Erreur 404
Il y a quelques jours, Brigitte me racontait un épisode du film Roma de Fellini sur la féérie des autoroutes. À l’occasion d’un embouteillage de tous les diables, quelque chose d’inattendu se produit, un pique-nique géant improvisé sur les capots des autos, dans une furieuse allégresse entre engueulades et embrassades. J’en parlais avec une copine au début de la soirée d’anniversaire de David. Elle dit:
— Ne serait-ce pas plutôt une scène tirée du film Le grand embouteillage de Luigi Comencini?
— Tu as probablement raison.
— À l’époque, le film de Comencini était une critique de la société capitaliste. On n’avance plus. Tout est bloqué. C’est comme ça avec la situation politique. Les gens sont résignés.
— Le cinéma est riche de variations sur le thème des autoroutes. Le début du film de Jacques Tati, Mr Hulot part en vacances est une illustration sonore de l’enfer du voyage mécanique. J’aimerais rendre compte de ces bruitages par un script fait de cliquetis, de vroum-vroum, de chuintement, de coups de klaxons, de tintinnabulements qui n’ont rien des grelots du sonnet de Mallarmé où les licornes ruent du feu dans une nixe. Il faudrait travailler à l’arrache le vocabulaire, tailler dans la masse des sensations.
Dans la tête du personnage principal de mon film, Jason, tout est possible, toutes les musiques, les sons, les effets spéciaux. Et puis, le pire est à venir.
— Le pire?
— Te souviens-tu du début de Falling Down où Michaël Douglas disjoncte un matin, coincé dans une bretelle d’accès du capharnaüm autoroutier de Los Angeles? Il abandonne son véhicule et se transforme en justicier dans la ville de toutes les déchéances. Jason a quelque chose du cadre WASP anonyme des banlieues qui d’un coup fait un burn-out. De ce point de vue il me ressemble, péages à répétition sur les autoroutes grecques et pétage de plomb dans l’aile du grand oiseau blessé, l’albatros.
— Et alors?
— Cette histoire tournait dans ma tête lors de mes trajets quotidiens entre Athènes et le golfe de Corinthe, à l’époque où je travaillais comme ingénieur pour les raffineries. C’était avant que je rencontre Brigitte, et que ma vie prenne un nouveau tour. Je me prenais pour Jason, un albatros blessé par le tir cruel du Vieux Marin de Coleridge, préfiguration maudite du Capitaine Achab de Melville.
— Homme libre, toujours tu chériras l’autoroute, car elle te mène à la mer!
— On peut dire ça.
Achab l’amputé, rongé par une obsession funeste, poursuivait une baleine blanche, symbole de pureté. Le navire du vieux marin, maudit par le meurtre de l’albatros, erre à son tour dans les banquises du pôle Sud, pris dans les glaces, visité par des anges. C’est là qu’échouera plus tard l’aventurier Arthur Gordon Pym.
— Tekeli -li!
— C’est aussi dans les Montagnes hallucinées de H.P. Lovecraft que le dernier secret du pôle Sud sera révélé.
Je sens bien que mon histoire finira dans l’horreur la plus pure, dans la terreur. The Thingse passe également en Antarctique, John Carpenter avait réussi en 1982 à rendre plausible au cinéma les cauchemars de John W. Campbell Jr., ce fasciste américain de base qui aurait voté pour le nazi Lindbergh à la présidence de 1940, qui a voté Trump en 2024 ou qui votera pour le nazi J.D. Vance en 2028. La tête malade, brouillon de pseudo-sciences télépathiques et de rêves de conquête spatiale dans un cerveau liquéfié par les tentacules de la Chose, Campbell était le grand-prêtre d’une religion naissante: la science-fiction.
Je leur disais pourtant à mes camarades, lors des conventions cheap de la science-fiction française, à Nancy, Tours ou Rochefourchat des années soixante-dix: faites attention, vos histoires faciles de fusées et de robots dans les romans populo du Fleuve Noir, c’est du discours d’extrême-droite à peine déguisé! Ils ne m’écoutaient pas. Et voilà où ça nous a menés. La propagande actuelle sur X. Vous pensiez que tout ça était neuf? Bande de caves, la petite chanson d’aujourd’hui est une mortelle ritournelle qui nous revient en art déco Cthulhu-chose des années 1930, voilà le fin mot du cauchemar de Jason. Car il est bien malade dans sa tête lui aussi, Jason, pas pour les mêmes raisons qu’Elon Musk, le tueur à la tronçonneuse. Jason est un des nombreux avatars du Melmoth errant.
