J. H.
Il y a l’étendue à perte de vue de terre rouge, sèche, craquelée. Les rocs, les poussières, les végétaux âpres et ras. Sorte de vide brûlé. À l’horizon, la perspective de montagnes abruptes et crénelées. Comme un désert frappé par la puissance du feu. Le soleil, depuis toujours peut-être, à la verticale. Une route traverse l’étendue. Ruban d’asphalte lancé en avant, à travers le défilé des monts déchirés, avec ses flaques de lumière, ses réverbérations pareilles à des eaux tremblant dans l’atmosphère. La route va loin, déroule son goudron vers l’horizon, là où une ligne imagine la limite, et disparaît en ouvrant le ciel. La chaleur pèse, fait vibrer l’asphalte, provoque des mirages troublant les perspectives.
Il y a un jeune-homme.
Le jeune-homme court sur cette route, seul, il allonge ses foulées dans la couche brûlante de l’air. Il est presque nu, un short seulement, des chaussures spéciales destinées à la course, un débardeur, des lunettes aux verres colorés. Depuis combien de temps court-il ainsi? Où peut-il aller? Alentour, il y a seulement ce désert de terre crevassée, de silence rêche, la ligne noire s’éloignant vers l’horizon, sans accueil. Uniquement cette chaussée sans fin durant des kilomètres innombrables, avec ses descentes, ses côtes, ses courbes, ses faux plats, cette bande qui sillonne les territoires rouges. La route tourne autour du globe peut-être, elle tente l’infini. Le corps du jeune-homme brille au soleil. Il sue son eau comme une huile, il se démène dans la chaleur. La lumière rebondit, frappe au même rythme que sa course.
Sur les bas-côtés, c’est une surface lunaire, sauf de rares végétations qui cherchent à pomper l’humidité là où elle se trouve, des plantes brunes ou grises qui sucent l’intérieur du sol avec la sonde de leurs racines. Le jeune-homme fait fonctionner ses membres, ses muscles, ses tendons, toute sa carcasse à poumons qui ne veulent pas s’asphyxier. Ses chaussures synthétiques le font rebondir sur la route. Peut-être, il ne tiendra pas le coup, il s’effondrera bientôt, broyé par l’impitoyable. Il tombera en une fois, au bout de l’épuisement, masse molle chutée sur le côté sans avoir compris pourquoi, râlant et bientôt crevé comme une charogne. Pour l’instant, le corps du jeune-homme est déterminé, il fait aller ses bras, ses longues jambes nerveuses. Le sang fait ses battements dans les tempes, le long de la carotide. Son buste repousse l’air comme un mur. Derrière les lunettes, les paupières sont mi-closes à cause de la sueur, parfois celle-ci déborde les sourcils et lui brûle un peu les pupilles. Mais le jeune-homme est obstiné, il fixe le sol à trois mètres devant lui, un point absent, toujours fuyant, et il court.
Au-dessus, la lumière est dense. Comme une obsession, elle aussi, blanche et fondue, aussi lourde que le bitume gorgé de noirceur. Elle fait sourdre de l’asphalte ces flaques réverbérantes qui collent aux semelles. Peut-être le jeune-homme est-il en fuite devant une cause qui lui veut du tort, une violence qui veut sa peau. Alors le jeune-homme ne s’arrêtera jamais, parce que ce qui le poursuit ne s’épuisera pas non plus. Dans le genre d’une bête folle et meurtrière. Si le jeune-homme croit l’avoir semée, cela ressurgira de nulle part, à nouveau, toujours. De sorte qu’il serait rigoureusement dangereux pour lui de s’arrêter où que ce soit, à quelque moment que ce soit, car alors cela fondrait sur lui instantanément. Ou bien est-ce le contraire. Le jeune-homme s’épuise à courir depuis si longtemps, parce qu’il désire quelque chose en avant de lui-même, avidement. Ce qu’il poursuit serait en train de miroiter au loin, à la façon d’un mirage, toujours en train de disparaître au moment où il croyait l’atteindre ou peut-être le saisir. Cela se déplace, réapparaît ailleurs, comme une vexation.
