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Fuite en avant

— Non, ça suffit, j’en ai assez. J’arrête tout.

— Comment cela? Qu’est-ce que tu arrêtes? 

— Tout, je te dis. Le piano et les études.

— Mais ce n’est pas possible, enfin, après tous les efforts que tu as faits!

— Justement, des efforts, j’en ai fait trop. Je suis épuisé. Le piano, vous me l’avez imposé dès l’âge de six ans. Il n’a jamais été question d’y prendre du plaisir ou d’aimer la musique pour elle-même. Non, il fallait progresser, devenir le meilleur, remporter des concours. Tout ce que vous vouliez, c’était voir ma photo dans le journal.

— Mais qu’est-ce que tu racontes? Tu as toujours adoré le piano, tu y consacrais au moins deux heures par jour.

— Et c’était une corvée. A dix ans, j’aurais préféré aller jouer dehors avec mes copains. Maintenant, j’ai vingt ans, je suis majeur, j’arrête tout.

— Mais c’est impossible, enfin! Tu as obtenu trois prix de conservatoire, ce n’est pas rien. Tu es un des meilleurs de ta génération sur le plan national.

— Voilà, je suis le meilleur, c’est ce que vous vouliez, non? Je suis arrivé au sommet, pour vous faire plaisir. Maintenant, j’ai envie de vivre pour moi.

— Et tes études de médecine? Tu viens de terminer ta deuxième année avec une grande distinction. Ce serait idiot de ne pas poursuivre… Que comptes-tu faire alors?

— Rien. Je vais voyager, voir le monde, découvrir. J’ai déjà mon billet de train. Je pars demain pour l’Espagne.

Et en effet, le lendemain en fin d’après-midi, Tiago arrivait à Barcelone. Il visita la ville pendant une semaine, puis descendit vers le sud: Tarragone, Valence, Alicante et Murcie, où il s’arrêta pour explorer l’arrière-pays. Il découvrit des paysages sauvages et désertiques qu’il n’aurait jamais imaginé trouver en Europe. Il finit par dresser sa tente à l’extrême sud-est de la péninsule, au Cabo de Gata. Il y avait si peu d’eau que le camping était ravitaillé par un camion-citerne. Il se retrouva sur la plage, sous un parasol, à contempler la mer. Il faisait chaud, il n’avait rien à faire et, pour la première fois depuis son départ, il dut reconnaître qu’il s’ennuyait. C’est alors que son attention fut attirée par une jeune fille qui bronzait sur un essuie à quelques mètres de lui. Il lui adressa la parole dans un espagnol plus qu’approximatif, mais voilà, ô bonheur, qu’elle lui répondit en français. Tout comme lui, elle habitait à Liège. Ils sympathisèrent très vite et, le soir même, il alla la rejoindre sous sa tente. La journée, comme ils avaient du temps libre, ils discutaient beaucoup. C’est elle, Maïa, qui le convainquit de poursuivre ses études. Elle ne dut pas insister beaucoup, car il acceptait tout ce qu’elle disait, preuve qu’il était éperdument amoureux.

De retour en Belgique, il reprit le chemin de la faculté de médecine (pour le plus grand bonheur de ses parents) et elle, celui de la fac de lettres. Ce furent de belles années, même s’il leur fallut travailler beaucoup pour réussir leurs examens. Une fois diplômés, ils se marièrent, persuadés qu’une vie magnifique s’offrait à eux.

Ils déchantèrent assez vite. Maïa devait enseigner dans plusieurs établissements scolaires pour avoir un horaire complet. Elle allait d’intérim en intérim, devait chaque fois s’habituer à de nouvelles écoles, de nouveaux collègues et surtout de nouveaux élèves. Ceux-ci étaient particulièrement difficiles. Ils n’écoutaient pas, étaient dissipés, mal polis et à la limite de l’agressivité. Comme ils n’étudiaient pas, leurs résultats étaient catastrophiques, ce qui ne les empêchait pas d’avancer dans leur cursus scolaire sans problème. Maïa en était désespérée. Elle avait l’impression de ne servir à rien. Elle passait ses soirées et ses nuits à préparer des cours en tentant de les rendre captivants et s’épuisait petit à petit par manque de sommeil. En classe, elle perdait un temps précieux à tenter d’imposer un semblant de silence à vingt-cinq adolescents déchaînés. Elle rentrait chez elle exténuée.

Tiago, de son côté, travaillait au service des urgences de l’hôpital. Il faisait parfois des journées de douze heures et était de garde deux week-ends sur quatre. Les malades n’en finissaient pas d’affluer, sans parler des accidentés de la route. Il n’en pouvait plus.

Pourtant, il fallait bien continuer. Ils avaient acheté une grande maison à la sortie de la ville, avec un immense terrain. Ils devaient non seulement entretenir tout cela, mais aussi rembourser. Impossible d’envisager un travail à mi-temps. Et puis, ils possédaient deux voitures (comment faire autrement?), qui elles aussi occasionnaient des frais. Surtout que Tiago avait dû remplacer sa petite Dacia par une BMW électrique haut de gamme afin de ne pas être la risée de ses collègues à l’hôpital.