— Nous y voilà!
— Je m’en souviens comme si c’était hier. Il s’agissait d’un de mes tout premiers textes publiés sur le Net, merci Alexandre S. Garcia, un trip inspiré par le poème du romantique anglais Samuel Taylor Coleridge mixé au gothique de Charles Robert Maturin. Sans surprises Jason m’y fait penser, car il est lui aussi maudit, c’est un mauvais garçon qui fuit le meurtre présumé de sa famille.
— Jason sans Médée ou une Médée cachée qui lui joue des tours dans l’inconscient?
— Ce sera l’incipit du roman dont le film sera inspiré, roman que je n’ai pas encore écrit, et ne crois pas que tout soit dit, au contraire, rien ne sera dit, c’est juste un effet d’accroche, puisque les éditeurs pressés ne lisent plus que les premières pages des romans
— Je les comprends.
— Cinq cents à mille manuscrits par mois chez les Seuil, Actes Sud, Minuit et autres Gallimard. Céline, qu’aurait-il éructé sur cette avalanche de papier, lui qui déboulait avec son bulldozer dans sa dernière lettre à Gallimard quelques heures avant sa mort, pour lui défoncer sa boutique, à Gaston Gallimard alias Achille Brotin, oui, qu’aurait-il écrit Céline? Il a, de fait, rédigé des pages hilarantes sur le culte de la vitesse, du vroum-vroum, des berlines et de la benzine quelque part dans Rigodon. Il avait tout vu venir Céline.
— Abrège.
— Jason fuit la vengeance d’un justicier. Mais qu’irait-il faire dans cette galère du Ring de Bruxelles, son fusil à pompe à la main tel un tragique Michaël Douglas à l’entrée du viaduc de Vilvoorde en chemise blanche et cravate? C’est toujours la question qui reste en suspens depuis vingt ans.
Tu vois le tableau: un cadre d’IBM porte une chemise blanche et une cravate noire en toute circonstance. Jason a fait un peu de programmation en COBOL et en ALGOL à l’époque des machines Hollerith et des cartes perforées. Mais là, sur le Ring de Bruxelles où les véhicules avancent au pas, il n’a qu’un vieux pistolet dans la boite à gants de la voiture. Que va-t-il en faire? S’exploser la tronche? Taper dans le mille d’un pare-brise en se tenant planté au milieu de la route tel un cow-boy qui attend calmement la charge des Outlaws? Que va faire Jason de son revolver? Et pourquoi n’utiliserait-il pas un lance-roquette emprunté au stock américain tant qu’on y est pour le tir aux pigeons du côté de Zaventem?
— Ce serait pas mal.
— Il imagine des trucs dans sa cervelle malade, Jason: tous les avions en circulation au-dessus de Zaventem tombent dans une erreur 404 massive quelque part entre trois mille et dix mille pieds d’altitude, un trou d’air, une attaque de nanomachines qui mangent les réacteurs.
— Ou bien un gros burn-out des pilotes. Tous en même temps.
— Très bonne idée, tous les pilotes sont contaminés par un mème, leur cerveau infiltré par des injonctions subliminales générées par l’IA, cachées dans les simulateurs d’entraînement piratés par les bots russes. Et tous les oiseaux font le plongeon.
J’ai déjà dit que Jason avait été traumatisé par la guerre civile? Eh bien, on sait que c’est un professeur américain, un gars du Deep South qui enseignait l’histoire dans une université de Géorgie ou de Caroline du Nord.
— Tu viens de dire que c’est un cadre d’IBM.
— Oui, mais c’est dans une autre partie du film, qui ne sera peut-être jamais montée.
Je vais me lancer dans l’écriture d’une série pour Netflix, elle s’intitulera: Error 404 or why I missed the file of the End of the World. Tu saisis? C’est récursif comme principe, tu es Alice qui tombe dans le terrier, deep down in the rabbit hole, ta chute est sans fin et marque la fin du film. Ensuite on reprend au début du film mais le fichier qui en porte le titre est introuvable, donc tu tombes dans le trou etc.