Comment savoir la raison? Poussée ou attraction? Mais le jeune-homme court sur le bitume vers l’extrémité de l’horizon. Rejoindre la sorte d’orifice où les bords de la route se rencontrent en un point précis, au terme des deux parallèles: ce point de fuite. En atteignant cette brèche mince et hypothétique entre ciel et terre, le jeune-homme pénétrerait une terre neuve, magique sans doute. Là-bas, courir ne serait plus nécessaire, on ne penserait plus même à partir. Ce serait l’autre côté, l’issue où tout serait paix, silence et repos. Ce serait un point si serré sur lui-même, si concentré, que la peur serait abolie. On serait enfin soi-même.
Le jeune-homme transpire beaucoup. L’eau sèche tout de suite contre sa peau, laissant seulement cette pellicule un peu brillante. Peut-être le fait-il exprès afin de devenir maigre au possible. Devenir léger pour échapper, et s’envoler des menaces. Ou justement, devenir pareil à un fil afin de pouvoir s’introduire dans la fente ténue, se glisser dans l’interstice entre le poids du ciel et la masse de la terre. Disparaître vers cet autre lieu où demeure peut-être la paix infinie.
Et donc la route est lancée en avant, bande noire qui boit la lumière du soleil et le j-homme est lancé à sa suite. Tout paraît inexorable. Un genre de nécessité, une volonté écrite sur la terre. La plante des pieds prend appui sur les semelles synthétiques, l’une après l’autre, transmet la poussée à l’ensemble de l’organisme et le fait avancer sur le bitume. Le balancement des coudes rythme la progression dans un mouvement perpétuel de pendule. Les mouvements s’enchaînent, une mécanique parfaite habite le corps. La route miroite comme un canal, le silence n’est rompu que par le bruit des semelles qui adhèrent au sol en collant un peu sur le goudron et la cadence de la respiration du jeune-homme qui s’enroule dans les poumons et ressort en un crachotement syncopé.
Le flux de sa respiration est réglé, le j-homme n’a pas besoin d’y penser. Il n’y a plus rien ici, que l’espace indifférent. Peut-être la course du j-homme y ressemble, et il court à présent sans regret ni espérance, sans mémoire ni avenir, avec sa sorte d’entêtement, avec l’arrogance de son corps. Peut-être est-ce cela: une course trop rapide pour que tienne et s’agrippe quelque chose dans la mémoire. Ne rien retenir, laisser glisser la course par-dessus les temps, oublier le passé, empêcher le futur en le rattrapant déjà. Fuir en avant, seulement fuir le long des lignes.
Parfois, il se passe ceci: c’est un phénomène étranger au j-homme, ressemblant au tonnerre. À intervalles irréguliers, ne répondant à aucune logique temporelle ou statistique, hurle tout à coup le passage brutal d’un camion d’acier. Il vrombit, à toute allure sur l’asphalte, on ne l’entend pas venir, sa vitesse est telle qu’il est en avant du son qu’il produit. Il klaxonne avec sa violence, passe en trombe à côté du coureur. C’est un miracle si le j-homme n’a pas encore été happé ni broyé. Chaque fois, pourtant, le souffle brûlant du bolide rejette le j-homme sur le bord de la route parmi les cailloux, les plantes cramées. Il le déséquilibre comme un fétu de paille. Alors de la poussière remplit sa gorge, se colle à sa peau, mélangée à la salive, à la sueur. Du sable lui crisse entre les dents. Peut-être est-ce vraiment cela qui fait le courir: tel un jeu malsain, on a lâché des quantités de camions défoncés, et il lui faut courir jusqu’à ce qu’un bolide réussisse à l’écraser.
