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Hawwah

Un brusque assombrissement. L'orage plane au-dessus de la vieille R5 que j'ai trouvée dans la grange, sous un drap encrassé. J'ai arraché le drap à la bagnole. La poussière est montée à plusieurs mètres, comme en lévitation. J'ai traversé le nuage de fumée, mis le contact, par miracle elle a démarré. La médaille de saint Christophe collée au tableau de bord et la branche de buis bénite, peut-être.

Maintenant, il faut que j'oublie toutes ces conneries, que je m'arrache loin de cette maison qui fait assurément dériver ma raison à courant doux vers la folie. Ses planchers, leurs craquements, incessants. L'escalier, qui grince. Pourrie, cette maison est pourrie. Métamorphose vers l'informe sous les coups incessants des années. On aurait pu arracher à pleines mains des morceaux de chambranle de porte, des bouts de volet, n'importe quoi et croquer dedans si on avait voulu. On aurait senti sa moelle d'arbre émiettée, décomposée, ingurgitée, digérée par les insectes xylophages. Son corps, son âme digérés par le temps. 

La maison en pain d'épice des contes de fées, celle qu'on trouve dans les devantures des pâtissiers pour Noël, solidement collée au sucre royal, mais en pleine désagrégation, mais pour un noël qui ne parviendra pas à se soustraire aux vicissitudes du temps ordinaire. 

Vivre, là-bas, pourtant, rien à voir avec une vie normale, reliée par mille filaments insoupçonnés aux autres vies humaines, rien à voir avec le temps présent. Une maison bien ancrée dans la terre noire et grasse, assise comme un sphinx sur ses fondations, mais comme coupée du monde commun par des murailles invisibles, des ponts écroulés, des gués disparus. 

Quand je l'ai vu déserte, comme ça, au fond de ce chemin près d'un petit bois avec la rivière légèrement en contre-bas, mes pieds m'ont portée jusqu'au seuil. J'étais entrée dans une illustration de livre pour enfants soyeuse et délicate, nimbée de couleurs pastel. Plus que le droit de la propriété, il me semblait que ce serait transgresser l'ordre naturel que d'y entrer, déchirer le voile du réel et vivre derrière. Vivre derrière, assise dans un fauteuil, un bouquin à la main, un livre de l'envers du monde et regarder à travers la vitre les haies plessées, le grand tilleul, les prairies et encore plus loin le monde d'où je viens. Ça avait d'abord été facile de s'installer là, la clé trouvée, la porte qui s'ouvre, qui grince, la maisonnette meublée, garnie, bibliothèque bourrée d'ouvrages près de s'écouler sur le plancher. Mais depuis, le monde est devenu si foisonnant, beaucoup trop compliqué pour moi. On va revenir à des choses simples.

J'arrive sur le parking d'un fast-food. Le bitume renvoie sa chaleur comme un radiateur trop zélé. J'entre et je commande un burger. Leur burger-phare : le même goût qu'il y a dix ans, le même qu'on me servirait sous le même nom à trois cents kilomètres. Pause.


Il fait encore près de 30 degrés et le ciel prend vers l'ouest une teinte violacée. Le vent vient me rafraîchir le visage, de plus en plus frais, de plus en plus humide. La vieille radio capte encore. J'écoute un morceau de hard rock des années 90, riff puissant, guitares au son saturé, le ciel se renverse dans une ambiance de fin du monde. De gros nuages noirs s'imposent sur le fond azur par couches successives, s'amassent, s'abaissent, menaçants. Ils rappellent la couleur du bitume. Je roule sur le reflet ombragé du ciel, je glisse sur un styx ténébreux, que l'orage va faire éclater en mille éclats aqueux et, lavée par cette pluie, j'espère, je donnerai une direction à cette route.


30 degrés. Le fleuve noir me guide encore, ses méandres creusent le flanc des collines, percent la forêt sombre comme les galeries des insectes dans le bois vermoulu. Avec l'orage, la nuit est tombée au milieu de la journée sur ce plein ciel d'été et je revois cette femme qui m'attendait, dans la vieille maison au bord de la rivière. Je me souviens, elle est là assise sous le tilleul, installée sur la chaise en fer forgé, à la table en fer forgé, elle lit, et immédiatement  je la reconnais comme de ma race. J'approche ma peau blanche de sa peau noire, mes cheveux lisses de sa chevelure fabuleuse, juste derrière elle, je me penche au-dessus du bouquin. L'éclat du soleil m'empêche de lire. Elle se retourne et bonjour. Ses yeux sont d'or comme ceux des miens, ils m'imposent plus que je ne distingue en eux l'évidence d'une sagesse allégorique, l'acuité de l'intelligence mobile. Sous la fraîcheur du tilleul, à l'ombre du clapotis de la rivière, je m'installe précautionneusement auprès de cet être de feu dont la présence trouble l'air, dont la voix douce et chaude lacère consciencieusement le vide qui nous sépare.

