Je vais mieux maintenant que je suis avec toi
Lui et moi, nous nous connaissons depuis le collège. Depuis quarante ans. Nous sommes nés la même année, dans la même ville, le même jour, pas tout à fait, Sébastien a cinq mois de chagrins en plus. Nous sommes nés à Nice.
Lui et moi, nous avons été mariés, nous avons été propriétaires de notre logement, nous avons payé un crédit tous les mois. Nous avons joué le jeu. Être heureux avec le chien, les voisins, les amis, pour la famille, qu’elle soit belle ou pas. Pas d’enfants. Lui n’a pas pu, moi je n’en ai pas voulu ou c’est le contraire. Nous avons divorcé la même année. Il est parti. Le couple, une lente mutilation des besoins. C’est moi qui ai été quittée. Mon couple, c’était moi multipliée par deux.
Sébastien a rencontré son ex-femme lors d’un voyage linguistique, à Miami. Sébastien est revenu, il est reparti à sa majorité. C’est moi qui n’ai pas bougé. J’ai rencontré mon ex-mari, à Nice. Un Américain en vacances, né à Miami, un architecte yogiste avec qui j’ai brûlé du kérosène pendant les vacances scolaires, pendant vingt ans. Je suis restée. Mes élèves m’appellent Louise. J’enseigne au collège, le même sous une nouvelle façade.
Sébastien et moi, nous sommes devenus deux enseignants, juste six heures de décalage horaire entre nous. Deux citoyens américains.
Cinquante-deux ans. La ménopause pour moi, l’andropause pour lui, on déconne, on délire, on oublie les nous et on se promet de traverser l’Atlantique. Décoller à nouveau. Mais aucun de nous ne peut déterminer dans quel sens. Nos responsabilités ou nos engagements. Tout ce qui est trop lourd pour les muscles du dos, ce qui enflamme les intestins, engorge les sinus, sature nos nerfs optiques, entrave la gravité terrestre, nous ne faisons plus la distinction entre ce qui nous pompe de l’énergie et ce qui nous en procure.
Sébastien s’est inscrit sur deux sites de rencontre. Ça le stimule. Au bout de trois semaines, il a été éjecté par l’un des deux. Trop de matches. Moi, j’espère le prince charmant devant un verre de vin rouge, en espérant qu’il se transforme. Et c’est moi qui sombre dans le panorama. Je suis sans fond, je me cogne aux angles. Aux autres. Je ne vois plus très clair.
Je ne me vois pas sur ces sites. Je ne me vois sous aucun homme. Je ne vois que le liquide rouge qui enfle contre la paroi du verre. Je refuse d’être dans la toile, leur proie, de me vendre ou de faire ma promotion. Bornée. Sectaire. J’ai tous les défauts et ça commence à se voir. Mon téléphone vibre à chaque fois que Sébastien veut mon avis sur telle ou telle. Des femmes de cinquante ans qui en ont neuf de plus, des femmes qui veulent un homme mûr mais au final elles préfèrent un mec plus jeune. Des flots de masques au collagène qui se superposent sur la face du miroir, le téléphone dans la main droite pour renvoyer le reflet et c’est moi qui me le prends dans la figure. Je ne sais plus où placer le mien dans l’espace. Sébastien, il s’en moque, le vrai, le faux, pour lui c’est pareil, c’est une femme qui a un désir. Il ne veut pas savoir qui crée les sites de rencontre, et certainement pas des femmes, pas encore, il veut des femmes et les aimer jusqu’à trouver la bonne. Celle qui aura le meilleur score.
