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La Course

Tic, tac. Assise dans une pièce, elle tentait vainement d’accrocher son esprit au son entêtant de l’horloge murale.

Tic, tac. Tandis que les minutes filaient, elle contempla les personnes assises à ses côtés. Visages, fermés. Regards hagards. Toutes des femmes jouant leur propre rôle dans cette scène d’attente.

Tic, tac. Tic, tac. Il avait du retard. Et même en connaissant l’inéluctable, elle souhaitait que la sentence tombe le plus rapidement possible.

Tic, tac. Tic, tac. Cela allait être douloureux, mais elle surmonterait. Comme à chaque épreuve. L’important restait son entourage. Comment allait-elle leur annoncer? Comment allait-elle contenir leur flot de chagrin? Comment…

Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. La porte s’ouvrit et tous les regards se posèrent sur l’homme qui détenait le premier rôle. Celui du messager.

Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac Il lâcha sa réplique. Un nom. Son nom.

Tic, tac. Elle se leva, précéda l’homme et s’engouffra dans son antre…faisant presque taire le son répétitif émanant de la salle d’attente.


– Je suis fatiguée. Et ça me saoule, car j’ai l’impression de dire tout le temps la même chose.

— Tu travailles trop, lui rétorqua son amie.

— Peut-être, mais j’en ai marre de manquer d’énergie.

— Faut que tu lèves le pied.

Comment lever le pied? Sa vie était lancée sur un train à vitesse folle.

— Ne viens pas le week-end prochain. Je ne vais pas être dispo et puis dimanche il faut que je termine ma présentation pour le colloque.

— Comme tu veux.

Ce n’est pas ce qu’elle souhaitait et elle s’en voulait. Voilà deux week-ends qu’elle annulait la venue de son amie.

— Une fois le colloque passé, ça va le faire.

— T’inquiète, lui assura son amie.

Elle ne s’inquiétait pas. 19 années d’amitié avaient résisté à bien plus que cela.

— On s’appelle dans la semaine?

— Oui, bien sûr. Bisous ma poulette.

— Bisous.

Elle raccrocha, inspira longuement puis repris la course.

Depuis de nombreuses années, Sophia courrait de décembre en été comme l’évoquait la chanson. Non pas parce qu’elle avait fait ses jumeaux toute seule, mais parce qu’Enzo, son mari, travaillait tard et certains week-ends. Ses courses se déclinaient ainsi: déplacements professionnels, orthophoniste pour les garçons, cuisine, préparation de la réunion du jeudi, budget, vétérinaire, visio…Elle ne s’octroyait que quelques haltes pendant les week-ends et le soir lorsque son mari rentrait. C’était leur moment. Hors du temps. Sans enfants. Où ils échangeaient sur leurs journées respectives ou sur l’actualité. Lorsqu’elle s’asseyait face à celui qu’elle aimait depuis 16 années, le temps se figeait. Plus rien n’avait d’importance. Deux âmes sœurs aimaient-ils se le répéter. Il était son réconfort. Elle était son pilier. Et chaque nuit, ils se liaient, l’un contre l’autre jusqu’à la course du lendemain.

Courir. Penser. Payer. Réfléchir. Conduire. Cadrer les jumeaux avec les écrans. Répondre aux mails. Conduire. Courses. Amener l’un au judo. L’autre à l’athlétisme. Déplacement pour un colloque. Et puis…Et puis Un stop. Un énorme stop surgit sans crier gare. Quoi que… Plusieurs signaux. Plusieurs alertes veillaient depuis tout un temps: épuisement, insomnies, épuisement, Exomil, épuisement… épuisement…

— Ça fait longtemps?

— Je ne sais plus. Non pas très.

Au départ, il n’avait rien senti. Puis, Sophia lui avait montré cette petite grosseur. Quelques palpations après, le médecin fut direct tout en se montrant bienveillant. Elle le coupa net.

— Ça peut être un…?

Elle ne parvenait pas à le nommer.

— Oui, ça peut l’être, mais il faut attendre les résultats de…

Puis, il continua à parler, mais Sophia n’était accroché qu’à six petites lettres. Six lettres qui s’immisçaient de manière insidieuse dans son esprit. Six lettres. Comme poison. Comme infâme. Comme brutal. Comme cancer.

