Le Blues de l’actrice
J’aurais voulu être une artiste… mais c’en est trop! J’en ai assez. Tous ces mails laissés sans réponse, toutes ces heures passées à me filmer, à me photographier, à demander, à supplier, à attendre, en vain. Toutes ces heures de figuration, payées au lance-pierres, pour être finalement, comme par hasard, dans des scènes coupées au montage. Demain, cette fois, j’arrête. La fiction dépasse la réalité et je me sens comme une figurante dans ma propre vie. Je suis dans l’attente, floutée, coupée, reléguée au second plan de ma propre existence.
Sur cette pensée, je m’endors et je rêve. Je suis à Cannes, vêtue d’une belle robe dorée à la longue traîne. Je rayonne sur le tapis rouge, comme l’étoile au sommet d’un sapin. L’instant d’après, je suis couverte de poussière et je passe l’aspirateur sur le fameux tapis vermillon. Je le vois s’étendre à l’infini face à mon désarroi. Car oui, je comprends que jamais je n’en finirai d’aspirer ces gros moutons de poussière qui s’accumulent tout autour de moi. Les marches de velours iconiques s’éloignent et deviennent inaccessibles comme la ligne de l’horizon posée sur la mer, plus je tente de m’en approcher, plus elles reculent. Je me sens soudain poussiéreuse, comme un livre oublié dans une bibliothèque. Je retourne l’aspirateur vers moi, et en un clin d’œil, le souffleur m’aspire, comme un simple mouton de poussière.
Je me réveille. Je sors de mon lit avec l’envie de noter ce rêve, mais je ne trouve ni feuille ni stylo. Comment est-ce possible? Agacée, je fouille partout jusqu’à mettre la main sur un vieux carnet et un stylo quatre couleurs mâchouillé. J’ouvre le carnet et y retranscris mon rêve avec le plus de détails possible.
Je rêve de monter sur scène, de cinéma et de célébrité depuis mes quatorze ans. Aujourd’hui est un autre jour et je ne peux pas tout laisser tomber comme ça. Mais pourquoi continuer? Je prends du recul: ce monde n’est pas fait pour moi, c’est évident. J’ai même essayé le stand-up et par-delà le côté grisant de la chose, je suis fatiguée d’attendre des heures dans une “loge”, (si tant est qu’on puisse appeler loge un coin de deux mètres carrés près des toilettes), sombre et froide pour jouer trois minutes devant des gens venus davantage pour profiter de la bière tiède à moitié prix que pour découvrir de nouveaux talents comiques.
Même le simple geste gratuit de s’abonner à un compte Instagram est devenu un luxe que seuls ceux qui ont déjà des milliers d’abonnés peuvent s’offrir.
Approchée par moments par certains grands noms du métier, qui me conseillent de jouer dans des scènes ouvertes parisiennes pour percer, je découvre que la liste d’attente pour y jouer est de trois ans. Une fois n’est pas coutume, je profite d’une bonne entente avec un humoriste qui a le vent en poupe pour monter sur la scène d’un des fameux comedy clubs parisiens en vogue.
Habitant en province, j’ai cherché le moyen de transport et l’hébergement le moins onéreux possible. Me voici donc à bord d’un Blablacar option fumeur en route pour un Airbnb douteux, dans un quartier qui l’est tout autant. Étant malade en voiture depuis toujours, j’ai eu la nausée tout le long du trajet et le tabac froid a imprégné mes cheveux.
Arrivée dans le logement, bien plus petit qu’en photo, j’observe la vue depuis ma chambre. À Paris, les poubelles sont plus remplies et les pigeons sont plus petits. En revanche, les rats sont plus gros. C’est déjà le deuxième que je vois, dois-je faire un vœu?
Je me souviens qu’adolescente, je rêvais de vivre à Paris. Je l’idéalisais tellement… et maintenant que j’y suis, je suis déjà pressée de repartir.
