découvre, ou qu’elle retrouve, souvenir d’un temps ancestral qui n’a jamais eu lieu.
Et puis un jour d’été, sentant le temps venu, elle ouvre la fenêtre. Une brise vient soulever ses plumes avec douceur. Enivrée de joie, elle claquette de célébration. Déployant ses grandes ailes blanches, après avoir secoué chacune de ses plumes et fait rouler chacun de ses muscles, elle prend son envol.
