Concentrés sur l’essentiel
—Salut! Nicolas?
Elle est passée sans me voir, quelques instants plus tôt, tout occupée à me chercher à une table où je n’étais pas.
—Salut! Morgane?
Sourires. Ce mot, “Salut”, que je n’utilise jamais.
Je lui préfère de loin “Bonjour” ou “Bonsoir” si l’heure l’exige. Parfois un familier “Hello!”, plus sympa pour entamer la conversation.
—Asseyez-vous… Enfin… Assieds-toi…
Levé à moitié, coincé par la table et la banquette, plié en zig zag, penché, la bise prévue vite donnée.
Elle place sa veste sur le dossier, son sac à terre. Elle prend son temps et je patiente, genoux actifs, quadriceps tendus, fesses soulevées de l’assise, buste incliné.
Inconfortable mais provisoire, heureusement.
Assis tous les deux.
—Voilà! On s’est trouvé. Enfin… Pour ce soir.
Elle n’embraye pas. Elle fait le point.
—C’est bien ici, lumineux. Pas piégeux comme le bar à l’arrière, cosy, Chesterfield et tout, et tout….
Piège? Tout est codé, me dit-elle avec ce seul mot.
Elle cadre le jeu: ce rendez-vous, initié par un échange de messages sur un site de rencontre, a un objectif: valider ou non une comptabilité qui ouvrirait à une suite possible.
Elle précise en sous-entendu: je ne suis pas celle qui se laissera entraîner plus loin qu’elle ne l’aurait voulu.
—Oui! C’est bien. Mais il faut en profiter. En octobre l’hôtel fermera pour une rénovation complète.
—Ah! Tu es bien au courant. Tu viens souvent ici. C’est ton poste de rendez-vous. C’est ça?
Ses yeux pétillent. Un soupçon d’ironie. Elle s’est un peu penchée vers moi, prête à m’écouter lui dire que je viens chaque semaine faire mon marché ici.
Élégante, des gestes souples, un œil aigu, le sourire frôleur. Mais très carrée. Straight to the point.
—Ne me crois pas à la chaîne, loin de là. Mais c’est vrai, j’aime l’atmosphère de ces murs crème, les lustres à pendeloques, le velours à mémés…
Petites indications de tête vers les points de vue les plus marquants de ce kitch amusant. Elle suit le mouvement.
Bon, j’y vais.
Fort.
—Comme toutes les photos, celles que tu as mises sur le site sont menteuses. Bêtement menteuses.
Concluons par un sourire.
Elle sourit. Mais… sourire technique.
Ce n’est peut-être pas passé.
Elle relance en changeant de sujet.
—Je n’ai pas compris ton job, dans le descriptif. Tu es dans quel secteur?
Tête penchée, sourcils un peu froncés, mains jointes. Elle attend une réponse précise.
—Droit. Droit des affaires.
—Ah. Dans quel cabinet?
—Verbrugge. Je suis un des “et compagnie”.
—Nous avons hésité entre vous et Kempers. Finalement nous avons choisi Kempers. Plus d’avis positifs, suite à nos coups de sonde. Cela s’est joué de peu.
—Et toi? Tu…
—Contrôle qualité pour un fournisseur NATO. Je suis consultante.
—NATO, OTAN?
—Yes. Je ne peux pas en dire plus, tu comprends.
Neutralité professionnelle.
Elle y va fort! Nous n’avons pas échangé vingt mots et elle a déjà posé son profil “détentrice de secrets défense”.
Efficace, la fille.
—Bien! Que veux-tu boire?
Subite apparition du serveur, très efficace, lui aussi.
—Je vous sers?
Commande prise, il s’efface.
Casser les codes. Avec elle, c’est le bon plan, je le sens. Je précise mon profil.
—Comme nous sommes là pour faire connaissance, ne te fies pas trop au juriste. Le pianiste se cache derrière lui.
—Tu joues?
Sourire à nouveau. Un peu surprise.
Changement de perspective.
Bien placé.
—Oui. Au point que j’ai failli choisir le Conservatoire plutôt que le droit.
*** *** ***
Belle palette de talents.
Il m’intrigue celui-là.
Droit, piano.
Un béni de la vie.
Le gars a réussi brillamment son master. Il n’est pas chez Verbrugge pour rien. Le piano de façon quasi professionnelle et, probablement, la fête en même temps.
Il aime l’intensité. Bon point pour lui.
Le faire parler.
—Je suis ici pour mieux te connaître. Dis-moi quelque chose de tes dernières vacances.
—Pas vraiment des vacances. Un saut à Verbier pour deux jours de ski. C’est facile. Avion jusqu’à Genève puis tu en as pour une heure en voiture.
—Tu me rassures! Avec ton petit côté artiste, je craignais que tu ne sois… un faux juriste, vrai écolo bobo. Jamais d’avion et tout le toutim.
—De ce côté tu peux être rassurée. C’est pas du tout, du tout mon genre. Les décroissants en sarouel j’aime bien les voir sur Insta mais pas à côté de moi. Merci.