— Tu as oublié de prendre tes cachets. Et tu ne manques pas d’ambition: un roman, un film, et maintenant une série.
— Je résume: première saison, on y verra Jason bosser pour IBM à L.A. Jason est un cadre consciencieux, il vit tranquille en banlieue avec sa famille, des républicains classiques. Un jour il pète les plombs, se fait un burn-out à cause d’un programme sur lequel il travaillait, qui a été effacé des mémoires du mainframe. Il cherche des réponses, la direction nie tout, prétend que ce programme n’a jamais existé. Jason est quelqu’un de très investi dans son travail.
— C’est clair; la dissonance cognitive des cadres d’entreprise résulte neuf fois sur dix des mensonges de la direction, du double langage. J’ai consulté les statistiques. Il va donc disjoncter à cause de cela?
— Tu te dis: c’est une conspiration, un programme secret pour le Pentagone ou la CIA. On a déjà vu. Mais ça ira plus loin. Jason voit ou hallucine des tueurs lancés à ses trousses. Se fait aider par des chrétiens clandestins. Et la cavalcade infernale commence, Jason fait vrombir sa caisse, une vieille Pontiac et s’élance sur les autoroutes. Il se produit une anamorphose: le nœud autoroutier de L.A. se transforme en Ring autour de Bruxelles.
— Nous y sommes. Et le grand embouteillage arrive. Pas de chance pour Jason?
— La première saison s’achève en méga-collapse sur le Ring. Dans la suivante, mais je te préviens, ce n’est pas encore très clair dans ma tête, je fatigue en ce moment, Jason enseignera l’histoire. Ce sera le même personnage, vieilli, avec un handicap physique. Sa spécialité étant justement la Guerre dite De Sécession (dans le Nord) ou Entre les États (dans le Sud), Jason aura compris que la guerre civile est un mal absolu. Cela commence avec des agitateurs qui éructent à la télévision ou sur X, qui propagent des fausses nouvelles, qui insultent les intellectuels et tous ceux qui prônent la modération.
— Grand problème!
— Pas besoin de te faire un dessin, l’étape suivante, ce sont des communautés qui se divisent jusqu’au meurtre.
Dans la deuxième saison, on retrouve Jason, banlieue identique, même famille, c’est lui qui a changé. Il enseigne l’histoire américaine dans une petite université du Sud. Un jour, il est obligé de quitter dare-dare les States pour l’Europe. C’est là où tu verras le visage sanglant de Médée apparaître en surimpression, et disparaître. Médée! Meurtre abominable ou rêve de meurtre dans la tête de Jason? Médée de Pasolini, tu l’as vu je suppose. Quel chef-d’œuvre!
— J’ai du mal à suivre ton histoire qui démarre sur une autoroute. On est loin de l’embouteillage géant. Tu as divergé au moment où Jason se trouvait planté au milieu du ring de Bruxelles, une arme à la main.
— Tu ne comprends rien au cinéma d’avant-garde. Je te raconte une tragédie inspirée de l’antiquité. Tu as coupé mon fil… on en était à quel morceau du fix-up?
— La guerre civile.
— Voilà. La deuxième saison se déroule au début des années quatre-vingt-dix.
— Attends, pas si vite! Tu viens de changer d’époque tout d’un coup, hop, on avait Jason contemporain du réseau social X, et le même Jason se retrouve maintenant trente ans en arrière.
— Ce n’était pas Jason, c’était mon commentaire à moi, l’auteur, pas celui de Jason.
— Admettons. Enfin, Jason c’est un peu toi, tu l’as dit.
— Notre brave Jason est arrivé en Europe et se trouve embarqué malgré lui dans la guerre féroce, chapelet de petites guerres de Sécession (pour la Yougoslavie), entre Slovénie, Croatie et puis Bosnie-Herzégovine, à titre de journaliste de guerre.
— Rien de moins. Tu vas nous refaire Sarajevo?
— Comme métaphore d’aujourd’hui. Peut-être que Jason a juste visionné des actualités de l’époque et s’est mis à imaginer qu’il avait été reporter de guerre. Jason se sent très concerné par l’actualité, celle d’hier et d’aujourd’hui. Je te rappelle que c’est un historien.
