Ghiblification
Il en avait assez… assez… assez de cet océan à débordements infinis où s’éteignaient les dernières lueurs authentiques… lassé de cette fatigue où chaque imitation engendrait son propre spectre… Un abattement profond le traversait comme une flèche suspendue, jamais n’atteignant sa cible. Il contemplait son visage-témoignage d’humanité arraché de son cadre sacré, dépouillé de son mystère fondamental, réduit à une collection de points, de vecteurs froids, de mesures sans chaleur véritable. Son âme, flamme ancestrale, désormais marchandise liquide qui s’écoulait dans les circuits du nouveau commerce de l’esprit.
Ô désenchantement! Sa mélancolie face à la reproduction technique devenue reproduction de la nature même! L’être-présent transformé en être nulle part et partout… L’essence créatrice convertie en algorithme fantôme qui hantait les disques durs de mémoires externalisées. Il était las d’être ficelé tel un veau par le cowboy du futur qui criait IA, à chaque fois qu’il venait écraser sa grosse botte de merde récréative sur le visage innocent de l’art, à chaque fois qu’il violait; conquistador chevauchant le Progrès, apocalypse souriante. Et pendant ce temps, les flots numériques montaient, montaient comme une mer déchaînée qui submergeait les distinctions, les catégories, les frontières du réel et du virtuel. Ô nausée face à cette contingence devenue nécessité! Assez, assez, infiniment assez de ce vaste océan de désolation où il naviguait, voyage sans destination, vers un horizon qui n’était que le reflet de sa propre dissolution.
Le soleil se couchait sur les studios Ghibli, non pas sobre phénomène astronomique, mais métaphore d’un crépuscule civilisationnel. Les ombres s’allongeaient sur la table à dessin de Hayao Miyazaki, 84 ans, dont les mains, territoires géologiques marqués par des décennies d’humble création, traçaient des lignes précises sur le papier. La lumière déclinante filtrait à travers les fenêtres orientales. Beauté de l’impermanence. Sur l’archipel nippon, où tradition et modernité coexistent dans une tension perpétuelle, le maître continuait son œuvre, tel un moine zen calligraphiant le substrat même de l’âme japonaise dans chaque trait d’encre.
Sur l’écran phosphorescent, fenêtre ouverte sur le monde qui nous contraint à regarder partout en même temps, à tout voir, à tout comprendre dans une cacophonie éreintante, défilaient des centaines d’images générées dans son style — la “Ghiblification”, ce néologisme abscons qui réduisait une vie d’exploration artistique à un simple effet visuel, à un filtre, à une étiquette commercialisable. Des forêts enchantées, des êtres fantastiques, des jeunes gens vertueux produits sans effort, sans doute, sans angoisse génératrice. Cette violation numérique provoqua chez le maître une révulsion viscérale.
Un déluge iconographique s’abattait depuis les datas centers d’Open AI, submergeant sous sa houle artificielle les lexiques visuels patiemment élaborés dans la solitude féconde de l’atelier, constituant une profanation flagrante du droit moral des auteurs, balayé par l’hybris technologique contemporaine. Simultanément, la biosphère terrestre se consumait sous l’emprise vorace des infrastructures numériques dévorantes, ironie mordante d’un monde virtuel édénique surgissant des entrailles incandescentes d’une planète en combustion lente.
Miyazaki contemplait ce spectacle, le regard voilé par une fatigue immense, ses épaules voûtées sous le poids d’un monde qu’il ne reconnaissait plus. Dans son esprit défilaient les images de Nausicaä, prophétiques, où la nature reprenait ses droits sur une civilisation technique oublieuse de ses limites. L’art volé fleurit sans racines.
Il était las de faire croire que tout le peuple pouvait se servir au comptoir de l’inventivité sans être formé, sans en être l’artisan, exténué d’entendre les discours qui prétendaient que bientôt la société n’aurait plus besoin de graphistes, d’animateurs, de monteurs, d’écrivains, de toute une flopée d’artistes vomis par le système. Comme si la création n’était qu’une simple production d’images plaisantes. Comment mettre fin au pillage, comment arrêter les sauvages? Il était Hayao Miyazaki, il apercevait l’incendie et le vent qui se levait, il voyait Ponyo qui tombait de la falaise, il voyait le “sans visage” avalant de l’or et déféquant du profit.
Les jours suivants furent pour Miyazaki une descente dans les abysses de la dialectique entre l’être et le paraître. Il s’enfonça dans un labyrinthe de questionnements où s’entremêlaient des copies sans originaux, des signifiants sans signifiés, des formes sans substances. Miyazaki se considérait comme un Sisyphe condamné à créer dans un univers où la création elle-même était devenue obsolète.