Mon score de désirabilité, ce sont des centaines de pages de données, c’est moi en fond noir, ma taille, mon poids, la couleur de mes yeux, de mes cheveux. Mes orientations sexuelles. Ma profession. Ce que j’aime, ce que je fais, ce que je suis, mes valeurs, mes besoins, mes attentes, mes objectifs, mes enjeux. Je me mélange ou je me dépossède. Ce que j’ai peur de perdre, je n’en sais rien, ce que je veux planter dans le sol, comment savoir, ce dont j’ai honte. Je me décolore et c’est la mélancolie qui colle à mes racines. Elles, elles ont du charisme sur mon écran, disponible bien sûr, elles le veulent drôle, intelligent, gentil, serviable, athlétique, le genre de type auprès duquel elles ne se verront jamais vieillir. Riche, auprès duquel elles ne craindront plus de vieillir. Avoir l’air jeune ou en meilleure santé. J’ai leurs vêtements, leurs accessoires, leurs attitudes, leurs langages brassés dans la rétine. Les algorithmes dilatés entre les jambes et entre les fibres du cœur, la petite-fille qui croît encore. Je suis comme elles. Flippées de l’intérieur.
Je rentre vite pour ne pas laisser le chien seul trop longtemps. Pour être sûre de ne pas rencontrer un homme. Je rentre seule, je n’ai pas de chien, je rentre avec les photos des femmes que Sébastien a sélectionnées, en me promettant de ne jamais m’inscrire sur des sites de rencontre.
Je ne sais pas mentir.
Elles sont plus belles que moi, plus sexy, plus diplômées, plus expérimentées. Livia. Victoria. Valérie. Meleza. Bridget. Nelly. Et combien d’autres. Il éjecte un visage, il en reprend un autre, le corps à l’index qui prend toute l’enveloppe de son IPhone. Sébastien passe à la suivante. Six simultanément. Il compare. Et il prend l’avion d’un bord à l’autre des États-Unis pour les toucher. Peu importe l’offre tactile.
Il me traite de vieille sans énergie, frileuse et casanière. Le cul mou. Il me taquine. Il insiste pour que je vienne à Miami.
Il ne sait pas ce que j’ai de désirable, ce qui ne l’est plus, il ne sait pas que je tiens de moins en moins en équilibre. Je tiens de mieux en mieux l’alcool. Je ne porte plus mes lentilles de contact le jour. J’ai déposé sur le trottoir le maquillage, les dessous en dentelle, les robes au-dessus du genou, les chaussures à talons, tout ce qui érigeait au-dessus du sol mon corps ou durcissait celui de mon ex-mari, une fois par an. Le contact. J’ai fait refaire mes lunettes, celles que je ne portais que le soir pour voir de loin la télévision, en pyjama à six heures du soir devant l’émission C’est à vous. Je veux qu’elles se plaquent sur mes rides, qu’elles camouflent mon visage, je veux disparaître dans leurs abysses. Les autres femmes. Verres progressifs, parfaite lisseur des verres fumés à l’extérieur, comme à l’intérieur. Elles me protègent des éclats des hommes.
Je ne veux plus voir de près la barbe qui pousse sur mon visage.
Paraître me fatigue. Je fronce les sourcils, je le fais exprès, j’affiche mon front comme un cahier d’écriture. Des failles en ligne dans lesquelles je veux que tous les hommes tombent. Pour y lire ma détresse. J’enseigne. La biologie. Je fais des courses. J’achète une bouteille de vin, un verre par soir, j’en achète deux pour tenir sept jours. Sept jours de plus. Je loue un deux-pièces, près de la gare ferroviaire de Nice, avec un balcon depuis lequel j’observe les sans-abris, les marginaux, tous ceux qui déplacent leurs viscères en zigzaguant sur le sol. Des femmes qui sont des hommes un peu plus tendres, des hommes qui, pour ne plus être des victimes, sont des brutes amères. Et je lis les messages de Sébastien qui m’envoie des photos de couchers de soleil quand il se couche tôt, des levers de soleil pour me dire qu’il va se coucher.
C’est comme ça, ça va, ça vient, c’est du sable et du vent dilués, rien ne dure et plus qu’ailleurs, tout s’enfonce. À Miami, ce sont les animaux qui n’ont plus peur des humains. Les hommes n’ont plus besoin d’assurer le mariage et la sécurité. Les femmes. Sébastien veut que je vienne pendant les vacances d’été, certes, ce n’est pas la meilleure période, Miami est une étuve, peu importe, il est convaincu que l’homme qui me correspond est ici. Un brun aux yeux noirs.