Si ces camions étaient la cause de sa course effrénée, on en comprendrait mieux la raison, on saisirait que c’est la peur qui le pousse ou le tire en avant. On comprendrait son acharnement. On saurait que plus rien n’est inutile dans l’exercice débattu de ses mouvements. Les rouages du corps jouent les uns sur les autres, les uns contre ou dans les autres, avec raison. Le corps ne cesse jamais de courir sur le ruban noir, tandis que des camions fous lancés derrière l’effleurent sans succès. Avec leur rythme souple, les semelles de caoutchouc font un bruit mouillé, un peu spongieux, et peut-être ce bruit est-il d’ailleurs nécessaire pour supporter la chaleur et la menace. Les talons s’écrasent dans les chaussures, repoussent le goudron en y laissant une brève empreinte striée, ils jettent le corps en avant, d’un côté, puis de l’autre, dans de petits déséquilibres successifs, des rétablissements automatiques de la symétrie qui tracent le mouvement rectiligne de la course.
Le corps fend l’air. En même temps, on dirait que j-homme cherche à attraper quelque chose avec ses mains, qu’il cherche désespérément à respirer, battant l’air comme cela, d’une main, puis de l’autre, n’agrippant jamais assez. Il force l’inertie, repousse la léthargie du monde. Il est en train de creuser le tunnel par où s’échapper. Durant des kilomètres et des kilomètres. Jusqu’à cette faille au loin, à l’extrémité de l’espace.
Le j-homme déroule ses foulées, il défoule ses énergies sur le rouleau noir surchauffé. Les poumons aspirent et expirent, avalent l’air brûlant qui traverse les bronches, la trachée. L’oxygène creuse ses galeries, parcourt les veines, les vaisseaux, les artères, tout le labyrinthe des organes. Le cœur fait ses palpitations, son mouvement de systole-diastole, et assure le rythme régulier qui s’ajuste à celui des poumons. Durant tout le processus de cette course, le corps ne cesse de dégouliner. La transpiration gonfle deux petits ruisseaux acides par-dessus les sourcils, qui parfois débordent, pénètrent dans les yeux en brûlant. Comme un aveuglement, comme s’il n’y avait jamais rien eu. Jamais de j-hom courant sur la route.
Un camion de vacarme déséquilibre soudain le j-hom. Celui-ci trébuche et roule sur le bas-côté. Y reste étendu. Il mord la poussière. Son regard, un moment immobile contre le sol, ressemble à une hébétude. Les lunettes égarées, les yeux grands ouverts ne comprennent rien. Puis, dans un éclair, ils distinguent les phénomènes vertigineux qui avaient quitté sa mémoire. Les yeux du j-hom voient les poussières, les poudres, les parcelles de sable et de terre, les cailloux aigus du désert comme jamais: devant les yeux si près, tout près! Et, bizarrement, le j-hom se sent devenir un nain. Plus petit encore, un insecte crissant dans les pierres. Il est un scarabée creusant sa galerie. C’est cela, un scarabée, ou plus minuscule encore, un acarien, un ciron grignotant la pierre dans un cirque minéral. Les graviers microscopiques grossissent, augmentent leurs volumes, pareils à des rocs déchiquetés par un tremblement de terre. Leurs formes tranchantes brillent dans la lumière, s’incrustent dans les rétines. Ce sont des blocs colossaux, semblables à des montagnes infranchissables. Durant cette fraction de temps, le j-hom croit qu’il n’est plus possible de repartir. Il y a ces montagnes de vertige qui ont bouleversé et obturé la route. C’est fini, il pense qu’il est arrivé, il ne faut plus se relever. Il peut rester là, coincé entre ces souches de pierre, ces socles de poussière, il n’y a plus rien à faire que laisser son corps étendu, laisser blanchir ses os sous le soleil.
C’est pareil à un bref trou noir dans sa conscience. Le j-hom a l’impression d’être emporté, de disparaître hors des horizons, loin des espaces brûlés. Mais ce sont ses mains. Elles le tirent de sa torpeur, elles brûlent. Le j-hom y porte le regard, il voit les écorchures de la paume, la pellicule d’épiderme râclée. Il y a de petites boursouflures rouges, des bourgeonnements délicats de globules, d’une jolie couleur carmin. Le j-hom approche la main du visage. Avec sa langue, il lèche l’ouverture de la plaie, il la nettoie avec sa salive. Ses genoux aussi sont écorchés: il y applique également de la salive. Quand il se relève, le j-hom frotte avec le revers du bras la sueur de son front. Il a retrouvé ses lunettes, un verre est cassé, tant pis. Il reprend sa course, il ne pense à rien. La route est noire dans le silence du soleil.