Pour souffler un peu, ils invitaient de temps à autre des amis. Mais ces week-ends qui auraient dû être consacrés à la détente les fatiguaient encore plus. Il fallait faire du rangement, afin de montrer la maison sous son meilleur jour, préparer le repas ou demander l’aide d’un traiteur (ce qui occasionnait d’autres frais). Parfois, un de ces amis les invitait à les accompagner aux sports d’hiver. Ils acceptaient avec joie. Ce serait enfin l’occasion de se reposer un peu. Mais ils devaient louer un chalet, acheter des skis, des vêtements contre le froid, etc. Deux jours avant le départ, ils couraient dans les magasins, s’épuisant encore davantage. Certes, ils auraient pu refuser la proposition de leur ami, mais ils avaient tout de même un certain standing à tenir. Comme médecin, Tiago se devait d’aller aux sports d’hiver, comme il se devait d’aller dans les Antilles ou à la Réunion de temps en temps. Ils étaient dans un engrenage éreintant et ruineux.  

Puis ils eurent deux enfants. C’était la course tous les matins. Maïa conduisait le petit à la crèche, le grand à l’école et arrivait en retard à son travail, où les élèves, plus déchaînés que jamais, l’attendaient avec impatience pour lui mener la vie dure. Tiago, de son côté, cumulait les gardes de nuit. Il n’avait pas trop le choix. Après les restructurations (l’hôpital avait fusionné avec trois autres établissements) et les licenciements qui avaient suivi, on manquait cruellement de personnel. Son épouse, il ne faisait plus que la croiser. Ses enfants également. Le couple commença à se déchirer, chaque conjoint reprochant à l’autre les difficultés dans lesquelles ils s’enfonçaient.

— Si au moins tu pouvais conduire les enfants à l’école, je n’arriverais pas sans cesse en retard. Moi aussi j’ai un employeur, figure-toi, et mon directeur ne se prive pas pour me faire des remarques.  

— Oui, mais moi, si j’arrive en retard et qu’il n’y a plus personne aux urgences, un patient pourrait mourir. Tu me vois, après, vivre avec ce décès sur la conscience! Sans compter que la famille me collerait un procès sur le dos. On devrait revendre la maison alors!

— Tu exagères, comme toujours. Déjà, lors de notre rencontre, au Cabo de Gata, tu exagérais. J’étais la plus belle, la plus intelligente. La plus conne, surtout. Je n’aurais pas dû t’écouter. Aujourd’hui, je suis surtout celle qui fais tout: le ménage, la cuisine, les devoirs des enfants, la lessive.

— Tu déformes tout. On a une femme de ménage, quand même! 

— Depuis un an seulement, espèce de radin.

Ils allèrent trouver des psychologues, entreprirent des thérapies de couple, firent une pause d’une semaine dans un monastère, pour réfléchir, puis une randonnée sac au dos dans les Cévennes. Rien n’y fit. Ils finirent par divorcer. Au début, chacun souffla et apprécia sa liberté retrouvée. Mais ce n’était qu’un leurre. Les difficultés restaient les mêmes: le travail, le manque de temps et l’argent qu’il fallait gagner. Tiago avait racheté la moitié de la maison et, outre le remboursement initial de mille trois cents euros mensuels à la banque, il devait donner huit cents euros à Maïa (sans parler de la rente alimentaire). Elle, de son côté, avait dû louer un appartement. C’était petit, mais cher. Les enfants manquaient de place et devenaient infernaux. Après une journée de cours, elle était à fleur de peau et s’en prenait à eux. Ils allaient aussitôt se plaindre auprès de leur père, qui lui téléphonait sans arrêt pour lui faire des reproches. Le divorce n’avait rien arrangé et les disputes continuaient quasi quotidiennement. Pour fuir cette vie infernale, elle suivit des cours de yoga et de développement personnel. Cela ne fit qu’ajouter des obligations à son emploi du temps surchargé.

Tiago, de son côté, se sentait seul dans sa grande demeure. Il déprimait. Pour ne pas se laisser aller, il s’était inscrit à un club de karaté et avait pris un abonnement à la piscine. C’était bon pour la santé, mais épuisant.  

— Au moins, tu ne t’enfermes pas comme un ours dans ta tanière, lui avait dit un ami. Tu vois du monde, c’est important. Sinon, comment veux-tu rencontrer une nouvelle compagne?

Il y pensait, mais toutes les femmes qu’il abordait le repoussaient, c’est du moins ce qu’il croyait comprendre. Le premier contact se passait bien. Forcément, un médecin célibataire, cela attire. Mais quand il avouait qu’il était divorcé et qu’il avait deux enfants, cela refroidissait vite la candidate éventuelle. S’il avait quitté sa première épouse, il pouvait le faire de nouveau. Et puis, élever deux enfants qui ne sont pas les siens… Non merci!

A l’hôpital, on lui avait proposé une place de chef de service. C’était un poste prestigieux et bien payé. C’était surtout plus d’heures de travail et plus de responsabilités. Il refusa, ne se sentant plus capable d’assumer de nouvelles charges. C’est alors qu’il décida de retourner en vacances au Cabo de Gata, là où tout avait commencé. Il reprit le train, sa petite tente soigneusement pliée dans son sac à dos. Il avait quarante ans, mais on aurait dit un adolescent qui fuyait le foyer parental. Il se retrouva étendu sur la plage, sous le même parasol qu’autrefois. La mer était immobile, la chaleur étouffante, le sable brûlant. Un vrai supplice. En fait, il s’ennuyait. 

C’est alors qu’il remarqua non loin de lui une femme seule, qui semblait désœuvrée elle aussi. Il engagea la conversation dans un espagnol approximatif, mais voilà, ô bonheur, qu’elle lui répondit en français.  


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