Quelques jours après, elle se trouvait dans l’antre d’un médecin. Un autre. Elle n’avait pas souhaité être accompagnée. La sentence, elle l’accuserait seule. Elle trouverait bien assez de courage ensuite pour l’annoncer à sa famille. Elle en trouvait toujours. Depuis plusieurs années, elle avait revêtu successivement les rôles de mère, fille, épouse, amie, sœur. Mais en ce moment même, elle se sentait nue. Car elle n’était qu’elle. Sophia. Femme de 37 ans. 1 m 57. 52 kilos. Face à un médecin qui lui annonça ce qu’elle savait déjà. Malgré cela, les larmes jaillirent, témoins d’un espoir tu et vain. Elle fut ensuite accueillie par une infirmière. Le protocole fut annoncé et la course lancée. Une nouvelle. Une qui n’allait pas nécessairement demander des pointes de vitesse, mais plutôt de l’endurance. Une course de fond. Malgré l’épuisement et la peur, elle se lança. Elle n’avait pas d’autre choix.

La terre trembla à l’annonce du cancer de Sophia. De part et d’autre, elle accueillait les paroles des uns, la tristesse des autres, la douleur de tous: Pas toi. Non pas toi… Tu ne vas pas mourir, hein? Hop hop hop, opération et après on boira un bon coup… On va la terrasser cette tumeur. Ça va aller… Pas toi. Non pas toi… De manière inconsciente, on l’implorait de tenir. De n’afficher ni faiblesses, ni fragilités. Tenir. De ne montrer ni tristesse, ni vulnérabilités. Tenir. Elle accepta le rôle en arborant sérénité et sourire tandis qu’autour d’elle, les larmes affluaient. Le masque tombait quand elle était seule avec elle-même. Elle laissait éclater silencieusement ses doutes et nourrissait le désir de dormir. Longtemps. Très longtemps. Car l’épuisement l’étreignait encore et toujours.

L’opération fut un succès. Pas de mauvaise surprise. La tumeur 0. Sophia 1. L’entourage fut aux petits soins, mais commença à adopter petit à petit les habitudes d’avant. Il mit un voile sur le sein blessé, les soutiens-gorges hideux, mais aussi sur la peur du prochain traitement de la mère, l’épouse, la fille, la sœur et l’amie de chacun d’entre eux. Comme eux, elle n’aspirait qu’à retrouver la vie d’avant.

Quelques semaines plus tard, la chimiothérapie fut écartée. On souffla. La radiothérapie fut préconisée ainsi que l’hormonothérapie. Qu’importe, le champagne pouvait être sabré: Sophia allait conserver sa douce et longue chevelure blonde vénitienne. Mais le soulagement fut vite évincé, car il fallait reprendre la course qui prenait l’allure d’un marathon. Les séances commencèrent. Pour la énième fois, Sophia exposa son sein à celles et ceux qui lui demandaient au nom du traitement. Peu à peu, son corps ne lui appartenait plus. Il n’était qu’un cliché, qu’une masse, qu’une peau, qu’un hématome. À la vue de tous. Souvent, elle supportait. Parfois elle pleurait. Elle voulait crier et leur dire à tous et toutes stop. Mais au bord de l’épuisement et résignée, elle continuait la course. Le spleen n’étant plus à la mode comme scandait la chanson, elle poursuivit ainsi son chemin tortueux.

Les séances terminées, elle enchaîna avec l’hormonothérapie. Le bouleversement eut lieu avec son lot de douleurs, d’émotions et d’inertie. Elle absorbait un médicament pour récolter en retour, un flot d’effets secondaires. Quand est-ce que cela allait s’arrêter? Sophia ne s’appartenait plus. Pire, elle se méconnaissait. Épuisée, encore et toujours, elle eut le sentiment qu’elle ne retrouverait plus jamais son étincelle, sa joie, ses envies. Cette lumière que tout le monde lui reconnaissait. Elle voulait hurler son ras-le-bol, mais se taisait, car se persuadait qu’elle avait de la chance par rapport à d’autres femmes. C’était devenu son leitmotiv.

— Tu as le droit de craquer. C’est injuste ce qu’il t’arrive, lui soufflait son amie.