Je répète mon sketch pour ce soir, un peigne en guise de micro, face à un bureau muet qui me sert de public. Je le connais sur le bout des doigts, presque lassée de le jouer. Je l’ai déjà joué plusieurs fois, mais jamais dans un comedy club autre que celui où j’ai mes habitudes. Ici, je ne connais personne et personne ne me connaît. Ma gorge se noue, ma bouche est sèche: j’ai le trac. Mais je souris car je sais que ces maux disparaîtront dès que j’aurai posé un pied sur scène. Je vérifie l’itinéraire sur mon smartphone. Ouf, nul besoin de prendre le métro, huit minutes à pied suffisent. Comme à mon habitude, j’envoie un message à ma mère, pour lui dire que tout va bien et que je vais bientôt monter sur scène.
J’arrive au fameux comedy club, les mains moites et le trac au ventre, on m’annonce que je ne suis pas inscrite et que, de toute façon, il faut amener trois spectateurs et consommer, idéalement des cocktails hors de prix. Déconcertée, j’explique ma situation d’une voix chevrotante à une oreille qui reste insensible à mon histoire.
Un jeune humoriste, clope au bec, que je ne connais pas, s’approche et tente de me rassurer. Il me lance que, de toute façon, ici, le maigre pourboire laissé par les spectateurs ne couvre même pas le prix d’un ticket de métro. Il jette nonchalamment son mégot encore fumant sur le trottoir, me souhaite bonne chance et disparaît dans le comedy club, qui, désormais, n’évoquera plus qu’un mauvais souvenir plutôt qu’un lieu où exercer mon art.
Les larmes commencent à venir alors je décide de fuir. Je regagne mon Airbnb douteux en jurant qu’on ne m’y reprendra plus… Jusqu’à la prochaine fois…
Huit minutes plus tard, me voilà dans ma petite chambre. L’appétit coupé par la déception, je décide de sauter le dîner. Je prends une douche. Je me rends compte que se laver dans un autre endroit que chez soi n’est vraiment pas confortable. J’enfile mon pyjama et je me couche, sachant pertinemment que je vais mal dormir, je dors toujours très mal hors de mon lit. Je scrolle sans fin, m’enfonçant toujours plus dans les abîmes des réseaux sociaux. Mon téléphone vibre: c’est l’humoriste célèbre qui m’avait invité à jouer à Paris. Je ne réponds pas. Trop tard, minuit est passé; Cendrillon retourne à son ménage et le carrosse redevient citrouille. Au cas où j’en douterais encore, ce soir, on me rappelle que la vie, décidément, ce n’est pas un conte de fées.
Revenue dans ma province, j’ai un regain d’énergie. Ici, on ne me claque pas la porte au nez. Je monte régulièrement sur scène. Mais, un point noir vient assombrir ce regain d’enthousiasme: la compétition. Jalousée par mes collègues féminines et tantôt infantilisée, tantôt rabrouée par mes collègues masculins, je comprends que je ne suis pas comme un poisson dans l’eau dans cet aquarium rempli de requins avides de cachets et de célébrité. Je suis un castor, m’efforçant de bâtir un barrage entre leurs médisances et moi. Mais le torrent est trop fort et le barrage menace de s’écrouler. Le trente-et-unième hiver de ma vie approche, et je n’ai plus de bois pour ériger un barrage assez solide. J’aimerais garder ce bois pour allumer un feu doux dans un cocon moelleux où je me sentirai enfin en paix. Il m’aura fallu trente-et-un ans pour comprendre que j’ai besoin de calme et de solitude pour m’épanouir.
Nous sommes le 1er janvier 2025 et je décide de me réinventer. Sans regret, sur un coup de tête, mais un coup de tête mûrement réfléchi. À première vue, ma décision paraît brutale, mais elle découle en réalité d’une profonde réflexion. Il est temps que j’avance. Je garde la scène et le théâtre comme loisirs, mais j’en ai assez de travailler bénévolement.
