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Entre terre et ciel


Je crois en l’homme et en sa raison. Sans cette croyance, je n’aurais pas la force de me lever le matin. (Galileo Galilei, Bertolt Brecht et… Thomas)



Belgique, 1997. Le jeune Thomas incarne le personnage de Galilée dans la pièce mise en scène par son école. Cependant, il ne fera pas du théâtre son métier. Il rêve d’imiter son héros italien. Mais l’astronomie implique de travailler la nuit. Il deviendra donc plutôt ingénieur physicien. 

Liban, 1999. La jeune Cindy choisit, elle aussi, de faire des études d’ingénieur. Au grand dam de son papa. Le seul père au monde qui, philosophe et poète, aurait voulu que sa fille valorise ses talents de musicienne et de chanteuse au lieu de donner son corps à la science de son vivant.

Et pourtant… elle tourne. Galilée avait vu juste. Notre planète tourne toujours inlassablement sur elle-même et autour du soleil. Mais elle tourne sotte. Elle a des bouffées de chaleur. Par la faute de petits microbes qui peuplent son épiderme et qui lui créent bien des soucis: les hommes et… les femmes.

Cindy et Thomas se sont rencontrés à l’université. Ils ont décidé de se mettre au chevet de notre bonne vieille terre. Cindy est docteur, Thomas pas. Mais les docteurs ont aussi besoin d’infirmiers. 


Six heures. Le réveil sonne. Galilée ou pas, il faut se lever. Cindy et Thomas sont consultants associés dans la firme qu’ils ont fondée: Terriel. Un composé de terre et de ciel. Détail non négligeable, ils dorment dans le même lit. Pas de quoi fouetter un chat… pour des époux.

La firme a élu domicile dans une modeste demeure jouxtant un parc arboré. L’idéal? Pas sûr. 

Cindy est trilingue arabe, français et anglais. Thomas manie aisément le français, l’anglais et le néerlandais. Les époux ont choisi le français comme langue du couple.

Ils sont associés, mais ils ont chacun leur spécialité: l’énergie, principalement renouvelable, pour Thomas et l’observation de la terre pour Cindy. Avec un point commun, ils utilisent avec brio l’énergie et les images venues du ciel. Leurs compétences leur permettent de les exploiter au mieux au profit de notre planète.


Le petit déjeuner est un moment privilégié pour le couple. L’occasion de peaufiner le seul projet qu’ils aient en commun, mais de taille. Donner la vie à deux enfants: un garçon et une fille. Le cahier des charges a déjà été établi de commun accord.

Les enfants seront bilingues, voire trilingues. Ils devront prendre la relève de leurs parents au service de la planète bleue. Ils seront à coup sûr des scientifiques, mais pas seulement.

Le garçon sera un champion des Jeux mathématiques et logiques, il jouera au théâtre après avoir fait du cirque. Il suivra les cours de piano et produira de petits récitals à la maison. Sa petite sœur l’accompagnera avec bonheur à la danse.

La fillette sera championne de gymnastique dès son plus jeune âge. Elle adorera se contorsionner dans le living et le jardin. Elle sera douée en musique et en arts corporels. En avance en mathématiques comme son frère. Adepte de la peinture et de la natation. Elle n’aura pas son pareil pour inventer et raconter des histoires.

Les deux enfants liront ensemble Shakespeare en anglais, mais en bandes dessinées, fréquenteront les mouvements de jeunesse, pratiqueront le ski, le tennis, découvriront le monde lors de voyages culturels familiaux…

Avec un petit bémol à la partition, mis en exergue par un certain Gibran Khalil Gibran, auteur et artiste, né à Bcharré, à quelques encablures de la maison de Cindy dans la montagne libanaise:

— Vos enfants ne sont pas vos enfants… Et bien qu’ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas… Vous pouvez vous efforcer d’être comme eux, mais ne tentez pas de les faire comme vous… (Le Prophète 1923).

Les parents de Cindy l’ont appris à leurs dépens quand ils ont découvert le billet d’avion que leur fille avait réservé pour poursuivre ses études en Belgique, à l’Université de Leuven. 

Les parents de Thomas également, quand leur fils a mis le cap vers le pays du cèdre, pour y promouvoir le photovoltaïque. Un flop magistral! 

Cela peut s’avérer catastrophique d’avoir raison trop tôt, n’est-ce pas, mon cher Galilée!


Les premiers messages de la journée tombent sur les tablettes. Ce sont des réactions sur LinkedIn à la suite de la conférence magistrale du Professeur Henrard, tenue le soir précédent à l’université et à laquelle le couple a assisté. L’expert géologue plaide pour une autonomie minière européenne accrue et tire la sonnette d’alarme quant à un épuisement des ressources minérales de la terre par la faute du développement excessif de la technologie, notamment dans le domaine des batteries. Une pierre dans le jardin renouvelable de Thomas.


C’est JM de la firme Énerbol qui ouvre le bal des communications téléphoniques. Son frère Marcel a commencé chichement dans le garage familial comme Steve Jobs. À force de travail, d’abnégation et d’ingéniosité, les frères Bayard — ils n’étaient que deux et pas quatre, dommage — ont effectué une chevauchée extraordinaire dans le champ des énergies renouvelables, créant de l’emploi pour cent dix personnes.

