La Vie insupportable
La vie insupportable, comme une cagoule qui gratte, un robinet qui fuit, une alarme qui n’en finit pas de sonner. La vie un casting de trop, un énième date, un rêve vendu par un vendeur qui a des insomnies. La vie couché, ni vivant ni mort, la vie comme l’œil fermé des façades des villes, la vie une prière contre le licenciement économique.
Dans les histoires de ce numéro 313, la vie se débat contre l’époque moderne et l’exigence, pour chacun, de s’inventer, de se ré-inventer sans cesse. Libérée des chaînes de la tradition, notre liberté prometteuse s’égare souvent sous les injonctions à la performance et finit par se tordre au sol dans les soubresauts d’un burnout — professionnel, parental, familial, psychologique. Partout, tout le temps, il faut suivre le rythme. Se pose alors la question de savoir qui est le bourreau, quel est son pouvoir réel, et comment lui échapper.
Il y a ceux qui vous obligent à courir, et donc, à tomber. Souvent au travail. Qui imposent la loi nouvelle de concepts flous, confisquant la parole et le désir. Comment s’échapper quand on doit gagner sa croûte? Les luttes socio-économiques n’ont certes pas pris fin. Et puis, quand on dispose d’une marge de manœuvre, comment échapper à sa propre ambition, à son propre tapis roulant, à sa propre carrière?
La compétition économique a d’ailleurs étendu ses principes bien au-delà du travail, dans tous les domaines de nos existences. La tentation est grande d’adorer détester les mercenaires du bonheur qui fournissent des sens clé-en-main à nos existences, vantant et vendant ce que nous n’avons pas encore acheté, fait, expérimenté, vu, et qui nous apportera, à coup sûr, ce que nous cherchons. Mais que cherchons-nous, au juste? L’un des principes de la compétition est de passer devant l’autre, mais qu’espère-t-on en arrivant tout devant — si l’on ne s’effondre pas en chemin?
Ces combats s’ajoutent à celui de toujours, contre la finitude de notre condition, l’usure du corps, le passage du temps. S’il faut devenir la meilleure version de soi-même dans un temps à la fois inconnu et imparti, comment éviter l’angoisse du contre-la-montre?
Pas moins de 90 propositions issues d’univers très différents ont répondu à l’appel de ce numéro, confirmant la vitalité de Marginales et son positionnement comme revue pour penser le monde contemporain par la fiction. Dans ces histoires, l’épuisement transforme parfois les humains en animaux — poisson rouge d’appartement, bête féroce de sous-sol, aigle adoptif très loin dans les montagnes. S’ils survivent à la crise, les êtres bifurquent. Par choix, par nécessité, par un hasard voulu qui, souvent, les reconnecte à leur désir, leur rend la parole, fait parler leur corps. L’un suit la boussole de l’enfance, l’autre fait confiance au caméscope du futur. Des humains déploient leurs ailes et, parfois, deviennent oiseaux. Mais attention, préviennent certains avec humour, la rechute est au coin de la rue…
Et puis, il y a ceux qui luttent, qui scandent On n’est pas fatigués!Peut-être parce que leur combat les porte hors d’eux-mêmes, en lien avec le monde. Les écrivains seraient-ils de ceux-là? Plusieurs textes de ce numéro les mettent en scène avec jubilation — délires violents de scénariste surmené, expédition au cimetière d’une autrice refusée, essais indolents sur chat GPT — mais au fond, tous acceptent la fatigue de leur combat, pour le geste, pour l’amour de l’art, pour exposer à l’humanité l’imperfection qui la constitue, à rebours des machines. Une façon, peut-être, de nous rappeler que, quand nos énergies sont dirigées vers les autres, et non contre eux, elles cessent de dépérir et croissent, comme une forêt puissante.
