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La Péremption d’Alceste-Dieu

Il y a des jours où l’on est bien forcé de sortir de chez soi. Plus rien dans le frigo, juste un vieux quignon de pain, deux tranches de fromage vaguement moisi et trois pommes ratatinées. Dans l’armoire qui me sert de bar, à peine assez de Gin ou de Vodka pour un tout petit verre. Quant à ma provision de clopes, elle se réduit à trois ou quatre paquets.  

Il pleut comme toujours dans ce détestable pays, il fait froid. Aucune envie de mettre le nez dehors. J’aurais pu m’adresser au service de livraison à domicile de Carrefour ou Delhaize, voire faire appel à un quelconque Deliveroo, Uber ou consorts. Mais je n’ai guère envie de payer d’excessifs frais de livraison, ni de me trouver dérangé dans ma tanière. Je préfère d’ailleurs les “mini” grandes surfaces de mon quartier: moins de files, moins de tentations également. 

J’ai donc attrapé mon écharpe, enfilé mon manteau et mes gants, j’ai pris le caddie hérité de ma mère — c’est bien la seule chose intéressante qu’elle m’ait laissée — et je me suis mis en route, cahin-caha. À peine avais-je parcouru cent mètres que j’ai croisé Amédée. Amédée, c’est l’un de mes voisins qui, il y a longtemps, fut également mon collègue. Nous avions à cette lointaine époque des rapports relativement cordiaux. Dès qu’il m’a aperçu qui marchais à sa rencontre, il a agité les bras avec de grands mouvements de sémaphore. J’ai hésité, mais je ne pouvais reculer. J’ai donc fait l’effort de lui sourire.

— Ça alors, s’est-il écrié. Alceste, c’est bien toi! Quelle heureuse surprise!

Bien sûr, je ne m’appelle pas Alceste, mais Robert, comme tout le monde. J’avais 14 ou 15 ans lorsque j’ai découvert, sous l’égide de mon professeur de français monsieur Duflou, Le Misanthrope de l’ami Molière, et j’ai aussitôt choisi de désormais porter le nom de son héros. Cela a amusé mes camarades de classe, et monsieur Duflou lui-même a reconnu que ce pseudonyme me convenait parfaitement. Il ne m’a plus appelé autrement, ses élèves ont fait de même et, peu à peu, chacun a oublié mon prénom véritable. Mes parents eux-mêmes ont suivi le mouvement. Cela fait bien soixante ans que, pour tout le monde, je me prénomme Alceste.

J’ai salué Amédée avec une politesse dénuée d’enthousiasme.

— Cela fait si longtemps que je ne t’ai vu, a-t-il continué. Je me demandais si tu n’avais pas déménagé, ou si tu n’étais pas en voyage. Dis-moi, qu’est-ce que tu deviens?

J’ai soupiré. Déménager, à mon âge? Voyager? Avec quel argent, et pour aller où? Quant à savoir “ce que je deviens”… J’ai eu envie de lui dire que je deviens vieux, comme lui, avant de devenir mort. Je deviens aussi de plus en plus solitaire, en attendant ce que l’on appelle joliment l’issue fatale, et de plus en plus amer, désabusé, misanthrope autant que mon illustre homonyme, dégoûté du monde et de ses habitants. Mais Anselme n’escomptait pas de réponse à sa question de pure rhétorique, et il a poursuivi.

— J’espère que tu vas bien, en tout cas. Moi, ça va. Les bobos de l’âge, évidemment, mais rien de sérieux. Comme on dit: “quand la santé va, tout va”, pas vrai? Marie-Louise va bien, elle aussi. Un peu de rhumatisme, rien de bien grave.

J’ai émis une sorte de grognement qui pouvait passer pour un acquiescement ou même pour une marque de sympathie, tout en me disant que, grâce au ciel, aucune Marie-Louise ne m’attendait chez moi. Il m’a regardé avec dans les yeux comme une légère inquiétude.

