La Théorie du plot
C’était un mercredi de septembre, avant l’équinoxe. J’avais pris mon après-midi pour m’acquitter de quelques tâches rébarbatives, et profiter des dernières heures de l’été. Mon rendez-vous chez le dentiste avait été indolore et rassurant, les impôts consentaient à me faire un remboursement de cent soixante-quatorze euros, mon ex acceptait que j’emmène notre fils à la Biennale d’art contemporain sur son week-end, dans un message qui commençait par bonjour et se terminait par merci, la température dépassait encore les vingt degrés après dix-huit heures, une légère brise soulevait la jupe de la fille devant moi pour laisser apparaître par intermittences un fragment de tissu blanc, c’était ce qu’on pouvait appeler une belle journée. Et pourtant, je pensais à la mort.
La veille, j’étais rentré du boulot par les quais de Saône pour profiter de la douceur de début de soirée. Un attroupement au milieu de la route avait créé un embouteillage. Une couverture de survie au centre du groupe. Les klaxons se mêlaient aux sirènes et gyrophares. Gestes d’urgence répétés calmement par les professionnels. Regards choqués des passants. Une moto couchée. Le pilote devait sortir du travail, lui aussi. J’en avais vu d’autres, et pourtant, ça m’avait secoué, sans que je comprenne vraiment pourquoi. Depuis, je vivais avec un voile devant les yeux. Un voile qui troublait ma vue, mais semblait me rendre clairvoyant, comme si je me réveillais d’une nuit qui durait depuis cinquante ans. Cette lucidité nouvelle assombrissait ma vision des choses.
J’avais rejoint mon vieux pote sur l’esplanade de la grande côte en haut des pentes de la Croix-Rousse, une des plus belles vues sur Lyon, sous un ciel bleu limpide. Mais alors que tout aurait dû être lumineux, le panorama était terne, mat. Une feuille de papier calque collée sur la rétine. Mon regard s’arrêta sur cinq plots de signalisation, sous la balustrade. Orange vif à rayures blanches pour être bien visibles, je les voyais pastel, presque fondus dans le décor. Le serveur posa deux pintes de bière sur notre table.
— Ma soeur m’a offert un bouquin pour mon anniversaire: Gentil, moi? Jamais! J’étais à deux doigts de lui en retourner une. Même pas, à UN doigt. Le petit. Tu crois que c’est normal?
Gilou était en forme, ça au moins ça ne changeait pas. Dans un réflexe altruiste, j’avais posé la main sur son épaule et essayé de le rassurer, ce n’est pas parce qu’on pense à faire du mal qu’on est mauvais, c’est même plutôt un signe de bonne santé mentale si on ne passe pas à l’acte, ce genre de banalités. Mais je le comprenais. Moi aussi je me sentais devenir agressif. Acariâtre. L’autre jour, mon ado m’avait traité de réac. À partir de quand l’homme que j’avais toujours cru être, réservé mais ouvert d’esprit, prudent mais optimiste, calme et bienveillant, était-il devenu un vieux con? Pourquoi n’avais-je pas senti la bascule? Gilou enchaîna.
— Elle m’a tout fait essayer. L’année dernière, c’était la communication non violente, avant j’avais eu les accords toltèques, le pouvoir du moment présent… Bientôt, ce sera l’estime de soi par la compta, l’ultimate fighting de la pensée positive, que sais-je encore. Des conneries tout ça… Développement personnel ou régression collective?
La question n’appelait pas de réponse, mais je n’avais pas envie de rentrer dans les délires de Gilou, pas aujourd’hui. En temps normal, la discussion aurait été lancée, je savais très bien ce qui viendrait ensuite: la faute à Internet, la dépendance aux réseaux sociaux, intelligence artificielle et post-vérité, cinq heures par jour en moyenne devant un écran, tous les spécialistes le disaient, des générations de dépressifs angoissés, rien à voir avec ce qu’on avait vécu, nous, on s’avait s’amuser avant, on prenait un ballon et on allait au parc où les bancs faisaient office de buts, simple et efficace… et il aurait fini par faire rimer monde ultra connecté avec solitude exacerbée. Pourtant, lui aussi s’était laissé enfermer dans la connexion permanente. Il détestait les smartphones mais dégainait le sien à chaque nouvelle notification. Il détestait les réseaux sociaux mais gardait un Facebook pour suivre la vie quelconque d’anciens camarades de lycée. Et les fils d’actus pour rester au courant de tout, bien sûr. En deux clics on passait du gagnant de la dernière Star Ac’ à une sordide affaire de viol, puis aux tribulations des grands de ce monde. En France, le grand manitou en poste semblait perdu dans le générique de la quatrième dimension. Un peu plus loin, le retour d’un ancien président américain venait de faire du film Idiocracy une prophétie, secondé par un autiste asperger aux spasmes hitlériens, accessoirement homme le plus riche du monde, et de l’autre côté du globe, un empereur russe ad vitam aux ambitions colonisatrices nous renvoyait aux heures sombres de nos livres d’histoire. Le monde était entre de bonnes mains, nous n’avions pas à nous inquiéter.
