Le Café des ombres
Clara abat sa main sur le bouton du radioréveil. Elle rate son coup, recommence. Les yeux toujours fermés, elle soupire et se retourne, remonte la couette sur son visage. Elle ferait mieux de se lever tout de suite, mais elle ne peut s’empêcher d’attendre la sonnerie suivante. Elle dispose de sept minutes pour rester bien au chaud, pour se lover dans ce cocon douillet qui s’est creusé au fil de la nuit et qui épouse si bien les formes de son corps. Elle laisse ses membres se détendre à nouveau, son esprit dériver… elle sombre dans le sommeil au moment où la sonnerie retentit pour la seconde fois.
Nouveau grognement. Main sur le bouton snooze. Elle pourrait rester une heure de plus au lit, ou deux. Se faire porter pâle au boulot, jamais elle n’a abusé, depuis six ans qu’elle travaille dans cette boîte… et ce ne serait pas vraiment un mensonge. Son sommeil a été agité, entrecoupé de cauchemars.
Elle a de plus en plus de mal à se lever le matin. Toute la journée, elle rêve de pouvoir regagner son lit pour quelques heures de sommeil réparateur, et une fois la nuit venue, elle peine à s’endormir, son esprit bourdonne de mille préoccupations, du travail en retard, de la peur de se faire évincer par un jeune aux dents longues.
Une sonnerie de trompette retentit et la fait sursauter. Elle se force à quitter son cocon et tâtonne jusqu’à l’autre bout de la chambre pour trouver son smartphone et éteindre le raffut qui lui vrille les oreilles. Elle se hait d’avoir activé cette sonnerie supplémentaire, mais c’est la seule manière de s’obliger à sortir du lit.
Elle ouvre les tentures d’un geste sec, aucune lueur ne vient lui donner le coup de fouet dont elle aurait besoin. La nuit est encore profonde et ses fenêtres donnent sur un parc dont aucun réverbère ne vient troubler le sommeil.
Dans la salle de bain, elle évite son regard dans le miroir. Elle saute sous un jet d’eau chaude. Les quelques mètres qu’elle a parcourus depuis la chaleur de sa couette ont suffi à lui glacer le sang. Elle fond littéralement sous le confort de la chaleur qui l’embrasse. Mais déjà, son esprit la sermonne. Elle se savonne. Et pour s’empêcher de traîner, elle tourne violemment le robinet vers la gauche. Masochiste, Clara? Non. Elle a juste besoin de trouver la force et l’énergie d’aller au bureau. Elle a des factures à payer, elle a une carrière à construire, elle a des ambitions à satisfaire. Elle pousse un hurlement et bondit hors de la douche. Elle déteste l’eau froide. Encore plus en hiver. Elle s’enveloppe dans une serviette moelleuse, se frictionne le corps et enfile à la hâte les vêtements préparés la veille.
Une fois encore, elle évite de se regarder dans le miroir. Elle se barbouille le visage de crème hydratante, brosse ses cheveux. Avant, elle passait au moins dix minutes à se maquiller chaque matin. Elle voulait se montrer à son avantage en toute circonstance. À quoi bon? Les hommes ont-ils besoin de maquillage pour atteindre les plus hautes fonctions?
Petit café serré, avalé d’une traite. Elle en prendrait bien un deuxième, mais il est temps, déjà. Le bus sera là dans quatre minutes et il lui en faut trois pour se rendre à l’arrêt. Tout est chronométré dans la vie de Clara.
Dernier regard vers le salon avant de refermer la porte d’entrée. Malgré trois jours à s’affairer, l’appartement est jonché de caisses encore pleines, de cartons vides, de papier bulle et d’objets qui n’ont pas encore trouvé leur place. Clara hausse les épaules. Certaines de ces caisses n’ont pas été ouvertes depuis le déménagement précédent de toute façon. Et puis, cette fois au moins, l’appartement lui appartient. Personne ne pourra la déloger de là.
Avant même d’arriver au bureau, elle a planifié toute sa journée. Elle a pris un jour de congé pour son déménagement. En plus du stress habituel du lundi, elle va devoir gérer le retard accumulé par ce vendredi d’oisiveté — ainsi qualifié par sa hiérarchie. Elle sent une couche supplémentaire de lassitude s’installer sur ses épaules… et il est à peine huit heures du matin.