— Mais parle-moi de toi. Tu as une petite mine… Tu n’es pas souffrant, j’espère. Tu parais fatigué…

Nous avons bavardé quelques instants, puis j’ai prétexté une course urgente et je l’ai planté là, avec sa sollicitude hypocrite et sa fausse empathie, et je m’en suis allé faire mes achats au “Petit Carrefour” de la place du Miroir.


Une fois chez moi, j’ai rangé mes emplettes, je me suis servi un verre de Vodka bien glacée, j’ai allumé une clope, et je me suis installé sur le sofa en face de la télé qui me parlait de l’Ukraine et de Gaza, de cyclones, de sécheresses, de séismes et d’inondations tout en diffusant des images de tyrans fous, de dictateurs psychopathes et de l’un ou l’autre plumitif encagé pour avoir osé penser tout haut.

Tu parais fatigué… m’avait dit Anselme. Question intéressante. Suis-je fatigué? 

Non, c’est pire, c’est autre chose. Il m’est quelquefois arrivé, bien sûr, d’être réellement “fatigué”, surtout dans ma lointaine jeunesse. Manque de sommeil, effort physique intense, surcroît de travail… Nous connaissons tous cela. Le besoin de s’allonger, de fermer les yeux, de dormir. De prendre du repos, et après, tout va mieux, les forces reviennent et avec elles l’envie de vivre, d’agir, de rêver.

Moi, je n’ai plus d’envies ni de rêves, et moins encore de désirs ou de regrets; plus d’espoir, plus d’ambition ni de colère. Je n’attends rien. Je ne suis même plus capable de la moindre velléité de révolte. Ce n’est pas de la fatigue que je ressens aujourd’hui. C’est quelque chose de plus profond, de plus irrémédiable: un intense épuisement, du dégoût, de l’écœurement; de la désespérance, au sens étymologique de ce terme. Une lassitude sans fond, sans limites. Je suis comme un plat surgelé qui depuis belle lurette a dépassé la date de péremption. Oui, c’est cela: je suis périmé.

Non, mon vieil Anselme, je ne suis pas “fatigué”. Je suis éreinté, lessivé, exténué… Il n’existe pas de mot assez fort pour exprimer cette sensation, ou ce sentiment, cette impression, cet état qui est comme une lente noyade, une agonie sans fin, une chute interminable vers un néant toujours plus noir, plus vide et plus absolu.

Lassé de tout et surtout de vivre, voilà ce que je suis. Tu me diras de prendre mon mal en patience: inévitablement, cette insondable souffrance s’achèvera un jour. L’issue fatale… Car cette existence absurde et inutile, celle des hommes, celle des vers de terre comme celle des cloportes, celle des chats que nous avons aimés, celle de nos chiens, celle des papillons et des moustiques et des singes et des larves, cette suite de jours, de mois, d’années, elle prendra fin. C’est même ce qui la définit: il y a le début, puis le temps passe, et un jour tout s’arrête. Vivre est provisoire, et tout ce qui vit est voué à mourir. À l’exception, à ce qu’il paraît, de certaines méduses. Du moins ces invertébrés ont-ils l’avantage d’être dénués de cerveau et de cœur, et par conséquent de toute forme de sentiment ou de pensée. Ils ne connaissent ni fatigue ni lassitude ou dégoût. Ni peur, ni désir, ni remords.

Mais je ne suis pas une méduse, hélas, juste un être humain qui regrette d’être né. Pourquoi donc un homme dont je porte le nom et une femme qui fut m’a mère se sont-ils jadis accouplés? Pourquoi l’une de leurs copulations a-t-elle fait que, parmi les milliards de spermatozoïdes éjaculés ce jour ou cette nuit-là par un mâle de l’espèce des hominidés, il y en eut un — et un seul — à réussir l’exploit de pénétrer l’ovule solitaire qui, justement, manque de chance, avait entamé sa migration mensuelle vers ce qui, généralement, se termine dans un peu de sang nauséabond? Pourquoi cette fois-là et pas une autre, pourquoi ce spermatozoïde-là, et cet ovule précis? Cela aurait pu se passer un autre jour, un autre mois, une autre année; un autre rescapé du flot séminal paternel aurait pu féconder un autre macrogamète, et quelque chose qui n’aurait pas été moi aurait germé au creux du ventre de ma mère; je ne serais pas là à me plaindre qu’elle m’ait infligé la vie comme l’a écrit quelqu’un, à regretter d’exister, à me dire éreinté, à me noyer et me dissoudre dans l’attente du néant d’où je n’aurais pas dû émerger.