J’arrête. J’arrête les frais. Et ce n’est rien de le dire. Je ne gagne pas d’argent. Je suis bénévole. Bénévole pour le stand-up, la régie, la radio… Toujours bénévole, pour tout. J’ai trente-et-un ans et je ne gagne pas d’argent dans un métier pour lequel j’ai manifestement toutes les qualifications. Après avoir dépensé des milliers d’euros dans une école de théâtre de grande renommée, j’ai multiplié les stages de théâtre, cinéma et casting pendant dix ans pour me perfectionner. J’ai intégré des troupes amateurs pour, malgré tout, jouer. J’ai payé des cotisations pour intégrer des associations pour monter sur scène, sans jamais être rémunérée. Mais on vit dans une société capitaliste et j’en ai marre de végéter sous le seuil de pauvreté.
“Alors, toujours chômeuse?” est une phrase que je ne veux plus entendre.
Qui m’a mis dans la tête qu’il fallait être célèbre et avoir des milliers d’abonnés sur Instagram pour être heureuse? La réponse est: moi. Je suis en train de me battre pour m’enlever ça de la tête.
Non, je ne vais pas percer dans le showbiz.
Non, je ne deviendrai pas amie avec mes idoles de jeunesse.
Non, je ne partirai pas en tournée.
Mais au fond, est-ce vraiment ce que je veux?
Non.
Mais alors, qu’est-ce que je veux vraiment?
Un drôle de rire m’échappe et je fonds en larmes.
Maintenant que j’ai compris ce que je ne voulais pas et fait le vide, il ne me reste plus qu’à trouver ce que je veux et remplir ce vide de manière intelligente.
Je reprends les bases. Je m’essaye à des tests d’orientation enfantins sur internet. Les résultats sont aussi pertinents qu’un débat politique: c’est bien sympathique, mais ça ne fait pas avancer le schmilblick et ça ne casse pas des briques.
Je disparais des réseaux sociaux, je me coupe des infos assommantes de mauvaises nouvelles et des ponts avec mon entourage toxique. Je nettoie mon intérieur. Je sors du ventre insipide de cette comédie que j’ai joué trop longtemps en cherchant à être quelqu’un d’autre, et je renais. Je laisse échapper des pleurs, ceux qui prouvent que je suis enfin en vie. Tout est nettoyé, tout est propre, désormais. Je n’ai plus qu’à remplir de nouveau cet espace, je n’ai plus qu’à me réinventer. Et pour ça, pas besoin de partir faire une retraite silencieuse dans une yourte à Bali. Le cinquième art est une ressource infinie de savoir, toujours à portée de main.
Je me mets à lire beaucoup. Du développement personnel aux classiques de la littérature française, je deviens avide de lecture. Que ce soit d’hier ou d’aujourd’hui, tous ces auteurs, en particulier, sont d’accord sur un point: il faut écrire. Écrire ses défauts, ses qualités, ses passions, ses envies, ses besoins, ses peurs, ses rêves. Faire des listes, des tableaux. Tout noter noir sur blanc pour y voir plus clair.
Je m’inspire des auteurs de la Renaissance qui placent l’homme au centre de leur réflexion pour en faire de même. Je place ma propre personne au cœur de la réflexion, au centre de ma vie. Je suis la femme de ma vie. Le personnage principal, c’est moi. La super-héroïne qui sauve son propre univers, c’est moi. Je suis Jack qui laisse la place à Rose sur la planche, je suis la star de cinéma qui pousse la porte d’une librairie et rencontre l’amour de sa vie.
Je crée des dossiers, des sous-dossiers, sur mon ordinateur obsolète. Mon stylo est comme une arme, je le recharge, il se décharge, et les lettres fusent en une rafale, formant des mots qui me font du bien. Je lis plusieurs livres en même temps, trente pages par trente pages, pour ne pas aller trop vite, assimiler chaque mot, savourer chaque phrase. Prise dans un flow, je me rends compte que de longues heures se sont écoulées, comme lorsque j’étais petite, plongée dans ma bande dessinée, je loupais quatre bus d’affilée, rendant ma mère affolée, qui laissait trente-cinq appels manqués sur mon téléphone à clapet.
Dans ma frénésie, je prends un instant pour regarder le ciel, un ciel laiteux d’où tombe la pluie. Les gouttes, telles de l’encre, et les nuages, pareils à une toile, sont parfaits pour peindre ma nouvelle vie.