Ils le sont tous.
Je ne corresponds à personne, je ne veux être géolocalisée avec personne. Ses certitudes, je les envie. Son physique de professeur de yoga, son cabriolet Mercedes, sa garçonnière à North Bay Village, un quartier résidentiel entre Miami Beach et Miami, je n’ai pas tout compris. D’après Google Map, Sébastien vit sur un pont. L’énergie qu’il prétend avoir retrouvé, le sex positive qu’il m’avoue pratiquer, les hormones ou les termes qu’il se réjouit d’employer, Sébastien revit et c’est moi qui songe à sauter du Pont Vieux. Sapiosexual, autosexual, pansexual, polyamour, celicouple, lavenderwedding. Je supprime. Quoi.
Les stratégies pour obtenir une récompense. Mourir sans écho avec personne à l’autre bout de la ligne ou faire sauter le pont qui conduit à la mort. Je m’écroule sur le sol quand je prends une douche parce que mon corps se souvient de la façon dont il tenait le pommeau. Dans la salle de bain que nous avions fait refaire, nous, moi dans la vie d’avant. Vendue. Les meubles coupés en deux et tout ce qu’il a fallu jeter d’un seul bloc. Je pensais que les murs de notre maison niçoise tenaient grâce à nous. Nous. Moi. Mon ex. C’est le même mot en français, en anglais et c’est moi qui suis fissurée dans les deux langues. L’alcool qui démantèle mon foie, les verres pour y croire, que rien ne dure, que tout se casse, que je ne suis pas seule et toutes ces conneries sur mon écran que j’ingurgite pour m’aseptiser. Trop proche ou trop loin pour faire coïncider des images avec le contexte. Lequel. J’en crève de remplir la cafetière pour une seule personne, je ne sais même pas comment réparer la chasse d’eau qui déborde, la cuvette bouchée parce que le conduit est trop étroit ou que c’est trop pour elle. Alors chaque matin, je ramasse mes étrons.
Le déficit du sabotage.
Je me désinfecte. La poupée démembrée par le chien. Il n’y a plus personne pour recoller les morceaux. Prendre un chien. Ils grognent sur mon passage. Et les propriétaires se méfient. Je pue le cortisol. J’ai du silence sous mes pieds, j’ai de la défiance à ne plus savoir qu’en faire. Les femmes. Les amis. Ils confondent isolement et solitude. J’élimine. Les photos de couple dans ma galerie de portraits. Les selfies. La bonne élève incapable de claquer les portes, la pauvre fille célibataire dont nul ne sait que faire ou dans quel sens la prendre. Alors depuis que je suis divorcée, je ne suis plus invitée. Effacée. La belle famille. Éclatée. Et ce à quoi je croyais ne remplit plus mes placards.
Fuck off.
Je ne mange plus. Je n’ai plus rien à évacuer. Je n’ai plus le choix. Le billet Nice-Lisbonne-Miami, aller-retour, est dans ma boîte mail. Il n’y a plus de sol, plus de racines, il n’y a que du sable et du vent, des chiens hors-sol dans des poussettes et le mot Enjoydans toutes les bouches. Sébastien a débarrassé son bureau pour le transformer en chambre d’amis, l’amie c’est moi à qui il a payé le billet d’avion. Il m’accueille pour un mois. En convalescence. À Miami. Je pleure, j’ai mal, je tremble. Je coure un matin sur deux, un soir sur deux, je bois des cocktails sans alcool, des citrons pressés, je dors et je sanglote moins. Il me présente ses amis, il me fait visiter les quartiers qu’il aime et ceux que je connais déjà. Je revis mais c’est lui qui s’éteint pour de vrai.
Il est éreinté.