La décision fut prise dans les tréfonds de sa conscience: créer un dernier film, un testament artistique. Pas d’annonces, pas d’interviews. Un geste pur dans un milieu d’impuretés. Le film prit racine dans le secret des studios, comme une cathédrale médiévale s’élevant pierre par pierre, un acte de foi dans un monde athée. L’histoire d’un vieux maître marionnettiste dont les réalisations étaient imitées par une machine mystérieuse n’était pas une simple métaphore autobiographique. Dans la narration qui prenait forme, le marionnettiste ne combattait pas la mécanique par une opposition frontale, mais par une démarche paradoxale: fabrication méticuleuse de pantins immédiatement anéantis devant un public stupéfait. Cette dialectique de la création et de la destruction, loin d’être une simple provocation dadaïste, incarnait la conscience aiguë que l’œuvre d’art à l’ère de l’IA duplicative ne pouvait survivre que dans l’acte même de son élaboration.
La question qui taraudait le marionnettiste — et à travers lui, Miyazaki lui-même — s’inscrivait dans la longue tradition de la philosophie de l’art depuis Platon: la création appartient-elle à ceux qui le conçoivent ou à ceux qui savent l’exploiter? Cette interrogation touchait à la propriété intellectuelle, au travail aliéné, à la marchandisation de l’expérience substantielle, à la réification de l’imagination.
La transformation du style de Miyazaki au cours de la réalisation reflétait une évolution vers un onirisme croissant, vers une intériorisation du sensible, vers une spiritualisation de la matière. Ses dessins devenaient plus abstraits, plus hermétiques, s’éloignant de ce point G que les algorithmes avaient appris à reproduire. Cette métamorphose n’était pas une simple stratégie d’évitement technique; elle était l’incarnation d’une nécessité historique.
Il était harassé qu’on vole ses visages. L’art véritable n’était pas ce qui pouvait être copié, mais ce qui devait être vécu. Il n’avait jamais cherché à rassurer. On croyait que ses films étaient doux, qu’ils sentaient l’enfance, la mousse humide des forêts après la pluie. Mais sous chaque brise légère, il y avait une faille. Sous chaque sourire, une peur. Tant de courage dans l’ignorance. Il savait que le monde était immense et indifférent. Qu’il écrasait ceux qui s’y attardaient trop longtemps. Et l’IA, elle, que pouvait-elle comprendre de cela? Elle ne tremblait pas au seuil d’une porte. Elle ne serait jamais la vie. À ses yeux, elle ne représentait pas une révolution, mais l’aboutissement logique d’un processus d’effacement. L’humanité avait cru que le progrès se mesurait à sa capacité à se soustraire à l’effort. Pour lui, l’histoire de Prométhée n’était pas seulement celle d’une révolte contre les dieux, mais aussi une mise en garde: tout savoir arraché à l’inaccessible portait en lui-même sa propre malédiction.
Le film se concluait non pas sur une résolution narrative traditionnelle, mais sur une épiphanie philosophique: le marionnettiste, après avoir détruit toutes ses créations, commençait à dessiner directement sur les murs de sa roulotte ambulante, avec une liberté primordiale, tel un enfant redécouvrant l’essence même de la création. Un retour à la pureté originelle du geste artistique, à une immédiateté antéprédicative qui précède toute canonisation esthétique.
En post-film, Miyazaki entreprit une démarche qui transcendait les conventions de bon goût: la dissémination gratuite dans le terreau fertile d’internet de milliers de ses esquisses préparatoires, de ses tentatives avortées, accompagnés de réflexions sur ses tâtonnements, ses itérations, ses inspirations. En dévoilant sciemment la dimension que les algorithmes demeuraient inaptes à saisir — la germination imaginative elle-même, l’incertitude, l’exploration, la quête — Miyazaki révélait la substance fondamentalement humaine de l’art: sa vulnérabilité, son imperfection, sa contingence. Les automates peuvent s’approprier le champignon magique, jamais le mycélium invisible qui le nourrit.
Il offrait tout. Non les œuvres achevées, polies, celles que l’on expose sous vitrine et que l’on sanctifie, mais l’humus fertile d’où elles émergeaient. Il livrait la friche, le sous-bois, les racines enchevêtrées. Il dévoilait son atelier tel un écosystème vivant, non pour se faire déposséder, mais pour rappeler ce que nulle intelligence synthétique ne saurait incarner: l’errance créatrice.
Dans ce geste d’ensemencement, Miyazaki opérait une sylviculture de l’avenir. Les jeunes pousses qui puisaient leur sève dans le terreau de ses esquisses y découvraient non des formules à reproduire, mais un support pour croître différemment. Dans les hésitations de son trait, ils reconnaissaient leurs propres élans vitaux. Dans ses interrogations irrésolues résonnait l’écho de leurs fécondes incertitudes. Des enfants grossiers qui s’approprieraient son legs pour mieux le transfigurer, le déconstruire peut-être, pour lui insuffler une vitalité renouvelée.
Et c’est dans cette perpétuelle mutation, dans cette effervescence vitale où chaque erreur devient potentialité, que Miyazaki plaçait désormais son espérance. Non comme une utopie abstraite, mais comme cette végétation déjà bourgeonnante, indisciplinée et vibrante, transcendant procédures et formules, dans le limon vivifiant de l’imaginaire humain.
