La Côte
La côte! Elle n’a l’air de rien à première vue. Mais rares sont celles et ceux qui ont pu la franchir. Ou ne l’ont jamais dit… Il y a toujours un moment où elle vous asphyxie, vous oblige à poser pied à terre, à regarder le sommet en pensant qu’on ne l’atteindra jamais. À renoncer. Redescendre. Et on en reste humilié jusqu’à la prochaine tentative.
La première fois où j’ai essayé de la monter, je me suis arrêtée après deux cents mètres. Mon vélo était trop petit, mes jambes trop courtes. Je n’étais qu’une petite fille alors. J’ai réessayé plusieurs fois ensuite, atteint deux cent cinquante mètres, trois cents…
Adolescente, je me suis moqué de la côte. J’ai cherché des chemins de traverse. Des raccourcis. Qui me rallongeaient horriblement. Franchir la côte devait avoir son utilité. On gagnait du temps.
La côte, vous l’avez compris, ne s’escalade qu’à bicyclette. Beaucoup ont essayé en voiture, en camion ultra-puissant. Toujours vers le milieu, le moteur s’étouffait et ne voulait plus repartir.
A pied? Même chose. Au départ, tout va bien, il suffit de marcher. Et puis, tout d’un coup le cœur s’affole, demande grâce. Les jambes flageolent. Même les plus grands alpinistes, les plus grands randonneurs ont été vaincus.
La côte ne se donne donc qu’à vélo. Je ne sais pourquoi. Je ne crois pas que la côte sacrifie à un besoin ou une mode écologistes. C’est comme ça. Comme ça qu’on peut espérer aller le plus loin.
On a organisé des courses, des compétitions, des rencontres internationales. Tout a foiré. Brouillard toujours, ou vent, ou pluie. La côte ne tolère que des individus, femmes ou hommes. Individuellement. Même pas accompagné.e.s d’ami.e.s ou de famille. Dans la plus grande discrétion possible… Si jamais vous franchissez la côte, personne ne doit le savoir, c’est une victoire intérieure que vous ne pourrez confier à personne… Beaucoup se vantent de l’avoir fait. Comment est-ce de l’autre côté? Ils ou elles sombrent alors dans l’évasif, se contredisent, prétendent que l’on gagne simplement du temps, d’autres parlent de paysages d’Eldorado, de prairies et de lacs à l’infini. Nul ne les croit.
Dans ma jeunesse ou mon âge mûr, j’ai refait de nombreuses tentatives. Une fois je suis parvenue à deux cents mètres du sommet. Je le voyais, j’apercevais la crête, le but, le ciel prêt à basculer… Pourquoi me suis-je arrêtée? La fatigue, bien sûr. La satisfaction d’être arrivée jusque là, bien plus loin que d’autres. La certitude que la prochaine fois, avec un peu plus d’entraînement, ce serait la bonne, j’arriverais en haut de la côte et je verrais.
Mais les autres fois, j’ai dû mettre pied à terre encore plus tôt. Toujours plus tôt. Avec les années, les enfants, les “responsabilités”, les maladies, “la vie” qui pèse plus qu’un âne mort sur le porte-bagages!
Pourtant je retente périodiquement l’ascension. Pour le plaisir, le “fun” comme on dit. À mon dernier anniversaire, on m’a offert un vélo à assistance électrique. Ça ne change rien. Au début, c’est agréable, et puis, au fur et à mesure, les muscles des jambes n’ont plus aucune aide véritable.
Un jour pourtant, je crois avoir rencontré quelqu’un qui avait franchi la côte. Il allait mourir, il n’y avait plus de raison qu’il raconte des histoires. Vous y êtes parvenu? Oui… Au sommet, est-ce comme quand on découvre la mer après avoir gravi la dune? Non, ce qu’on voit, c’est une autre côte derrière la première, et d’autres encore par la suite. C’est très décevant. Si les gens savaient…
Il s’est tu. Avait-il dit la vérité? Et si oui, cela valait-il la peine de la transmettre?
J’ai continué malgré tout à tenter de grimper la côte. Plus pour aller au sommet. Juste pour sentir mon corps exister, se battre, persévérer.
Un jour, je resterai à tout jamais en bas de la côte.
Un jour, je ne verrai même plus la côte.
Ça m’embête de ne pas savoir si quelqu’un, quelqu’une, un jour, réussira à franchir la côte…