—Vrai. Je me demande parfois si ces gens réfléchissent un minimum. À les entendre il faudrait des fermes en périphérie des grandes villes, travailler quatre jours par semaine et faire des bricolages avec les gosses le restant du temps.
—Comme mec, je me sens pas à l’aise avec ce programme. Comprends moi bien, je suis super féministe. Les femmes, au même niveau que les hommes. Mais pour les deux, faire le job, c’est bosser. Pas attendre que la manne tombe du ciel.
—Moi non plus je suis pas dans ce patern là. C’est top, on est déjà d’accord sur ça.
Le serveur dépose les boissons, le ravier de biscuits salés.
*** *** ***
Mignone. Un peu ronde mais pas trop. J’aurais dû mieux regarder quand elle est arrivée. Pourvu qu’elle aille pisser. Je pourrai me faire une idée.
Elle a des yeux qui convergent un peu. Mon point faible. Les femmes avec un léger strabisme: je craque.
Faut avancer maintenant.
—Comme je te le disais, tes photos ne te valent pas.
Elle fait sa chatte. Très bien. J’enchaîne.
—Ces sites de rencontre, j’en ai un peu ma dose. J’allais quitter Exclusive Meeting quand je suis tombé sur toi. Tu es l’ultime, je dois dire.
*** *** ***
Ils ne sont pas très inventifs. Combien de fois l’ai-je entendue celle-là. “J’allais laisser tomber l’appli de rencontre quand j’ai vu ton profil”… Pas très original mais beau gosse. Classique, sportif. Bonne situation. On ne sait jamais.
—J’y vais cash, si tu permets. Tu as la trentaine, comme moi. Comment tu t’es retrouvé sur E.M.?
—Une histoire classique. Les études qui te mangent un peu la vie. Des petites amies qui ne durent pas. Puis boulot, boulot, boulot. J’ai vécu trois ans avec une fille après mon stage. Mais, bon. Ça n’a pas duré.
—Ah! Pourquoi?
Je fais ma neutre, version entretien d’embauche. Question de le mettre un peu mal à l’aise.
—Elle me foutait la pression pour les gosses. De mon côté je n’étais pas prêt. Enfin, à l’époque du moins. Maintenant je me sens plus en équilibre. Le boulot, ça roule. Je vois où je vais. Il est temps de me stabiliser, côté affectif.
*** *** ***
—Et toi, si je puis me permettre, tu es sur E.M. depuis longtemps?
—Deux mois, quelque chose comme ça. C’est le moment de se dire les choses, non? Je me suis mariée. Trop jeune. Il avait presque dix ans de plus que moi. Je terminais mon école de commerce. Il était venu faire un exposé sur le trading haute fréquence. Je suis tombée dans le panneau. Six mois plus tard, la bague au doigt. Oh, je ne regrette rien, c’est pas mon genre. Mais au fond, il n’y avait rien qui collait. On avait pas la même vision du monde. Il était très rentier. Un fils à papa qui ne prenait rien au sérieux. À trente-deux ans il avait deux gosses de son premier mariage. J’avais pas vu le piège. Dix-huit mois plus tard, divorce. Mais j’ai beaucoup appris de cette histoire. Ça m’a permis de voir où étaient mes priorités.
—Et…?
—Trouver un homme avec lequel je suis au même niveau. Pas de différence salariale, ou alors minimale, un milieu semblable. Et surtout, surtout… un homme qui n’a pas d’enfants. Jouer la marâtre, j’étais pas prête, pas du tout!
Elle rit. Charmante. Elle a la bonne humeur communicative. Très vive au fond. Chouette!
—De ton côté, le juriste-pianiste, c’est quoi ton profil de femme idéale?
—Comme toi, enfin, comme ce que tu viens de dire. Mais, en femme, bien entendu!
Elle n’enchaîne pas. Ça ne la fait pas rire.
—Je te l’ai dit, je suis assez féministe. Enfin, je veux dire, la femme elle fait ce qu’elle veut. Si elle souhaite bosser, tant mieux. Si elle ne veut pas, je suis prêt à assumer. C’est pas là-dessus que ça se jouerait. Plutôt les valeurs. Pour parler d’enfants, c’est simple: si je dois avoir des gosses, il faut être d’accord sur l’éducation à leur donner. Voilà, c’est tout.
—Et tu en penses quoi de l’éducation à donner à tes futurs bambins?
—Le respect d’abord. Des parents, bien sûr, et d’eux-mêmes aussi. C’est important d’avoir le respect de soi. Très important. Et même, je vais te dire, le respect des gens qui ne sont pas comme nous. Je voudrais pas que mes gosses traitent mal des gens qui auraient pas eu la même chance qu’eux. Enfin la chance… L’essentiel c’est de leur apprendre qu’on obtient rien sans un travail continu. Ma hantise ce serait d’avoir des paresseux, des Tanguy. Respect et travail. Oui, ce sont les deux choses les plus importantes. Remarque je trouve essentiel aussi de leur faire comprendre que l’environnement, ça vaut la peine. Je leur ferai faire des camps de plein air. Et pourquoi pas, un stage pain naturel. Faut que les enfants sachent que les fish sticks ça ne se pêche pas.