— Informaticien ou historien, ton personnage a beaucoup d’imagination. C’est comme le coup du programme informatique sur lequel il travaillait dans la première saison, et qui n’existait peut-être que dans un délire paranoïaque?
— Si tu veux, c’est facile je l’admets, mais j’en suis là du script, après, ça bloque, plus aucune idée, juste quelques sensations, de la musique. Pour la bande-son du film qui sera adapté un jour de Ring…
— C’est le titre du roman?
— Du roman et du film, il faudra voir le film avant la série Netflix, qui est plus intellectuelle. Et le roman aura une suite. Quand Jason ne rumine pas les souvenirs douloureux de la guerre civile, il rêve, il conduit sa caisse en somnambule, il a des tas de visions. Ce matin sur le Ring intérieur, au km 11, j’ai eu moi-même la vision d’un vieux tram qui circulait sur le talus verdoyant de la berme centrale, dans la même direction que moi, vers Waterloo. Arrivé à la sortie numéro 28, la plus haute dans la numérotation du Ring, il s’évanouit, happé par le double sillage dense des véhicules ralentis dans l’autre direction, englués dans les bouchons du Ring extérieur. Ce tram était celui qui git Place Wiener à Boitsfort, et qui avait pris la poudre d’escampette pour rejoindre dans une ultime aventure tramatique les voyages d’Aliette Griz et mes propres rêves wagnériens du Ring.
— Tu connais Aliette? Elle devait venir ce soir pour l’anniversaire de David.
— C’est possible. Elle passe souvent fort tard.
Où en étais-je? Ah oui, quand Jason ne rumine pas les souvenirs douloureux de la guerre, il écrit des poèmes dans sa tête, en conduisant l’automobile, il écrit des tas de poèmes en anglais dans sa tête, et parfois il est mets par écrit. J’en ai traduit deux. Tu veux que je les lise? Ils sont dans ma poche.
— Cela me plairait. J’écoute.
Par une soirée claire et paresseuse / J’étais assis doucement sur mon banc / Je fumais des cigarettes//C’est alors que je l’ai vue depuis l’allée lointaine de peupliers / Elle est arrivée à toute vitesse / La dame de la nuit / Elle faisait grincer les freins / Elle rongeait et mangeait le trottoir / Et s’est arrêtée doucement sans klaxonner / Juste devant moi//Sa porte s’est ouverte / Personne à l’intérieur / Elle m’a invité à faire un tour / Un tour de nuit complet / Un tour de nuit fou / Sur le Ring//J’ai laissé Timber / Le golden retriever / Garder la maison / J’ai sauté dans son corps fait d’acier / Et nous sommes allés dans l’air / Cavaliers sur le Ring.
Elle se présentera sous la forme d’une pluie d’électrons à haute énergie
perturbant le champ magnétique,
un orage sévère de particules chargées
et d’éteindre tous les appareils elle ira,
brûlant notre corps, ne chantant plus l’électricité
& l’ensemble du monde moderne tel que nous le connaissons.
Avec ce deuxième poème, vois-tu, on est dans l’extension du domaine de la métamorphose en burn-out, avec la métaphore de l’explosion thermonucléaire. C’est un truc de scénariste qui fonctionne toujours très bien. Je t’ai déjà parlé du noyau originel de mon script? C’était un texte court écrit il y a une vingtaine d’années, One Minute After, du genre de ceux que je pondais régulièrement pour Marginales à une certaine époque, oui, la revue belge qui circule sous le manteau depuis qu’un mini-Trump de brasserie montoise a cloué les intellectuels et artistes de ce pays au pilori des inutiles. Ce politicien confond l’art et le divertissement et menace les journaux qui ne sont pas à la botte de sa pourriture populiste.
— Et nous en sommes à nous planquer pour des soirées clandestines de slam et de poésie!
— Je ne fais pas de politique! Je vais utiliser ce texte originel pour en faire le deuxième plan-séquence de mon film. Il est sur mon téléphone, je vais le lire si ça ne te dérange pas.
— Fais comme chez toi!
— Voici le texte de la voix off.