JM est un garçon très sympathique qui a failli faire partie de la famille. Thomas l’a contacté pour poser des panneaux photovoltaïques sur le toit de sa maison.

— Allô Thomas, je te donne le verdict de notre analyse. C’est mal barré! Le toit biscornu, contenant de l’amiante, les arbres géants aux alentours, ton souci esthétique pointu rendent le projet caduc, comme les feuilles de tes foutus arbres. J’ai bien peur que tu ne fasses honneur à l’adage Le cordonnier, le plus mal chaussé. Tu n’as pas de bol avec Énerbol, s’esclaffe JM.

— Salut JM, je m’en doutais. Mais, pour les vingt ans d’Énerbol, tu pourrais peut-être créer une division bûcheronnage qui abattrait ces arbres centenaires anti-énergie renouvelable? réplique Thomas sur le même ton.

— Excellente idée! Je vais la suggérer à Marcel! Il va faire un infar! Bon, trêve de plaisanteries, je te quitte, car ma Tesla arrive à Pairi Daiza. Nous avons décroché un contrat mammouth pour recouvrir l’immense parking de panneaux…

— Félicitations JM, j’espère qu’Éric Domb ne vous cherchera pas la petite bête!


Heureusement, Thomas et sa maison ont plusieurs cordes à leur arc. L’ingénieur a isolé le toit, les murs et le sol, dans les règles actuelles de l’art. Il a fait rainurer la chape en béton du rez-de-chaussée et installé un circuit de chauffage dans le sol, alimenté par une pompe à chaleur basse température de chez Énerbol. Exit la chaudière à mazout et le réservoir. Bon débarras. 

Avec ce mode de chauffage et ses deux voitures électriques, il voit arriver la taxe carbone européenne ETS-2 sur les combustibles et carburants fossiles d’un très bon œil. Le carbone, c’est aussi le domaine de Cindy.


Cindy est une spécialiste de la télédétection, remote sensing en anglais. Elle analyse et interprète les images satellitaires de la Terre. C’est ainsi qu’elle peut déterminer la teneur en carbone et la température de tous les sols de la planète… en restant assise dans son fauteuil. Elle est aussi à même d’aider les agriculteurs du monde entier à surveiller leurs cultures et à programmer leurs interventions en temps opportun.

Si Galileo Galilei a développé l’observation du ciel à partir de la terre, grâce aux progrès de l’optique, Cindy est une passionnée de l’observation de la terre à partir du ciel, avec l’aide de la conquête spatiale, de l’informatique et de l’Intelligence Artificielle. Mais, contrairement au pauvre Galilée, personne ne lui en tiendra rigueur. Mis à part le président US.

Avec son client allemand constellR, Cindy participe à un concours organisé par une célèbre firme teutonique — et peu tonique — de pesticides, soucieuse de se refaire une virginité dans des projets moins pénalisants pour notre bonne vieille terre. Les concurrents doivent déterminer la teneur en carbone de différents sols agricoles dans le Michigan.


La journée de Cindy s’annonce chargée. Elle doit d’abord finaliser son rapport en anglais sur l’étude par satellite des mines d’or clandestines en Colombie. Cette activité bat son plein avec l’once d’or à trois mille dollars. Les autorités colombiennes tentent de contrer ou, à tout le moins, d’encadrer ces pratiques illégales de mines à ciel ouvert qui causent un préjudice grave à l’environnement… comme le démontrent les images et les conclusions de Cindy.


Ensuite, elle doit préparer son déplacement à Rome de la semaine prochaine. Elle y donnera des cours de remote sensing à l’ESA, Agence Spatiale Européenne. Dans la foulée, elle participera à un séminaire à Bologne. Toujours sur le même sujet, très porteur.


Son époux part demain à Djibouti en faisant un crochet par Dubaï. Il contribue à un projet international d’énorme champ photovoltaïque dans le désert, couplé à un système de batteries très performant. Le petit État de Djibouti vise l’autonomie énergétique pour s’affranchir de son puissant voisin éthiopien. Thomas y a déjà séjourné quelques jours. L’occasion de déguster de la viande de chameau. Recommandable… si l’animal n’était pas un marathonien des sables.

Thomas patronne d’autres projets en Afrique, notamment au Togo et au Cameroun, avec Engie Africa. Les projets d’énergies renouvelables sont primordiaux pour les peuplades qui sont trop éloignées du réseau électrique. Le business peut donc cacher des velléités philanthropiques insoupçonnées. De nombreux projets se bousculent au portillon, aussi en Belgique, avec une colossale batterie à Tihange pour apporter de la souplesse à l’énergie nucléaire qui reste actuellement nécessaire dans notre mix énergétique.