—Tu as raison. On vit dans un monde où il faut apprendre à faire gaffe. Mais si nous on est conscient, c’est pas le cas de tout le monde. Les gens qui achètent encore des diesels plutôt que des hybrides, je ne comprends pas. Je-ne-com-prends-pas!
—Oui, mais la conscience, ça se partage difficilement. Tu l’as ou tu l’as pas.
—Donc le respect et le boulot.
Elle recentre. Faut pas essayer de la balader, la fille.
*** *** ***
—Mais soyons lucides. Je suis pas prêt à me tanner chez Verbrugge jusqu’à soixante ans. Mon plan c’est de pomper un maximum d’expérience. Ouvrir mon propre cabinet d’ici cinq à sept ans. Suer comme un animal pendant une vingtaine d’années puis lever le pied et suivre tout cela de loin en laissant mes collaborateurs faire l’essentiel du taf.
—Je vois. Cela te laissera le temps pour pianoter comme tu le voudras. C’est ça?
Rires.
Il est assez sympa. Il sait où il va. Je continue.
—Je suis un peu comme toi. C’est pour ça que j’aime pas les fatigués de naissance. Ils sont épuisés avant d’avoir rien fait. Mais bon, that’s life. Moins on fait, moins on fait. Ceci dit je suis consciente que le monde ne peut pas continuer comme il est parti. Mais la porte de sortie c’est d’en faire plus, pas moins. Quand tu vois les progrès techniques depuis la naissance de nos parents! Moi, j’ai confiance. La technique c’est pas le problème, c’est la solution.
—Cent pour cent d’accord avec toi. Les budgets R&D, c’est l’essentiel. Et pour ça, en, Europe, nous sommes vachement à la traîne. Quand tu vois ce que les asiates mettent dans le domaine. Il est temps de se réveiller.
—C’est clair.
—Pas de fumer des joints.
Nous rions tous les deux. Bonne complicité.
Il me fait un clin d’œil.
—Quitte à prendre quelque chose, la coke c’est plus efficace, d’accord?
*** *** ***
—Ah oui? Je ne sais pas. Je n’ai pas vu cette série.
Les choses avaient bien commencé avec Nicolas mais là, ça s’enlise. Depuis un bon quart d’heure, nous échangeons sur les films, les émissions, les influenceurs…
Et avant cela, nous avons fait dix minutes sur les spots que nous rêvons de visiter.
On tourne en rond, c’est évident.
Dommage. Il a une jolie petite gueule.
Bon, je regarde mon portable et, hop!
—Oulala! Le temps passe vite. C’est bon signe.
Un mini sourire pour ne pas le vexer.
—Là, je dois y aller. Mais c’était très sympa. Vraiment.
*** *** ***
Bien. C’est elle qui a pris l’initiative d’en finir. Un bon début mais ça s’est vite englué. Parfait, on va y aller.
—Exact. Très sympa.
Coup d’œil sur mon écran.
—Ah! Mais tu as raison. J’ai promis à des potes de les rejoindre près de la Bourse. On avait pas d’heure fixe mais, malgré tout, il est temps.
*** *** ***
Il insiste pour payer nos deux verres.
Je me la joue féministe égalitaire? Je le ferais si j’avais envie de continuer. Mais là c’est mort, je crois.
*** *** ***
Voilà, voilà. Une petite bise sur le trottoir. Elle m’a dit qu’elle partait vers Rogier. Moi je vais dans l’autre sens. Parfait. Ne rien ajouter.
Elle sourit. Elle conclut.
—Merci pour ce moment!
Je lui fait un petit geste de la main. Elle tourne les talons et s’en va.
Une peu trop boulotte quand même.
*** *** ***
Je suis pas certaine de le revoir. Il a quand même un côté bourrin. Il a beau être pianiste — dit-il —, il est très business, business.
J’espère qu’il est pas accroché. Je ne sais pas ce que je lui répondrais s’il m’écrit encore sur Elite Meeting.
Ça devient pénible cette histoire de rencontres amoureuses. Ça me fatigue. Je vais faire une pause.
Les deux vieux, là, qui se tiennent par la main, ça fait envie tout de même…
*** *** ***
Elle est brillante, c’est sûr. Mais froide, froide! Elle fera toujours passer sa carrière avant le reste. Avoir des gosses pour les laisser toute la journée chez une nounou, pas la peine.
La vache! Ça m’épuise toute cette histoire de sites, de baratin à chaque fois le même, les mêmes anecdotes, les mêmes questions. Pour peu j’aurais pu faire les deux voix.
Au stade où j’en suis, c’est plus fatiguant qu’amusant.
Je vais retourner sur Fast Love. Tu swipes à droite, tu swipes à gauche. Et hop! Au moins là-bas tout le monde sait que c’est juste pour le fun. T’as pas besoin de passer ton temps à faire des phrases.
Pourvu qu’elle ne m’envoie pas un message ce soir ou demain. Je vais faire le mort. Si elle ne bouge pas, c’est parfait. J’aurai la paix.
Cet apéro m’a lessivé.
C’est qui ces deux babas cool? “Free Hugs” Elle est mignonne, la fille…
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