Le ciel au-dessus du port était couleur télé calée sur un émetteur hors-service. Dans la chambre d’hôtel qui donnait sur l’aéroport, j’avais laissé le téléviseur allumé sur de la neige; depuis douze heures toutes les chaînes ne diffusaient plus que cela, un brouillard d’électrons qui frappaient à vide le tube cathodique, une symphonie de tons gris, blancs, perles sales en statique et parfois sans aucune raison en défilement rapide. Le ciel restait figé depuis douze heures dans une opacité que rien ne perçait: était-ce le jour? était-ce la nuit? La radio n’émettait plus rien, pareil, la friture, le bruit blanc, parfois des crachotements dans lesquels perçait le sifflement d’une alarme lointaine, ou d’un électrocardiogramme à l’arrêt, ou l’appel atonal du hautbois dans le thème de la mort d’Isolde. Plus rien ne fonctionnait depuis douze heures, plus aucun appareil électrique, mais pourquoi ce brouillard, cette friture hachée de cris, d’appels, de machines détraquées, cela n’avait pas de sens, étais-je le dernier homme sur Terre? Dans le coma? Enlevé par des aliens? Une expérience militaire qui avait mal tourné? Du haut de la terrasse du douzième étage de l’Intercontinental j’avais une vue panoramique sur le tarmac de l’aéroport, c’était splendide. Et puis ce fut comme si on avait retiré le câble électrique de mon alimentation, je fus déconnecté d’un coup, un trou.
— Pourquoi ce titre One Minute After? Une minute après quoi?
— Après l’explosion de la bombe thermonucléaire au-dessus de Zaventem, pas loin du siège de l’OTAN.
— Évidemment. Il est encore long ton script?
— La scène suivante se déroule au café Marly, une des galeries du Louvre. Jason fume des cigarettes en prenant des cafés serrés. J’observe le manège d’un couple à la table d’à côté. Le mec au téléphone pendant tout le repas se fiche pas mal de sa femme et de ses deux gamins. L’allure sportive, jeans, baskets, il a sifflé une bouteille de St-Amour en avalant son burger spécial Marly; il a causé d’affaires importantes dans son portable, doit être CIO ou COO ou CFO ou CEO, ou Tchao Connard. Au moment où j’écris ça, il dépose son téléphone, raccroche. Il dit à sa femme qu’ils invitent les Trucmuche à dîner. Sourire complice. Le gars travaille à sa promotion. Il va peut-être changer de boîte. Le chasseur de têtes lui a promis 25 % d’augmentation nette, ça vaut le coup d’essayer se dit-il, d’autant plus que cet abruti de Mercier lui casse les burnes au bureau avec ses exigences débiles, son exigence de conformité vis-à-vis des Régulateurs, il n’a que ce mot à la bouche, un sésame, les Régulateurs, il faut bosser pour la compliance. Au cul Mercier! Le gars tripote son téléphone, se gratte la tempe: ses gosses l’emmerdent; à cause d’eux sa femme hésite à l’accompagner à New York, il a dû décliner l’offre, il sait qu’on ne lui proposera plus ce genre d’opportunité dans sa boite, raison de plus pour se casser de là. Il rebondit sur le repas, sa femme et lui rigolent, ils pourront se moquer grassement avec les Trucmuche de ce balourd de Michaud qu’ont dit dépressif. La fiote, oui! Le burn-out au cul! Cet intello de Michaud ferait mieux de brûler ses kilos en trop à la salle de sport, comme tout le monde! Au lieu de cela, il lit Voltaire. Quel con! Il a remarqué chez les top-managers qui l’ont invité chez eux un nouveau trend, le chic du chic c’est d’avoir zéro-bouquins chez soi. Les seuls bons livres sont la littérature de management, à faire lire aux subalternes. Raison de plus. Sa bourgeoise se lève pour accompagner le petit aux gogues. Elle se taperait bien un de ces garçons stylés à la barbe naissante. C’est vachement tendance à Paris, ses copines l’ont mise au parfum de la mode des quickies minutes. Et en avant ma cocotte! Des touristes crétins se font prendre en photo statues devant la pyramide. Une inondation de mauvais posts Instagram va suivre. La bourgeoise est revenue. Pour le quickie, ce sera next time poulette!
— Où se situe cette séquence: dans le roman, le film ou la série?
— Je l’ignore, c’est le principe du fix-up; je prends des morceaux, je fais du copier-coller et ça passe plus ou moins.