Sa pinte terminée, Gilou en recommanda deux autres, et leva les yeux au ciel. “
— Regarde-moi ça. Ils nous balancent leur nouveau Covid et personne ne se rend compte de rien…
Au-dessus de nous, un avion laissait derrière lui une longue traînée blanche. Malgré un poste de cadre et une culture générale bien au-dessus de la moyenne, Gilou avait succombé aux thèses complotistes les plus extravagantes. Il était persuadé que la pandémie de Covid avait été préméditée, avec deux objectifs: tester notre propension à la soumission, et supprimer la partie la plus âgée de la population, la moins rentable. Une décision qui avait été prise par un petit nombre de gens très puissants réunis sur une petite île du Pacifique, entre deux gorgées de pina colada. Les mêmes puissants qui avaient fait croire à toute la planète qu’on avait marché sur la lune. Qui avaient assassiné Kennedy. Qui enregistraient toutes nos conversations, “sinon comment expliquer qu’on reçoit des publicités pour partir en Thaïlande alors qu’on vient seulement d’évoquer l’idée dans une conversation?”. Gilou s’alluma une clope. Il avait lu que ça pouvait protéger des virus. À 52 %.
Un gamin de cinq ans sur son vélo, une carabine en plastique en bandoulière, faisait du slalom entre les plots que sa mère avait écarté pour que ce soit plus simple pour lui. Chancelant, mal assuré, il faisait de son mieux. Mais à quoi pouvaient bien servir ces plots? Il n’y avait pas de travaux autour. Aucun engin de chantier. Seulement cinq cônes qui empêchaient les touristes de trop s’avancer pour profiter du panorama à cet endroit. Il faisait chaud, de plus en plus chaud. Ma vue se brouillait pour de bon. Rien à voir avec ma crise de clairvoyance cette fois. Je clignai des yeux, en vain. Le trouble m’engloutissait.
La terrasse était remplie d’étudiants bruyants. Ils ne tenaient pas l’alcool comme nous, éclataient de rire au moindre mot, comme pour être entendus par toute la ville. Ils parlaient un langage étrange, en mode pas de soucis c’est trop claqué au sol. Ils étaient beaux. Tous, sans exception. Même celui avec ses cheveux verts, l’autre avec son bonnet de marin en plein soleil, ou elle avec ses poils sous les bras. Libres. Rien à foutre. Buvez des bières, les jeunes, buvez des bières. Au milieu du groupe, une superbe fille vêtue d’une salopette en jean et d’une petite bande de tissu sur sa poitrine bronzée sans soutien-gorge, vit l’avion dans le ciel. Elle leva le majeur bien haut dans sa direction.
— Allez polluer ailleurs les bourgeois! dans un éclat de rire général.
Au même moment, le serveur déposa nos pintes, puis se fit interpeller en repartant par la même salopette.
— Oui ma jolie, qu’est-ce que je te sers?
Grave erreur…
— Ma jolie? D’où tu m’appelles ma jolie? T’es qui pour me réduire à mon apparence physique, comme ça?
Gilou en avala sa bière de travers. Le serveur repartit dans un soupir, visiblement habitué aux frasques de cette génération ballottée entre déconstruction et traditions, écologie et selfies, réussite professionnelle et équilibre personnel. L’alcool en plein soleil n’aidait pas, par ailleurs. Le reste du groupe reprocha à la fille son ton agressif, après tout ils venaient ici régulièrement après les cours et pouvaient confirmer l’ouverture d’esprit de ce serveur qui, de surcroît, était gay. Mais mon regard était ailleurs. Elle avait de tout, partout, c’était à se damner. Ses seins remuaient à chacun de ses mouvements, plein de fougue et de jeunesse, me rappelant que la mienne était loin, très loin. Qu’est-ce qui m’arrivait? J’avais l’âge d’être son père… La corde morale vibra un peu trop fort dans ma poitrine. Voilà, j’étais définitivement un pauvre type. Je me sentais comme une merde. Une petite merde bien inutile, bien visible au milieu du trottoir, que tout le monde évite consciencieusement avant qu’un pied distrait ne l’écrase, puis un autre, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus aucune trace.
J’étais complètement abattu. À chaque nouvelle pensée, un coup sur la nuque. Du coin de l’œil, je remarquais les petits regards de Gilou, qui avait dû comprendre que je n’étais pas trop dans mon assiette. On se connaissait depuis toujours, je l’aimais comme un frère. Mais pour une discussion sérieuse, d’homme à homme, ce n’était pas le candidat idéal. Alors il meublait. Meubler, ça c’était son truc.
— Il y a dix ans, les mecs qui se sont fait canarder à Paris ils étaient là, comme nous en ce moment, tranquilles en train de boire un coup en terrasse…
Ce n’était pas toujours réussi, mais ça détournait l’attention.