C’était tellement vrai. Néanmoins, comme sur un ring de boxe depuis des mois, Sophia eut la désagréable sensation qu’elle perdait le combat. Tel un uppercut, patience fut un mot qu’on lui envoyait régulièrement. En femme disciplinée, elle acceptait le crochet, mais intérieurement, elle enrageait. Une deuxième Sophia était tapie dans l’ombre, prête à bondir.

Les jours suivants, elle fit en sorte que son autre moi ne sortit pas. En bonne petite cancéreuse, Sophia exprimait son émotion de manière équilibrée. Ni trop. Ni pas assez. Elle se réfugiait dans son travail qu’elle avait repris à mi-temps et en distanciel. Là aussi, elle n’était que la moitié d’elle-même. Alors, elle en faisait trop pour remplir, tenir et éviter de penser.

Un soir, elle conduisit un des jumeaux à l’athlétisme. Malgré le froid et l’inconfort des sièges, elle se résigna à assister à l’entrainement. Son corps ne lui appartenait plus qu’à moitié, mais que dire de ses désirs. Tandis qu’elle envoyait un sms à sa meilleure amie, elle sentit un regard. Elle leva la tête et vit à sa gauche une femme âgée de 80 ou 85 ans, affublée d’une veste colorée et de mitaines trouées.

— Sale temps pour être dans un stade.

— Oui c’est vrai, répondit Sophia.

— Vous êtes là pour quel athlète?

Sophia sourit et désigna son fils.

— Et vous?

— Je suis là pour mon arrière-petit-fils. Le p’tit brun là-bas avec sa veste orange.

— Arrière-petit-fils?

— Eh oui, rétorqua l’octogénaire en souriant.

Tout en se rapprochant, la femme tendit sa main droite à Sophia:

— Andrée, enchantée.

— Sophia, lui répondit-elle en lui serrant la main. Vous en avez du courage pour venir voir votre arrière-petit-fils.

— Du courage?

— Eh bien oui.

— Et que dire du vôtre? lui répondit Odile en s’asseyant.

— Pardon?

— Allons, jeune fille. J’ai 82 ans, mais je ne suis pas sénile et j’ai encore mes yeux pour voir.

— Je ne…

Andrée se rapprocha encore. Ses yeux pétillaient de malice et de tendresse.

— Je vous regarde depuis de longues minutes. Votre visage en dit long. Bien plus que vous ne le voudriez. Une infinie tristesse. De la colère aussi. Vous pouvez les berner. Mais vous ne tiendrez pas longtemps à ce rythme.

Sophia n’avait pas les mots, mais son autre moi était prête à surgir.

— Je ne sais pas pourquoi vous ressentez tout cela, mais ça ne doit pas être drôle.

— Non. C’est le moins qu’on puisse dire, riposta Sophia avec un brin d’ironie qu’elle regretta aussitôt.

Andrée posa sa main sur celle de Sophia qui sentit immédiatement une chaleur.

— Si vous voulez, j’ai encore mes oreilles. Certes appareillées, mais mon audition fonctionne plutôt bien.

Sophia la regarda en retour et d’un coup, son autre moi sortit en invectivant la vie, sa situation, son épuisement, sa maladie. Sa foutue maladie. Andrée accueillait chaque mot. Chaque parole. La douleur était vive. Palpable. Intolérable.

— Et je suis fatiguée. Si fatiguée.

Andrée pressa sa main contre la sienne.

— Écoutez-moi, ma petite Sophia. Il est temps d’arrêter de courir et de vous remettre à marcher. De marcher tranquillement, mais pleinement vers vous-même.

— Quoi?

— Vous méritez amplement du repos, une parenthèse et apprendre à aimer la femme que vous êtes en train de découvrir.

— Mais…

— Votre entourage doit aussi faire son chemin. C’est son travail. Pas le vôtre. Vous cachez de vous-même et des autres va peu à peu vous briser.

— Je…

— Écoutez la vieille femme que je suis. Qui n’est ni votre mère, ni votre sœur, ni votre époux, ni votre enfant, ni votre amie, quoique cette idée m’aurait bien plu. Je suis seulement une vieille perdue dans une tribune d’un stade.