On pense parfois que la fatigue va nous terrasser, nous empêcher d’avancer. Pourtant, seconde après seconde, minute après minute, on trouve l’énergie ou le miracle qui nous permet d’accomplir les tâches. Et lorsque la journée se termine, on sort de notre bulle avec un mélange d’étonnement et d’émerveillement. Un autre miracle s’est produit.
***
La nuit s’est déjà installée lorsque Clara quitte le bureau. Elle resserre son foulard autour de son cou et ferme son manteau pour se protéger de la fraîcheur. Elle pourrait rentrer directement chez elle, déballer une ou deux caisses en sirotant un verre de Bordeaux avant de se mettre au lit, mais la lune bien ronde et lumineuse l’invite à la flânerie. Une folie lui traverse l’esprit: elle va rentrer à pied. Ce n’est pas si loin après tout. Trente minutes si elle marche d’un bon pas. Un peu moins si elle passe par le parc. Il n’est pas très bien éclairé, mais elle n’a jamais été couillonne. Qui risque-t-elle de rencontrer à cette heure? Un héron paré pour la nuit? Un martin-pêcheur rentrant dans son terrier? Même pas peur.
Elle avance, Clara. Ce parc, elle le connaît par cœur et pourrait le traverser les yeux fermés. Elle avance. Et elle s’arrête net. Elle n’a jamais vu cette guinguette aux allures de chalet des montagnes, bordé d’une guirlande d’ampoules blanches. Elle s’approche. Un panneau en bois indique “Café des Ombres”. Par les fenêtres à croisillons lui parvient une lumière chaude, orangée. À l’intérieur, une dizaine de personnes sont installées autour de petites tables ou dans des fauteuils. Une jeune femme passe de table en table, dépose ici un verre, là une tasse. Intriguée, Clara pousse la porte. La chaleur intérieure la happe instantanément. Elle déboutonne son manteau de laine et se laisse absorber par un lourd fauteuil de tissu à bouclettes. La serveuse s’approche, lui lance un sourire chaleureux et dépose un énorme mug fumant devant elle.
— Mais je n’ai rien commandé.
La serveuse lui lance un clin d’œil complice.
— Faites-moi confiance. Je sais ce dont vous avez besoin.
Passées les premières minutes d’étonnement, Clara sirote sa boisson chaude, calée dans le fauteuil le plus confortable du monde. D’autres personnes entrent, s’installent auprès d’elle et entament la conversation comme s’ils la connaissaient depuis toujours. Oubliés la fatigue de la journée, les frustrations du boulot, les caisses à vider, les placards à ranger. Le temps s’est arrêté et Clara ne s’en plaint pas. Pour la première fois depuis longtemps, elle profite. Pour la première fois depuis longtemps, elle ressent une fatigue saine. C’est sûr, cette nuit, elle dormira bien.
Afin de s’assurer qu’elle n’a pas rêvé, Clara retourne au Café des Ombres le lendemain. Et le jour suivant. Et le suivant. Elle y noue des liens avec les autres habitués. Tous ont la même histoire à quelques détails près. Le même tournis que leur donne un monde qui évolue trop vite pour eux. La même fatigue qui refuse de les quitter… sauf quand ils viennent ici. Ils ont alors quelques heures de répit.
Au fil des jours, elle remarque que certains habitués ne reviennent plus. Et toujours, ils sont sortis par la porte du fond. Elle questionne les autres. Qu’y a-t-il dans la pièce du fond? Ils haussent les épaules. Elle questionne la serveuse. Elle lui lance un sourire énigmatique.
— Tu le sauras quand le moment sera venu.
Jour après jour, Clara se retrouve attirée par le Café des Ombres. Impossible de passer son chemin. Elle y retourne, elle boit ce que lui sert la serveuse, elle a les mêmes conversations avec des habitués et des nouveaux venus. Tous ont l’impression de n’être plus que l’ombre d’eux-mêmes. Tous voudraient changer, mais ne savent pas comment.