Ses chaussures reprennent leurs foulées et les semelles font le petit couinement humide qui cadence leur bondissement. Il faut un certain temps au j-hom pour retrouver son rythme: c’est-à-dire pour réajuster celui des poumons avec le battement du sang et l’alternance des jambes. Rétrécir les foulées, restaurer la cohésion des mouvements, stabiliser l’assiette. Ses muscles tirent maintenant, à cause de la chute, l’immobilité soudaine. Le j-hom sent la lourdeur de ses jambes, la brûlure des mains, des genoux. Il poursuit cependant. Il force la puissance de ses reins, appuie durement sur l’asphalte. L’effort creuse l’intérieur de ses joues. Mais les choses ne sont plus pareilles. Cela fait si longtemps qu’il court, à présent il sent la crispation de ses cuisses, de ses mollets, il sent la contraction de sa respiration, comme si les poumons s’étaient rétrécis. Il sent la chaleur qui tombe et lui brise les tibias. Ça le saisit à la nuque, frappe le dos avec des barres. L’énergie remonte de la route le long de ses jambes, elle résonne dans son corps, sa tête, se mélange à ses organes. Il y a un bruit de martèlement dans les oreilles.
C’est venu comme cela, en un rien de temps, à cause de la chute, à cause du bolide de métal et de fureur. Le j-hom avait cru que la douleur pouvait ne plus exister, qu’il aurait pu l’évincer. Et puis voilà, elle était réapparue. Le j-hom était dans l’existence, c’était fatal. Ça l’oppresse un peu, le j-hom voudrait retrouver l’état antérieur, le rythme d’antan, l’élan qui le poussait sur l’étendue noire, quand il traversait l’espace et traçait l’axe du monde. Il parvient à pousser son corps en avant. Mais quelque chose a grippé, qui fait un nœud dans les rouages. Comme une brisure irrattrapable. Il est reparti sur sa lancée horizontale, mais c’est comme s’il n’avançait plus. Impression de sur place. Agitation inutile et stupide, quand l’issue reste à distance. Le fil noir qui traverse l’horizon est la cicatrice d’une blessure ancienne, quand le ciel s’est retiré de la terre. C’est cette blessure que le j-hom ressent. Une barrière que l’on ne franchit pas, qui ne cesse de se retirer, empêchant toute fuite.
Alors, à ce moment précis, arrivent les pensées. Elles reviennent assaillir l’esprit. Depuis le début, il courait sans pensée, j-hom avait cru pouvoir leur échapper aussi. C’étaient elles, surtout, qu’il avait voulu épuiser, quitter en vidant son corps. Jusque-là, j-hom avait concentré ses forces sur le rythme de caoutchouc de ses chaussures ou sur celui de sa respiration, et ses pensées avaient facilement disparu. Les foulées avançaient toutes seules, c’était bien. Il pouvait même goûter la pulpe de sa vie. J-hom perdait ainsi la mémoire, conduit par le tempo qu’il s’était forgé et alors les pensées s’évanouissaient. Rien ne pouvait arriver. La distance n’existait plus, la route était abolie.
Mais les pensées reviennent. À l’assaut, par la brèche qu’ouvre la douleur. J-hom retrouve ce qu’il avait voulu fuir. Le passé, les mémoires, la pesanteur du monde, la lourdeur des corps. Comme des violences. La gravité de son histoire, la charge de son nom. Brusquement, j-hom se sent pris d’une lassitude immense, un découragement exténué. Peut-être est-ce l’échec de sa tentative. Il n’y a plus qu’à s’arrêter, s’asseoir au milieu de l’asphalte, attendre le passage meurtrier d’un bolide effréné.
