La Fatigue pèse comme une solitude infinie
Le vent soufflait en bourrasques sur les quais de Seine, soulevant les feuilles mortes en tourbillons fauves. Assis à la terrasse d’un café, Rachid fixait la surface grise du fleuve, un café refroidi devant lui. L’hiver parisien lui était toujours apparu comme un défi, une forme d’épreuve silencieuse qu’il devait surmonter. Ce soir, pourtant, il se sentait vidé. Fatigué de la lutte. Fatigué d’écrire, de débattre, d’argumenter face à une société qui semblait sombrer dans le repli.
Rachid avait passé sa vie à défendre l’universalisme et la laïcité. Né en Algérie, il était arrivé en France à vingt ans, emportant dans ses bagages une admiration intacte pour Voltaire et Hugo. Il croyait en une République qui ne catégorisait pas les hommes selon leurs origines, leurs croyances ou leur couleur de peau. Pourtant, les décennies avaient érodé cette certitude. Il voyait la société se fragmenter, se communautariser, tandis que des idéologies concurrentes grignotaient ce qui lui semblait être l’unique rempart contre la division: l’universalisme.
Son dernier livre, un essai enflammé sur la montée du relativisme culturel, lui avait valu des menaces de mort. Il avait tout d’abord haussé les épaules — après tout, ce n’était pas la première fois — mais il sentait cette fois-ci une fatigue inhabituelle. Comme si le combat lui-même était devenu vain. Même parmi ceux qui auraient dû être ses alliés, il n’était plus sûr de trouver du soutien. On lui reprochait son intransigeance, on lui demandait de “comprendre”, d’“écouter les revendications identitaires”, de ne pas être aussi catégorique.
Le téléphone vibra dans la poche de son manteau. Il hésita avant de décrocher. C’était Claire, son éditrice.
— Rachid, j’ai eu ton message. Tu es sûr de vouloir annuler la conférence de demain?
Il ferma les yeux. Il savait qu’il aurait dû y aller, qu’il aurait dû encore une fois monter sur scène, affronter les questions, répondre aux accusations voilées, défendre son point de vue avec la ferveur qui lui était propre. Mais ce soir, il se sentait à bout.
— J’ai besoin d’une pause, Claire.
— Tu ne crois pas que c’est ce qu’ils veulent? Que tu te taises?
— Peut-être. Mais qu’est-ce que tu veux que je fasse? Je parle, j’écris, et rien ne change. Au contraire, ça empire.
Un silence. Puis la voix de Claire, plus douce:
— Viens au bureau demain. On discutera.
Il raccrocha sans répondre. Il n’avait pas envie d’en discuter. Il voulait juste disparaître, se fondre dans l’anonymat de la ville, se perdre parmi les silhouettes pressées qui traversaient le pont des Arts. Mais il savait qu’il ne pouvait pas. Il y avait toujours un texte à écrire, une prise de parole à faire, un débat à mener. L’épuisement n’était pas une excuse acceptable.
Le lendemain matin, il se rendit malgré tout chez son éditrice. Claire l’attendait avec un café et un sourire inquiet.
— J’ai réfléchi cette nuit, dit-elle. Tu es fatigué, je le comprends. Mais peut-être que tu fais fausse route. Peut-être que ce n’est pas en argumentant que tu convaincras. Écris autrement. Raconte ce combat, mais avec la force d’un roman, pas d’un essai.
Il haussa les sourcils. Il n’avait jamais envisagé la fiction comme une arme absolue. Lui, il se battait avec des faits, des idées.
— Un roman?
— Oui. Raconte cette fatigue, ce combat, ce doute qui t’habitent. Fais vivre ce que tu ressens, au lieu de le défendre à tout prix.
Il baissa les yeux vers ses mains. Il se souvenait de ce qui l’avait poussé à écrire, enfant. Non pas le désir de convaincre, mais celui de comprendre. De donner un sens au chaos du monde. Peut-être qu’il était temps de revenir à cet instinct premier.
Il releva la tête vers Claire et sourit pour la première fois depuis des semaines.
— D’accord. Mais il va falloir me laisser du temps.
— Prends-le. Mais écris.
Le soir même, il s’installa devant son bureau, ouvrit un carnet vierge, et traça les premiers mots: “Il y a une fatigue que seule la lutte engendre. Une fatigue qui n’a rien d’un abandon, mais qui pèse comme une solitude infinie.”
Il ne savait pas encore où ce récit le mènerait, mais une chose était sûre: il venait de reprendre la plume. Et peut-être, à travers cette fatigue, retrouverait-il une nouvelle manière de se battre.
