La Chaise
Nous éclatons tous de rire: oui, il s’est assis sur la chaise mouillée!
Arthur vient de l’asperger, la chaise, avec l’éponge servant à effacer le tableau noir. Il se met debout, le prof, l’empoigne, la chaise, la lève bien haut sans un mot et la lance vers nous qui sommes assis là dans la classe, un sourire narquois sur les lèvres.
Il la lance vers nous, celle-là, puis une autre, une autre encore, sept chaises en tout.
Nous nous réfugions sous les bancs. Quand le bruit cesse, nous nous relevons. Sidérés. Il est parti.
Nous ne l’avons jamais revu.
Le “jour des chaises”, nous avions quatorze ans, la rage au cœur, au corps. Nous détestions l’école, une école de garçons, froide, puant l’ennui. Et c’est lui, ce prof-là, le plus pâle, le plus doux de tous, qui en faisait les frais.
Chaque semaine, plusieurs fois par semaine: dès qu’il commençait à parler, nous nous mettions à chanter Sur le quai de la Ferraille, monsieur Bamboco marchand de coco.... En canon.
C’était notre prof d’histoire. Pendant que nous chantions à tue-tête, il continuait de parler, tourné vers lui-même, passionné par ses propres propos. Nous jouissions de le voir ainsi humilié, meurtri.
Il payait pour tous les autres, ceux chez qui on n’osait pas broncher.
C’était une connaissance de ma mère. Je savais par elle qu’il était moine bouddhiste. Ils se voyaient au dojo, tous les mardis soir. Toujours calme, paisible, me disait-elle. Quelle chance tu as, d’avoir un prof pareil!
Je me taisais: à quatorze ans, on ne dit pas grand-chose à sa mère.
Il jouait de l’épinette, aussi, et parfois maman chantait avec lui. Je suis aveugle, on me plaint et moi je plains tout le monde....
Moi, je gueulais avec les autres Sur le quai de la Ferraille, toutes les semaines et aussi le jour où il a lancé les chaises.
Jamais nous n’avons été punis. Personne à l’école n’est venu nous parler de ce qui s’était passé. Les autres professeurs savaient. Les plus démagogues d’entre eux ricanaient avec nous, quand on prononçait le nom du lanceur de chaises, comme nous l’appelions maintenant.
Pendant trois semaines, plus de cours d’histoire.
Puis un autre prof est arrivé. Petit, maigre, sans âge, avec des lunettes rondes.
Arthur, du fond de la classe,a entonné Sur le quai…
Nous nous sommes tous levés en criant Non! : par ma mère, nous avions appris qu’il avait été interné, le prof. Dans un hôpital psychiatrique.