J-hom ne sait pas pourquoi ni comment il parvient à courir encore. Un instinct à rassembler la vie. Il regarde ses mains à nouveau, elles sont croûteuses. Il voit bien qu’il n’est qu’une viande fragile qui perd facilement son liquide. Chaque pas lui fait sentir sa chair lourde et pâteuse, devenue soudain pénible à mouvoir. J-hom voudrait être sec, tout à fait sec et aride, décharné, afin de ne plus rien sentir, rien éprouver, rien penser. Et parvenir à voler, léger, léger, léger.
Maintenant c’est un dard, une vrille qui a creusé son trou dans la conscience de j-ho. Les réverbérations sur la route brouillent son regard, leurs flaques sont tellement mouillées! L’asphalte se dérobe sous les talons. J-ho sent un picotement partout sur la peau. Non pas celui du début de sa course, quand la sueur se mettait à sourdre des pores, mais une pointe, là, au milieu du thorax, vers le plexus solaire. La lance du soleil s’est fichée au centre du corps, et j-ho se dit qu’il est semblable à un insecte aiguillonné vivant sous l’épingle d’un entomologiste. Pareil au scarabée qu’il croyait tout à l’heure, et dont les membres s’agitent vainement quelque temps.
L’air des poumons ne parvient plus à circuler régulièrement, la gorge est bloquée. Le cœur dérape aussi, bat la chamade. Une angoisse monte dans le corps de j-ho. Une oppression, comme des bulles pondues entre les plis du cerveau. Il faut ralentir, ralentir, cesser la course. Il faudrait s’arrêter. Les pensées assaillent, elles sont des informations brèves qui se bousculent, rapides, condensées, ramenées uniquement à des mots. Douleur, soif, stop, mal, marre, stop, camion, eau, scarabée, soleil, stop, dur, cailloux, mollet, asphalte, chaleur, soif, marre, stop, etcetera. Des choses qui tournent dans le cerveau de j-ho. Des saletés toxiques aussi, des rancunes, des désirs, des nostalgies, des poids, des peurs, des frustrations, des attachements. Ces accumulations que son organisme avait voulu faire fondre au soleil.
Ce sont à peine des pensées en vérité, des condensations plutôt. Comme les mots du langage. C’étaient eux qu’il avait fallu broyer sous le piétinement des foulées, les mots à pulvériser sur les cailloux. Mais le langage s’était recroquevillé sur lui-même, dans des nœuds, dans la boule des mots. Et ceux-ci avaient trouvé refuge dans les replis des organes, dans les fibres des muscles, les alvéoles des poumons, dans la pulsation du sang. Peut-être même les mots avaient-ils jusqu’ici servi à concentrer la course de j-ho, sans qu’il le sache, alors qu’il croyait les vaincre. Or voilà que soudain, menacées vraiment, les perfides, les sournoises pensées s’étaient délogées de leurs caves, elles avaient détendu leurs tentacules hors des grottes, projeté en avant leurs ventouses de poulpe, leurs langues d’hydres, pour agripper la conscience qui voulait s’en aller, défendre leur cause pensante, et alors dire de ralentir, sommer de s’arrêter. S’arrêter. Que leur réalité raisonnée puisse reprendre le dessus.
Mais la lumière verticale coule et brûle ce qu’elle touche: sur la tête, le crâne, les muscles du torse, la peau des cuisses. Sur le goudron, les cailloux, les plantes âpres. Elle fait la vibration silencieuse des insectes noirâtres. Avec ses dards, la lumière se loge dans la matière. Elle pond ses germes avec ses trompes, ses tubes, ses suçoirs. Tout est imprégné, puis saturé, puis dégouline de mousse blanche, pareille à de la mousse carbonique, à une bave d’halluciné. Cela gonfle jusqu’au ciel, remonte à la source solaire, sorte d’immense champignon blanc. Tout le blanc du dedans de la nuit, du dedans des corps et des matières, tout ce blanc sort par les pores pour recouvrir l’espace. Une neige partout, le blanc d’avant le monde, le blanc du vide, de l’absence, du possible. Blanc comme les mots qui ne diraient plus rien, ne révéleraient rien, des sons sans timbre, la vie avant de vivre.