Les gamins, c’est sûr, la pression d’une nouvelle direction, la pression et toutes celles qu’il s’envoie. Saturé de dates. Ses yeux sont cernés, trop d’heures dans les tunnels, les aéroports, il se plaint de migraines, de nausées aussi, un tube dans le ventre, une boule sur la poitrine, une barre en bas du dos, son sexe qui ne tient plus, d’une masse de visages qui obstrue le sien. Il les confond. Livia. Victoria. Valérie. Meleza. Bridget. Nelly. Il m’a menti. Il y a cru à chaque fois. Aux cinquante princesses qui veulent être traitées comme des reines, il a payé le carrosse et acheté le château. Elles cherchent des sponsors ou des mentors, elles traquent les mécènes pour s’élever, mais au-dessus de quoi et au dernier moment, elles ressortent le gosse d’un premier coup. Se retirer à la seconde près et viser plus haut.
Avec les working girls, il a été le confident, l’homme qui ne les menace plus, plus d’attentes, peu d’étreintes, il a endossé tous les rôles pour se hisser au-dessus de tous les corps. L’excitation pour accroître les expériences ou pour se déposséder, quelque chose dans ce genre-là. Des milliers de messages, d’audios sur Instagram d’abord, Whatsapp ensuite, des photos dans tous les sens à ne plus savoir lesquelles sont bonnes, des rendez-vous en retard ou annulés et le compte en banque en débit immédiat. C’était beau d’attendre l’autre. Des nuits lubrifiées, des baisers connectés pour se mettre au fond de la bouche des I love you romantiques, juste pour voir son sexe dégorger en trois phases, le soleil dans les sphincters. Séduction, courbatures, abattement. Puis, plus rien. Ghosté.
La déception en numérique.
Lui aussi, il voulait bâtir un toit à deux pour y déposer en dessous des objets en double, pouvoir faire l’amour contre une cloison sans qu’elle s’effondre. C’est moi qui fais les courses désormais, qui cuisine pour deux mais aucun de nous deux ne mange. Ça demande trop d’efforts, ça prend trop de place. Le temps, il ne le regarde plus, moi je le parcoure, je suis là et c’est lui qui part en live. Je range ses affaires, j’éparpille les miennes et je ramasse tous les bouts de lui dont il ne veut plus.
Ça m’aide à me redresser.
Pour lui, c’est fini. La position verticale. Son téléphone en mode létal, c’est sa peau qui est à vif. Sébastien fume des joints d’herbe pure, sans tabac, prescrits par un médecin, ici c’est légal, c’est normal, c’est même sain selon sa communauté d’amis mais aucun n’appuie sur le bouton du quinzième étage pour vider les cendriers. Les draps couleur cendre, il les perfore. Il prend du poids, j’en perds. Le corps plombé. Je flotte dans le mien. Le café, je le fais pour deux. Rien ne peut plus boucher les canalisations. Les selles sont molles. Ici, je jette le papier hygiénique dans la poubelle. Et je le berce quand il gémit. Il ne m’en demande pas plus. Juste dormir des deux yeux, prostré dans mes bras. Des journées à déblayer les verbes les uns après les autres. Les êtres qui ont dégarnis. Vivre à deux sans l’être, juste pour prendre soin l’un de l’autre. Sans atteintes. Je suis passée de la chambre d’amis à la sienne.
Ça donne des ailes pour voler au-dessus du toit.
C’est moi qui repars dans l’autre sens. Pour la première fois. Je rends ma place pour une année. À Nice. À Miami. Je reviens. Je ne fais rien de plus. Recharger les placards, avaler le frigo, faire le café et refermer le lit chaque matin, en enterrant ce qui sort de nous.
Nous nous exerçons à faire des promesses. Je serai l’ancre, tu seras le mât, quelque chose dans ce genre-là pour ne pas couler. La responsabilité sans l’engagement ou le contraire. En attendant, nous jouons le jeu. Pour de faux et pour de vrai. À tour de rôle. On vit ensemble sans être nous.
Ça laisse aux autres le temps d’accéder au quinzième étage.