Oui, je sais: la solution est simple. Je pourrais décider de mettre un terme à cette infinie lassitude. Il me suffirait de me jeter sous un train ou un métro, ou de me pendre comme l’a fait cet acteur de je ne sais plus quelle série marseillaise, ou de sauter dans le vide du haut de la grande roue qui enlaidit notre place Poelaert tout au sommet de ce qui fut un jour le bien nommé Mont aux Potences.

Mais je l’avoue, cette perspective me terrifie. Non pas que j’aie peur de mourir, ou plutôt de cesser de vivre, bien au contraire. Mais ce qui m’effraie, ce sont les quelques secondes qui précéderont le néant. La douleur physique des vertèbres cervicales qui se brisent, la sensation d’étouffement, les pensées incontrôlables d’un cerveau en chute libre… L’angoisse animale, primaire, instinctive et bestiale du moucheron pris dans une toile d’araignée, celle du loup qui s’est jugé perdu puisqu’il était surpris.


Il m’est arrivé parfois de subir une anesthésie. C’est une expérience étrange qui n’a rien de commun avec le sommeil. On sombre brusquement dans une sorte de néant. Pas de transition, pas de glissement léger ni de lent endormissement où, pendant un temps, l’on continue de percevoir vaguement les sons environnants. Un anéantissement brutal et foudroyant, puis une résurrection tout aussi brutale. C’est cela que je désire, cet effacement immédiat, instantané, irrémédiable et, surtout, définitif. Sans résurrection ni réveil.


Ne pas exister. Ne plus me trouver confronté au vieillissement, à la déchéance. La mienne, celle de ceux que j’ai eu la faiblesse d’aimer, celle de notre triste planète. Avez-vous déjà observé, au plus chaud de l’été, les vaches, les ânes ou les chevaux dans les prairies? Toutes sortes de bestioles se posent sur eux: mouches des étables et mouches à viande, taons, aoûtats, moucherons et autres parasites suceurs de sang. Les ruminants ne réagissent pas jusqu’au moment où quelque chose les avertit qu’il y a, d’une certaine manière, surexploitation de leur derme et que trop, c’est trop. Ils utilisent alors une technique aussi efficace qu’instinctive: une sorte de long frémissement, sans doute inconscient, parcourt leur échine, et les nuisibles aussitôt se trouvent comme éjectés et disparaissent à jamais. 

J’ai souvent pensé que notre Terre est semblable à ces bœufs et ces chevaux. Surexploitée, maltraitée, en proie aux ravages de l’homme et victime des effets de son activité, elle se secoue avec énergie tel un cheval qui s’ébroue, elle régule sa température et les courants de ses océans, elle se met à cracher ici de l’eau, là du feu, et les insectes que nous sommes se trouvent noyés, brûlés, affamés, détruits. L’alezan s’en retourne à l’écurie et la vache regagne son étable, tranquilles, paisibles, sans que personne ne se soucie des milliers de minuscules parasites qui tout à l’heure leur suçaient le sang et maintenant se dissolvent dans l’herbe et la poussière.