Le soleil a fait pénétrer le rayon noir de la route en travers du crâne de j-ho, de part en part, à la façon d’un épieu. Alors, les pensées se font détruire. Le poulpe se débat, l’hydre agite ses langues, mais il agonise. J-ho empêtre ses enjambées dans cette poix, il force la blancheur de l’espace exsudée de lui-même. Il y a cette barre noire dans son crâne, avec devant seulement un halo, des taches qui vont et viennent sur les pupilles. J-ho sent sa tête gonfler, le cerveau qui pousse, tandis que les os du crâne sont devenus exigus. C’est un soleil sous pression au-dedans, qui diffuse sa corrosion. Et le corps veut résister, continuer néanmoins de durer le long de la route.
Tout à coup, pof, c’est tout. C’est fini. Comme le bouchon qui saute d’une bouteille agitée. Il claque, tout se vide, c’est fini. Voilà: j-h est entré dans la route. Son être: ligne d’asphalte brûlant tendue vers l’horizon. Tête vide. Plus de lutte. Ni bataille. Seulement la route déroulée, étendue. Et noirceur, durée, cailloux, poussières de terre rouge, lumière, soleil dans le trou, ciel.
Indubitablement, cela devait advenir. J-h est allé à sa perte. Il le sait maintenant, il l’avait toujours su. Ce n’est pas une pensée, c’est son être qui le sait. Sa course le poussait depuis toujours vers la disparition. C’est là qu’il attendait d’aller.
Maintenant, son corps a recouvré la scansion machinale, ses bondissements élastiques. Il n’y a que l’automatisme des rouages huilés sur la route. Le revêtement de goudron forme un tapis visqueux. Les semelles de caoutchouc de j-h sont absorbées dans la matière mouvante. Sur les bas-côtés les plantes verdâtres cherchent à sucer l’eau difficilement. Mais les camions effrénés qui vrombissaient ne passent plus. Les bolides, peut-être, ont renoncé à la poursuite. Ou bien la chaleur a fondu leurs boulons, a démantibulé leurs tôles cuites.
La lumière est une force mystérieuse qui emporte. Au fond du ciel, le soleil est si blanc. Une onde brûlante pénètre les cellules, calcine tout. Il n’y a plus de souffrance, plus de soif, d’envie, de sentiment. J-h ne connaît plus le mal. J-h a atteint le point mystérieux et exact où l’action se meut d’elle-même, où les mouvements s’accomplissent sans ordre étranger à eux-mêmes, sans commande du cortex, sans lutte. Le corps est au comble de sa gloire. Dedans, c’est consumé.
Alors, j-h glisse hors de lui-même. Disparaît des limites, quitte l’enveloppe qui faisait obstacle.
On attendait cela, uniquement, depuis toujours. Au bout de cette course, vider le contenu de ses organes, amincir la lourdeur de ses substances. Poche légère, ballonnet aspiré dans l’atmosphère vers le trou du soleil. La vie comme une aspiration, une extraction hors de soi-même.
Mouvement de pendule des jambes minces, alternance des coudes, depuis les origines, sur cette route. Cette propulsion le long des distances. Mais on est au-delà: on est vivant! Et la peau brille dans la lumière. Courir. On est. Vie imprégnée de lumière parmi la terre rouge. Jamais le monde n’a été si beau. Vraiment, ne mourir jamais. Voler au-dessus de l’univers, ramper entre les arbustes et les cailloux, dans la poussière, les parcelles de pierre concassée. Lancer son cri de faucon. Crisser en faisant son bruit de scarabée. Le mouvement sans fin du bitume est allongé en un ruban noir: on est ce mouvement étiré jusqu’aux portes infinies de l’horizon. Avec son œil, voir plus loin que les limites, plonger droit dans l’œil du soleil blanc, comme une croix victorieuse en son centre. Coque vidée, pâmée, seulement pénétrée de vie parmi les tremblements de la réverbération.