Le gamin descendit de son vélo. Il prit un plot, le souleva avec peine, et s’en fit une longue vue pour regarder au loin, tel Jack Sparrow à la proue de son navire. Puis il se retourna face aux clients de la terrasse, cette fois avec le plot comme mégaphone:
— Rendez-vous! Reeendeeeez-Voouuuuus !!
Sa mère lui intima l’ordre d’arrêter immédiatement, ce qui n’eut pour seul effet que de l’exciter davantage.
Un peu plus bas sur les escaliers, un groupe de quatre jeunes blacks écoutait un rap abondamment autotuné. Leur calme tranchait avec la violence de la musique. Ils semblaient perdus, hagards, alors même que leur peau d’ébène les faisait se détacher du décor. Juste derrière eux, surplombant plusieurs tentes Decathlon plantées dans l’herbe du jardin, une pancarte “Mineurs isolés en danger! Pas dangereux, en danger!”. L’un d’eux proposait aux touristes de les prendre en photo devant la vue de la ville. Certains acceptaient, d’autres non, merci, avec un sourire gêné. Rares étaient ceux qui leur donnaient une petite pièce. La plupart récupéraient rapidement leur téléphone.
Deux jeunes filles trop maquillées, sourcils au marqueur et fond de teint à la truelle qui les faisait ressembler à des statues de terre cuite vivantes, les cheveux lissés, pantalons moulants sur baskets compensées, firent leur apparition en haut des escaliers.
— Vas-y meuf, fais pas ta teupu!
— M’en bats les couilles de ce pélo, je lui nique sa race moi!
Gilou se tourna vers moi.
— C’est quoi, ça? Une figure de style? Le nouveau néo-féminisme antiraciste? Je suis largué. J’y comprends plus rien.
Je ne sus pas quoi lui répondre. Je les regardai, tous. Les deux filles qui montaient, les quatre “mineurs à la rue”, la tablée d’étudiants à côté, la mère qui criait sur son gosse, les touristes admirant la vue. Qu’est-ce que j’en savais? J’étais dépassé, moi aussi. Obsolète.
Je me sentais de plus en plus mal, comme une angoisse sourde et lancinante qui me submergeait, toujours plus. Déconnecté de la réalité, je me demandais ce que j’avais à voir avec tout ça. Soudain, comme une grande claque dans la figure, une conclusion évidente: ce monde n’était plus le mien. Rien ne faisait sens. On était tous foutus. Mais pourquoi étais-je le seul à comprendre que nous courrions tous à notre perte, que la fin était proche?
Je sentis mes mains trembler. Mes jambes s’y mirent aussi, puis des sueurs froides. Rien à faire, impossible à calmer. Je vis mon champ de vision se fermer à l’iris, comme dans un vieux Hitchcock. Le serveur posa deux nouvelles bières sur la table, je me jetai dessus. J’avalai de grandes rasades en m’en mettant partout, puis tentai de reprendre ma respiration comme si je remontais d’une séance d’apnée d’une heure. J’étais en nage, les yeux exorbités. Gilou me regarda avec inquiétude.
— Tu veux une poire, un calva? Un truc pour te remettre d’aplomb?
Cette fois je sentais que j’avais failli y passer. Un AVC, un infarctus, une hémiplégie instantanée, n’importe quoi. Je savais que c’était là, tout près.
Mais non.
Rien de tout cela.
La tablée de jeunes excités se tut.
Plus aucun avion dans le ciel.
Aucun bruit de voiture dans la rue.
Le silence résonnait sans pareil.
Ce n’était pas normal.
Je crois.
J’essayai de me reprendre. Respirer lentement, calmement. Retrouver mes esprits. C’était un mauvais moment, juste un mauvais moment. Mais ce n’était pas la première fois. C’était même de plus en plus fréquent.
Le petit garçon me regardait. Il se rapprocha, et s’arrêta juste en face de moi. Il me fixait de son regard torve, menaçant, tel Chucky la poupée du diable. Il leva sa main, et agita son index tendu de gauche à droite, lentement. C’était pour moi et rien que pour moi. Que voulait-il dire? Comment ça, non? Qui était ce mioche? Pourquoi moi?
Le gamin fit passer sa mitraillette sous son bras, et me mit en joue. J’étais tétanisé. Soudain il appuya sur la gâchette, déclenchant un tactactac électronique et métallique qui me fit comme une décharge électrique.
Cette fois, c’était la bonne. Enfin. Une sensation de combustion, ma chaise prenait feu. Mon heure était venue. Je me relâchai d’un coup. J’étais prêt, prêt à accueillir les démons des enfers remontant du centre de la terre, qui s’ouvrait sous mes pieds, flammes diaboliques jaillissant du sol pour me consumer, moi et le reste du monde, en un grand méchoui apocalyptique. Un sentiment de plénitude, de jouissance absolue, s’empara de moi. Je l’attendais depuis longtemps. Une délivrance.
Gilou me regarda, choqué.
Je venais de me pisser dessus.
La vie reprit autour de nous. À l’intérieur de moi, aussi.
Les ténèbres attendraient encore un peu.
Et finalement, ça semblait être une bonne nouvelle.