Je me souviens. Hawwah. Ces tête à tête, chapelet de rencontres rythmant les jours avec la même constance que la nuit obscure. Sur les planchers de sapin, sous le tilleul, entre les murs de grès et de granite. Hawwah. Comme le soleil me réveille, comme le reste des astres pointe l'immensité qui me rafraîchit.


Le déjeuner est servi. La chaleur fume comme de l'encens au-dessus des tasses en grès émaillé. Hawwah qui porte mon regard dans ses yeux, le crépitement des œufs fris sur le feu. Le pain a été cuit tôt ce matin, longuement pétri dans la maie. C'est une immense tourte plate. La croûte craquelle quand on la rompt. Chacun des jours est identique à celui-là. La chaleur bienfaisante, le grésillement des aliments jetés sur la graisse bouillante. Chaque jour fidèle au précédent. Hawwah.


Les mains de Hawwah étaient fines et polies. Ses gestes, les plus anodins, dessinaient un mouvement ferme et délicat, résumaient dans une synthèse parfaite ce qu'était servir, ce qu'était saisir. Elle agissait avec l'assurance que confère une expérience immémoriale, avec la précaution qu'inspire la fragilité des choses. Aucune interrogation ne troublait en mon esprit l'évidence de sa présence. J'appartenais à cette série de scènes dont l'égrenage naturel constituait la trame sur laquelle notre existence se déployait en broderies colorées et la solidité de ce voile bigarré  donnait à chacun de nos jours la sérénité tranquille qui éclaire l'humble beauté du quotidien. Pas de questions sur les lèvres. Simplement un étonnement doux et constant devant la vie qui naît et s'écoule pour renaître. Hawwah.

Je me souviens de sa silhouette vaporeuse. Face au soleil bas, elle s'éloignait. Ses espadrilles soulevaient la poussière du chemin sec. C'était la fin d'une journée étouffante de juillet et le chemin était si long qu'elle semblait partir pour ne jamais s'en aller.


Dans le champ, derrière la maison, la carcasse d'une Renault Juvaquatre formait une sorte de tertre. Les restes de peinture vert de gris et le rouge orangé de la rouille prolongeaient le paysage de terre pelée et d'herbes sèches de la fin de l'été. Les garde-boue galbés et bosselés me servirent de marche-pied. Debout sur la ferraille grinçante de la camionnette je happais l'horizon. Jusqu'à l'orée de la forêt d'acacias, les sapins, les grands chênes. Regard rebondissant contre tous les points cardinaux, butant contre les ombres évanescentes de la coudrière. Sur les terres gastes, désertes de Hawwah.

Privée de sa dame, la maison s'effritait de toutes parts. Les soirs d'orage, elle tombait en déliquescence, gonflée par la pluie et le vent. Son crépi humide se bombait et s'écroulait par pans entiers. A l'abri sous les toits, guettant d'éventuelles fuites, je foulais la sciure fluide qui tombait des poutres de peuplier, j'écrasais les petits tas pyramidaux qui s'accumulaient, comme dans un sablier, sur le plancher. Étendue sur mon lit, immobile comme un gisant, je laissais la nuit peser sur moi, la nuit alourdie, grosse de larves s'enfonçant dans l'obscurité à coup de crissements incessants. Mes yeux ouverts, oublieux des limites du jour, cherchaient dans cet enchevêtrement fantastique de bruits de bois rongé et dégluti à donner forme à la vie grouillante et colossale, aux remous monstrueux de matière qui me séparaient du ciel. Et dans cet effort dérisoire pour ordonner le chaos, aveuglée par la carcasse fourmillante qui faisait obstacle à la clarté des étoiles, j'essayais de ressaisir mon corps dont la respiration saccadée, les flux sanguins et les borborygmes répondaient dans un écho de chair à l'élan animal et destructeur qui m'entourait. La nuit s'acheva dans la fatigue d'un jour trop long. Le corps et l'esprit las, je m'endormis dans la moiteur étouffante qui avait envahi les combles. Vers midi je me levai. Le soleil chauffait à blanc le zinc des gouttières qui se dilatait et claquait quand je sortis de la maison et que j'allai m'installer sous la fraîcheur du grand tilleul. Je me décidai alors à aller chercher à manger. Je n'étais pas inquiète pour elle mais je ne savais quand elle reviendrait. Je ne lui avais rien demandé lorsqu'elle avait pris le chemin qui menait par-delà les noisetiers. Je trouvai un vélo. Motobécane – Pantin. Le vieux caoutchouc des pneus était marbré de craquelures. Je graissai consciencieusement la chaîne et le dérailleur, enlevai l'épaisse couche de poussière qui recouvrait la selle et le guidon, attachai un panier en osier au porte-bagage avec un tendeur, et je partis.