On me conseille d’investir dans une liseuse, mais j’ai préféré m’inscrire à la bibliothèque pour cinq euros, juste pour sentir le papier glisser sous mes doigts. Sentir l’odeur des livres, cette odeur si unique, si rassurante. Comme l’odeur d’un parfum d’herbe coupée, me rappelant des après-midi d’été, enlacée dans les bras d’un amour oublié, à l’ombre d’un olivier.
L’amour… J’ai mis tant d’énergie à tenter de gagner ma vie sur les planches ou sur les toiles que j’ai fini par oublier d’aimer. Combien d’histoires ai-je laissé filer, prétextant vouloir me consacrer à une carrière hypothétique? Quel gâchis, quelle folie! Je me suis persuadée que la reconnaissance d’un public valait mieux que de me faire des amis, que de laisser un homme faire partie de ma vie.
Il est temps de faire un bilan, un état des lieux de ma vie, un regard froid sur ce qui est.
Je n’ai pas d’amis. Pas de petit-ami. Cela fait cinq ans. Je pense à cette expression “unis comme les cinq doigts de la main”. Après cinq ans de désert amical, mes doigts sont tordus, mes ongles rongés, mon vernis écaillé…
Mon corps. Je regarde mon corps, mon visage. Miroir, miroir, dis moi, où es-tu? Je ne me reconnais plus. Ai-je pris ou perdu du poids? Je me scrute. Je regarde même mes oreilles, je ne porte plus de boucles d’oreilles et les trous dans mes lobes se sont refermés, comme ma coquille qui s’est resserrée sur moi-même.
Je me suis oubliée, cherchant à devenir la plus lisse possible, prête à être sculptée par des mains extérieures, celles des directeurs de casting, des réalisateurs.
Prête à tout pour un rôle, prête à laisser mon corps à d’autres mains. Et moi? Où est ma personnalité? Mes cheveux longs serrés par un élastique noir me font mal. Je les détache et les laisse tomber sur mon échine. Ils sont secs et abîmés.
Et si je changeais de coupe? De couleur? Et si je m’habillais avec plus de couleur? Je fais le tour de ma garde-robe et je ne vois que du noir, du gris, du beige… où sont les couleurs de l’arc-en-ciel? Où sont les nouvelles couleurs que je voulais découvrir? Où sont les vêtements assortis au turquoise de mes yeux et au rose de mes joues? Je lance “Pretty Woman” à fond et, pour la première fois, je me sens comme une star de cinéma et j’adore ça. Je jette, je danse, je change.
J’écoute de la musique, je m’ouvre à d’autres choses. J’écoute Chopin, Bach, Mozart. Je me découvre des émotions que je n’avais jamais connues auparavant, une palette nouvelle qui s’ouvre en moi. Je crée ma propre histoire sur leurs mélodies. Plus personne ne me souffle les paroles. C’est moi qui les invente. Je suis ma propre parolière. Enfin!
Chopin m’inspire des paroles teintées de nostalgie, Vivaldi m’inspire davantage de joie et de liberté avec un refrain espiègle. Je lis à voix haute la prose de Baudelaire sur un air de Bach.
Vous connaissez ce sentiment? Lorsque vous écoutez de la musique et que vous avez l’impression qu’elle existait déjà? Que vous l’avez déjà entendue sur les ondes? Que la mélodie qui sort des écouteurs filaires à la peinture écaillée, vous la connaissez déjà par cœur? J’ai vécu cela avec un livre. Un sentiment curieux d’avoir déjà senti ces quelques centaines de pages sous mes doigts. J’ai déjà lu ces mots quelque part. Ces petites lettres sautillantes qui forment des mots qui, à leur tour, forment des phrases, et le tout forme une histoire qui résonne en moi. Comme une madeleine chaude et moelleuse, tout juste sortie du four, mais qui a déjà laissé des miettes parfumées aux commissures de mes lèvres.
C’est une illusion, mais ce sentiment de familiarité prouve une chose, simple, mais vraie: quand on aime, on le sait. Je ferme ce fameux livre et, ça y est, j’ai trouvé.
C’est décidé, je vais devenir écrivain.