Ma vie n’a pas plus d’importance que la leur, ni que celle des milliards d’individus qui, depuis que le grand singe s’est dressé sur ses pattes de derrière et, peu à peu, a appris l’amour et la haine, le langage et le rêve, la guerre et la mort, tout en décorant de peintures et de gravures que n’auraient pas reniées nos modernes Picasso les parois des grottes où il se protégeait du froid et de la pluie. C’était il y a quelque 50 000 ans. Morts tous ces anonymes très anciens, morts les pharaons d’Égypte et leurs esclaves, morts nos lointains aïeux dont les noms ne figurent dans aucun registre, sur aucune pierre tombale. Mortes ces filles éperdues d’amour ou violées au coin d’un bois, morts ces soudards sans visage, morts mes grands-parents et leurs pères et les pères de leurs pères… 

Rien ne subsiste d’eux. Nulle trace, aucun souvenir. Leurs rires, leurs larmes, leurs peurs, les myriades d’impressions, d’images, de sons gravés dans leur cœur, dans leur chair et leur mémoire, tout avec eux a sombré dans ce néant d’où je regrette d’être sorti.


Je me souviens de ces récits de mon enfance, de ce Dieu qui, après avoir créé l’univers, lequel en ce temps-là se réduisait à la Terre, “vit que cela était bon”. Mais non, ai-je envie de lui crier, ce n’était pas bon. Il l’a d’ailleurs très vite constaté puisqu’à peine créé, l’homme — et surtout la femme — lui a désobéi et l’a trahi. Et ce Dieu qui, de toute évidence, n’était pas bon lui non plus, a aussitôt inventé la mort, la maladie, la souffrance, la guerre, Caïn, la tour de Babel, le déluge et tout ce qui a suivi. Combats et massacres, génocides et tsunamis, pandémies et bûchers, et nous ne cessons de payer la faute d’Adam, sans trêve et sans merci.

Et si j’étais ce Dieu? ai-je alors pensé. Cogito ergo sum, on connaît la formule. La seule certitude, la seule évidence, c’est bien celle-là: Il existe un être, une substance, un cogito qui EST. 

JE suis. JE existe, et peut-être rien d’autre, personne d’autre. JE suis là, au centre de cet univers effroyable qui ne vit que dans ma seule imagination et que je ne cesse de créer. Cette infinie lassitude qui me dévore, cette horreur qui me remplit, c’est en somme une forme de remords, de regret, de dégoût de moi-même. Car ces flots de haine et de mort qui sans trêve déferlent sur un monde absurde, c’est moi qui les conçois et les fonde, sans cesse. Le temps qui détruit tout ce qui naît, la haine qui toujours l’emporte, l’incommensurable aberration de vivre ou de croire que l’on vit, tout cela, c’est moi. Nul besoin d’un déluge ni d’une terrifiante apocalypse pour tout effacer, ai-je encore pensé. Il me suffit de vouloir l’inverse de ce qu’au commencement j’ai voulu, quand mon souffle planait au-dessus des eaux. Et, tant qu’à faire, si mon infinie toute-puissance me permet de décider que rien ne subsiste de ce qui existe et de ce qui a existé, elle doit être capable aussi d’annihiler ma propre réalité.

Je suis Dieu, et mon esprit plane sur les eaux, mais je suis un Dieu cruel et jaloux. Moïse l’avait bien compris, qui a tenté d’en avertir ceux qui avec lui ont erré pendant 40 ans dans le désert du Sinaï: “Car l’Éternel, ton Dieu, est un Dieu jaloux au milieu de toi. La colère de l’Éternel, ton Dieu, s’enflammerait contre toi, et il t’exterminerait de dessus la terre”. (Deutéronome 6,15).

Le jour est arrivé. Je m’en vais enfin exterminer de dessus la terre toute forme de vie, et j’exterminerai en même temps cette Terre, et l’univers en son entier, puis je m’exterminerai moi-même. Je cesserai de penser l’infini du grand tout, je cesserai de ME penser. Tous les mots s’effaceront de tous les livres, ces lignes que vous lisez seront les dernières. Voyez. Tout s’efface. La page est blanche, il n’est plus de page, plus de ciel, plus de vie. Je sombre moi-même et tout entier dans le vide sans limite qui, à son tour, n’existe plus. 


Je… 


     Tout…


          Le néant


                 … fini…




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