J’atteignis assez rapidement le lieu-dit « Les Essarts » guettant en vain l'aventure puis m'engouffrai dans la forêt entourée de barbelées. Réserve de chasse. Les chemins se multipliaient dans cette partie condamnée du bois, interdite au passant. Sente du renard, herbes couchées par le passage du blaireau. Chemin de garde-chasse, chemins de traverse. Dans le ciel barré par les fûts dressés des chênes, retentissaient les coups du pic, fragmentant encore l’espace hachuré de la futaie.

A ma gauche, les grands arbres, à ma droite, un champ de trèfles, entre les deux les citrons et les azurés qui s’envolaient par vague devant la roue de mon vélo. L’air éclatait en éclats colorés, rencontres épileptiques de pigments papillonnant et du soleil d’août.

Soudain, des détonations au loin, coups de fusil hors de saison. Je m'engouffrai dans un chemin creux. Leurs échos dans la poitrine, je m'enfonçai à toute allure dans la cavée, me dégageant centimètre après centimètre de cet espace devenu soudain hostile. Deux coups étaient partis, déchirant le silence chauffé à blanc de cet après-midi d'été. Deux coups tonnant de réalité. Deux coups de semonce pour la mémoire égarée. 

Réapparut alors dans mon esprit le visage de Hawwah comme disparaît la peur devant le danger. J'étais prête à agir. Mais juste un son pour guide, perdu déjà. Hawwah. Je croyais entendre ta voix. Hawwah. Dans la forêt, je cherche, entre les chablis, j’enjambe les cépées, traverse les gaulis. Je cherche, je me perds et cherche encore. Entre les fourrés, sous les baliveaux. Je cherche Hawwah. Le corps écorché par les ronces et les aubépines, jusqu’au coucher du soleil. 

J'ai cherché, chasseresse, jusqu'à avoir épuisé tous les langages. Jusqu'au moment où mes yeux eurent échoué à décrypter les signes, jusqu'au moment où je compris que je ne savais pas lire la trace de son absence, que je ne savais pas saisir les indices me promettant de la trouver. Hawwah, comme une aventure de l'esprit, image impalpable, insaisissable Hawwah. La forêt a caché ton empreinte à mon regard aveugle, et exclue de ses arcanes, je me tus pour ne plus te retrouver.

Le froid peut être dur, l’été. Les épines de sapin m’accueillirent pour la nuit. Les sangliers fouaillaient au loin. L'obscurité se remplit de cris, de claquements, de bruissements, des frottements des ailes du grand duc. Perdue, affamée, envahie par un désespoir croissant, je m'adossai contre un arbre, l'écorce rude comme ancrage. J'attendis l'aube d'été, rassemblant mes forces en une ferme volonté face au chaos animal qui m'entourait et que je ne savais ordonner. La nuit diluait le temps comme l'espace et je me sentis bête parmi les bêtes. Je compris l'héroïsme des livres, celui qui force ceux de mon espèce à tenir tête au monstre, de ceux qui, d'un coup du sort, savent pouvoir être anéantis avec la même facilité que celle avec laquelle une brindille se brise sous le pied. Le bois, éclairé par la lune vacillante, se transformait en une caverne à ciel ouvert entre les murs de laquelle résonnait une fantasmagorie des plus primitives. Du tumulte de la forêt, qui, par moments, semblait s'articuler en un chant épais et rauque, s'échappaient des images de lutte, de course, de chasse, de fouille, de cueillette. Mille petits mondes raclaient, creusaient, sautillaient, mordaient, gambadaient et tentaient de plier la forêt à leur volonté, tentaient de retourner ce monde pour le faire sien et lui donner une forme qui signifiait pour eux nourriture et protection. Et mon corps était prostré au milieu de tous ces univers, ignorant. Comme jeté dans un lieu dont la sauvagerie animale placide ne regardait qu'en étrangère la chétive et nerveuse sauvagerie humaine qu'il se serait senti capable de déployer en retour.


Quand le soleil me permit de me repérer, je partis, retrouvai mon vélo et les chemins qui ne me menaient nulle part.

Sortie du bois, je pris la première route goudronnée que je trouvai. Elle me permettait de rouler à flanc de colline, entre les landes arides recouvertes de buissons ardents dans lesquels les oiseaux venaient trouver refuge. Marqué par cette nuit d'angoisse, mon corps se délassait sous la chaleur du soleil, frissonnait sous la caresse des ombres et j’avançais, l'estomac creux, au rythme des coups de pédales rouillées, des changements de plateau grinçants produisant dans mon sillage des bruits si discordants qu'il me semblait charrier dans cette vie bouillonnante d'été toutes les dissonances de l'Enfer.

La suite, c'est mon retour à la vieille maison, c'est ma fuite, c'est moi, là, dans cette voiture parcourant sans but les routes goudronnées, en rond, en aller-retour, faute de pouvoir dompter les flots impétueux du Temps, faute de pouvoir m'asseoir au bord des flots ininterrompus du Temps.


Hawwah

?
France
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