Sophia médusée ne parvint à dire quoi que ce soit. Sa seule réponse fut ses larmes qui coulaient le long de ses joues. Andrée se leva, posa sa main sur le visage de la jeune femme et lui murmura:

— Ne vous épuisez plus. Marchez vers vous-même. Il est l’heure. Il est temps.

Elle quitta Sophia sans se retourner. Quand cette dernière alla chercher son fils, elle demanda au garçon désigné plus tôt par Andrée, où se trouvait son arrière-grand-mère. Celui-ci la regarda perplexe et lui répondit:

— Arrière-grand-mère? Je ne comprends pas ce que vous dites.

Sophia en eut le souffle coupé.

— Ça va, maman? lui demanda son garçon.

Sophia hocha la tête sans un mot.

La nuit, elle ne parvint pas à trouver le sommeil. Ses pensées étaient tournées vers Andrée. Qu’importe si elle était un mirage, ses mots et sa douceur lui avaient fait du bien. Les heures filèrent et Sophia ne s’endormit pas. Sa décision la tint en éveil pour le restant de la nuit.


— Elle est où, maman? demanda un des garçons.

— Je ne sais pas.

— Comment ça, tu ne sais pas?

— Non, je ne sais pas.

— Elle nous a quittés comme ça sans rien dire?

— Elle va revenir.

— Qu’est-ce que t’en sais? lui lâcha l’autre garçonnet.

— Elle va revenir, c’est tout, soutint Enzo en serrant le petit bout de papier qu’il avait découvert une heure plus tôt.

Un papier où étaient griffonnés Je reviendrai. Je t’aimede la main de la femme qu’il aimait depuis 16 années. Son éternel et fidèle amour. Son âme sœur.


Sophia avait choisi ses destinations. Un périple décliné en trois villes côtières. Trois endroits symboliques. Comme un voyage initiatique. Un voyage intérieur. Cela ne se fit pas sans heurts. Des vagues de culpabilité la terrassèrent de nombreuses fois. C’était la première fois qu’elle quittait ses enfants. Son mari. Qu’elle désertait son foyer. Qu’elle expérimentait la solitude. Chaque jour, des messages affluaient sur son téléphone. Au début, cela lui brisa le cœur. Elle se sentait égoïste, capricieuse. Puis, elle se déconnecta de son téléphone privé. Quand elle ne travaillait pas, elle faisait de longues marches au bord de l’océan. Elle se sentait quelque peu apaisée malgré une douleur toujours présente. Toujours brulante. Un après-midi à son retour de balade, elle découvrit un visage connu assis à la table du bar de l’hôtel de la troisième ville. Sa meilleure amie.

— Tu m’as retrouvée?

— Tu n’étais pas très bien cachée, lui glissa-t-elle en retour.

Sans jugement. Sans animosité. Juste un sourire et des bras chaleureux qui l’enserraient. Elles passèrent la journée ensemble. À rire. À se souvenir. À parler. Le soir, elle partit en lui disant:

— Prends ton temps.

Juste trois mots. Trois mots qui la reconnectaient à elle-même. À ceux et celles qui l’attendaient. Mais elle suivit le conseil de son amie. Elle prit le temps. Chaque jour, elle regardait son reflet dans le miroir de la chambre. Nue. Esseulée. Comme un rendez-vous avec sa part la plus intime. Et puis… un après-midi, elle sentit une légère brise. Un souffle. Elle entendit un chant d’oiseau. Deux signes qu’elle interpréta comme la fin de son périple. De son voyage initiatique. Elle fit sa valise et quitta cet endroit. L’endroit ultime de sa quête. De sa redécouverte.

Le soir venu, elle ouvrit la porte de sa maison. Naturellement. Sans appréhension. Ses garçons se ruèrent vers elle et s’engouffrèrent dans ses bras. Elle les embrassa et vit à l’autre bout de la pièce son mari. Le regard d’Enzo embué de larmes, la couvrit de tout son amour. En retour, Sophia lui murmura, je suis là. Je t’aime. Elle ferma les yeux, serra de plus belle ses enfants, laissa échapper une larme et soupira longuement. Qu’importe s’il y avait des retours en arrière, des pas de côté… Qu’importe… Sophia avait réappris à marcher.

La Course

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