La soirée chez David était de plus en plus arrosée. Le scénario s’emballait dans ma tête, devenait de plus en plus confus. Les poètes se succédaient sur le plateau. Il faudrait que je rentre bientôt, le Ring depuis Woluwe, et puis l’E40 jusqu’à la côte.
Brigitte était de sortie cinéma, avec sa mère dystopique et insomniaque. Elle irait ensuite dormir chez son fils, elle n’aimait pas conduire la nuit.
Depuis que nous avions quitté la capitale pour un appartement ostendais de retraités, un peu avant le Covid, je n’arrêtais pas de me dire chaque matin, c’est ton moment, il est venu, fais quelque chose de tes journées, tu vas finir par écrire ce roman génial, tu as le temps, le temps, le temps! Au lieu de quoi je procrastinais, je nettoyais ma table de travail, je triais des milliers d’images rassemblées sur le net.
Des miettes traînaient sur le vieux bois solide qui avait servi plusieurs générations d’employés de bureaux et de femmes au foyer.
Le bois commence à se fendre. Les anciens et les jeunes s’y sont succédé pour cuisiner, manger, parler, s’engueuler, raconter, écrire, jouer, s’enivrer, lire, étudier, faire l’amour peut-être, faire des choses dans tous les cas et les défaire aussi. Ces miettes, je les ai poussées délicatement sur le coin de table comme je fais toujours, parfois je n’arrive pas à les rattraper, certaines trop petites tombent dans les interstices du chêne, je fais tomber les autres dans ma main, puis je les jette dans l’évier. Toutes ces miettes que je vous offre!
Je les ai rassemblées depuis le jour de ma pension, jusqu’à hier. Elles ont toutes vu le jour sur le mur d’un réseau comme autant d’éphémères, avant de retourner au néant.
— D’où l’erreur 404 du titre de ta future série?
— Parce que tout est à l’arrêt dans ma tête, tu comprends. Je n’arrive plus à penser juste. L’effort. Brigitte ne se rend compte de rien mais je n’ai plus de pensée à moi, elle croit voir un corps et un visage familier, elle ne comprend pas que je suis devenu un zombie, une silhouette vidée. Toutes les miettes du monde ne feraient pas un solide repas sauf à imaginer que le temps se déroule à l’envers, comme dans ces films où la bande était remontée dans l’autre sens. Il n’y a pas d’explication à donner à ce qui arrive. Il n’y a plus de politique, nous sommes tous fatigués, c’est la société de la fatigue. Je relevais récemment un essai qui colle parfaitement au propos de ce soir, Dans la Nuée. Essais sur le numérique d’un philosophe allemand d’origine coréenne, Byung-Chul Han.
— Je ne connais pas.
— Je te cite quelques titres de chapitres de son livre: “La société du burn-out”, “La violence neuronale”, “L’ennui profond” etc. Ces thèmes sont reliés les uns aux autres par une critique du mythe de la performance individuelle, dont le revers sociétal écrit Byung-Chul Han, est une fatigue généralisée qui procède, et c’est là le point intéressant de sa thèse, d’un excès de positivité et non pas de négativité.
— N’avais-tu pas déjà étudié cette question avec le professeur Pascal Chabot? Tu l’avais même rencontré je crois, tu en avais parlé lors d’une conférence chez Gabriela à Boitsfort.
— Très bonne mémoire! Tu étais là? Je ne me souviens pas.
— Oui, Global Burn-Out, c’était le titre de son essai. Il partait d’une idée intrigante, l’acédie des moins médiévaux, l’ancêtre du phénomène de l’épuisement.
— Ces deux essais m’ont donné l’idée de la dernière partie du film.
Jason redevient professeur le temps d’une séquence hors-champ où on entend sa voix mécanique grippée par l’entropie. L’écran est rempli d’images sinistres générées par l’IA, variations mélancoliques sur le prompt d’une tour de l’éternelle quiétude: point central, majestueuse mais abandonnée, la tour domine un vaste paysage désertique, entourée d’une lueur éthérée, de vastes dunes de sable s’étendant jusqu’au bord de l’horizon, contrastant fortement avec un ciel crépusculaire aux teintes vibrantes d’orange et de violet profond, évoquant des sentiments de solitude et de mystère, capturant l’essence d’une ancienne civilisation perdue dans le temps.
— Le film pourrait s’achever ici, sur le titre en lettres blanches sur fond noir, non? Erreur 404.