La nouvelle de l’abandon temporaire du développement de l’île énergétique Princesse Élisabeth dont Thomas était partie prenante, comme fidèle collaborateur d’Elia, tombe sur les téléscripteurs. Elle ne perturbe pas l’ingénieur outre mesure. Les nombreux mails que son père lui envoie sur les énergies renouvelables, bien. Le travail ne manque pas. Les consultants traitent les mails avec parcimonie. Pas question pour autant de dormir sur ses lauriers. À son retour de Djibouti, Thomas va participer aux foires de l’énergie à Essen et à Londres pour suivre l’évolution de la technologie et entretenir des contacts prometteurs avec de futurs clients.


Cindy est en effervescence. Aujourd’hui a lieu le lancement du premier satellite de constellR.

L’ingénieure va se rendre dans la cellule liégeoise de la firme pour y assister en compagnie du team de chercheurs et spécialistes belges. Les dernières évolutions de l’observation de la Terre s’orientent plutôt vers l’étude du milieu urbain dans le cadre du réchauffement climatique. Le but ultime étant de déterminer les zones en surchauffe afin de développer un cadre plus verdoyant et, par conséquent, plus humain. La firme espère que les villes et les pouvoirs politiques pourront libérer des fonds à cette fin. 


Thomas et Cindy n’ont guère eu de répit au cours de la journée, si ce n’est un bref lunch qui leur a permis d’accorder leurs violons sur leur emploi du temps et de faire face à tous les problèmes pratiques que rencontrent couples et cohabitants.


Le dîner se résume à deux pizzas commandées à la hâte et une salade. Il est perturbé par une visioconférence avec le correspondant de constellR au Michigan pour le concours carbone.

—Hello Cindy, how are you?

— Hello Helmuth, pas trop fatigué de ne rien faire au Michigan?

Le rôle du correspondant se résume à prendre connaissance des coordonnées des champs à analyser et à les communiquer à Cindy. Celle-ci consulte les images satellitaires, les analyse, les interprète, calcule le taux de carbone et communique le résultat à son collaborateur qui le transmet à l’organisation. Cela prend moins d’une heure et le résultat arrive avant que les équipes terrestres des firmes concurrentes ne débarquent sur le champ en question avec force matériel.

— Détrompe-toi, ma chère. J’ai un énorme boulot. Je fais croire à la presse amerloque que je suis un magicien. Je parcours le terrain avec une baguette de sourcier. Ensuite, je les gratifie d’un tour de prestidigitateur. Je sors un lapin de mon haut chapeau. Il a un QR Code collé sous la patte, que les journalistes peuvent scanner afin de connaître tes résultats. Et la patte de lapin nous porte chance… 

Entre parenthèses, nous sommes de loin les meilleurs pour la rapidité d’exécution, mais il faudrait que tu affines tes calculs. Nous occupons seulement la troisième position au classement général. Fais un effort, que diable…

— Helmuth, tu ne crois pas que tu nous ridiculises avec toutes tes simagrées. Désolée, mais je dois partir. N’oublie pas de regarder le lancement de notre nouveau satellite, ciao…


La mission Transporter 12 de SpaceX a bien décollé avec à son bord le satellite belgo-allemand constellR, qui annonce une nouvelle ère pour la surveillance thermique mondiale.

Le moment fatidique est arrivé… 

À Angleur (Liège), à deux pas de chez Cindy, le team constellR Belgium retient son souffle.

Le largage du satellite est réussi. Dans l’effervescence, le manager a produit une très courte vidéo au mouvement de caméra intempestif et inconsidéré. Elle tente d’illustrer la jubilation légitime du team, au sein duquel on devine Cindy. Espérons que les images infrarouges et hyperspectrales de constellR venues du ciel seront plus probantes que les terrestres.


Après la mise sur orbite réussie du bébé-satellite Sky-Bee-1, l’Abeille céleste, il faut s’affairer autour de la rampe de lancement du vrai premier rejeton Terriel. La firme de consultants va tenir son meeting interne et s’envoyer en l’air… à l’abri des regards indiscrets.

Il est minuit. La journée fut harassante à l’extrême. Comme toutes les autres. Mais le grand moment du couple — c’est de la physique — est enfin arrivé.

Cindy a sorti sa nuisette la plus sexy, la préférée de sa poitrine sensuelle. Son mont de Vénus aspire à un plaisir indicible: la quiétude.

Thomas préfère dormir tout nu. Cela favorise les contacts épidermiques. Son torse de perchiste a bien résisté aux outrages du temps. Mais ses tablettes de chocolat sont devenues mousse. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Quant à son membre viril, en hommage à Isaac Newton, il est dans sa position désormais favorite, soumis à la gravité terrestre. Ce n’est pas grave. Le couple jouit pleinement, avec sensualité, de la pénétration… dans les draps de lit frais et accueillants.

Les époux-associés vivent comme frère et sœur. Ils se donnent un petit bisou et se souhaitent une bonne nuit, bien que courte. Leur amour est toujours intact, mais, docteur ou pas, leur physique ne suit plus le mouvement. Cela n’empêche pas la terre de tourner… carré.


Sans être marié, Galileo Galilei a eu trois enfants. 

Il ne pointait pas que son télescope vers les étoiles. 

Cindy et Thomas n’ont jamais eu de descendance. 

Ni non plus d’amant, ni de maîtresse. 


Entre terre et ciel

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Belgique
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