Cet endroit est un véritable miracle pour Clara et tous les autres clients. À peine entrés, ils sentent la fatigue, physique et mentale, s’envoler. Ici, on se défait des frustrations de la journée comme on ôte un manteau en entrant chez soi. Et même si elle sait que le lendemain, elle devra de nouveau composer avec un manager irascible et des collègues obséquieux, Clara voit au moins la lueur au bout du tunnel: elle aura toujours la possibilité de venir se ressourcer au Café des Ombres.
Ce soir-là, elle n’a plus droit à un breuvage fumant dans un mug géant. La serveuse dépose devant elle un verre empli d’une boisson translucide dans laquelle flottent quelques glaçons. Intriguée, Clara y trempe les lèvres. C’est très bon, mais cette fois encore, elle est incapable d’identifier ce dont il s’agit. Elle s’apprête à poser la question à la serveuse, mais celle-ci lève un doigt pour capter son attention.
— Lorsque tu auras terminé, tu pourras te rendre dans la pièce du fond.
— Pourquoi? Qu’y a-t-il dans cette pièce?
La serveuse répond par un sourire énigmatique et s’éloigne pour aller servir d’autres clients.
Clara sirote sa boisson, les yeux rivés sur la mystérieuse porte. Après tout, rien ne l’oblige à aller dans cette pièce. Elle a déjà vu des personnes y entrer, mais jamais personne en sortir. Plus elle cherche à se convaincre de ne pas y aller, plus elle est attirée. Elle vide son verre d’une traite, se lève et va vers la porte d’un pas décidé. Trop tard pour reculer. Elle entre.
La porte se claque derrière elle et elle se retrouve dans le noir absolu. Elle cherche un interrupteur sur le mur à côté, en vain. Lorsque ses yeux s’habituent à l’obscurité, elle distingue une faible lueur devant elle. Elle fait quelques pas et se retrouve face à un miroir. Elle observe son reflet. Le teint pâle, les cernes bleus, les cheveux sans volume. Oui, c’est bien la Clara d’aujourd’hui. Elle passe une main dans sa chevelure et repense à la crinière abondante qu’elle avait à l’adolescence. Le reflet se brouille un instant avant de lui montrer une image d’elle à 18 ans. Elle était jeune, belle et enjouée, son sourire illuminait son visage. Elle était sûre d’elle, et claironnait à qui voulait l’entendre que sa seule ambition était d’être heureuse, comme John Lennon. L’image se brouille de nouveau. Puis la voilà à 25 ans. Elle vient d’emménager en ville. Elle a besoin de satisfaire ses ambitions professionnelles avant de penser à fonder une famille. Elle travaille 12 heures par jour, la compétitivité est à son summum dans l’équipe, mais elle ne doute pas de ses forces.
Clara a un sourire amer tandis que le reflet se brouille à nouveau. Elle se voit à présent telle qu’elle est aujourd’hui. Toujours aussi travailleuse, mais le sourire moins franc, les performances en berne, tout comme l’estime de son supérieur, qui lui préfère les petits jeunes récemment arrivés, pleins d’ambition et d’illusions.
Clara soupire. Au fil des ans, elle a perdu de vue son objectif. Le miroir lui permet de se rendre compte que se tuer à la tâche pour des patrons ingrats ne la rend pas heureuse. Un nouveau reflet lui fait face et la fait frissonner. Comme dans le conte de Dickens, elle voit son avenir… et cette vision lui donne froid dans le dos. Elle ferme les yeux et secoue la tête. Elle ne veut pas voir ça, elle ne veut pas devenir comme ça. Il faut qu’elle sorte de là. Elle tâtonne sur les murs jusqu’à ce qu’elle trouve la sortie. Sans se retourner, elle prend le chemin du retour, à la fois épuisée et légère. Elle ne peut chasser de son esprit les images qu’elle a vues. Comment a-t-elle pu se tromper à ce point? À quoi bon s’entêter dans cette voie? Elle a abandonné toutes les activités qui lui procuraient joie et bien-être pour se concentrer sur une carrière qui ne lui apporte que des frustrations. Il est grand temps de corriger la trajectoire, se promet-elle.
Promesse tenue. Dès le lendemain, Clara s’inscrit à un cours de danse latine. Qui sait, peut-être y rencontrera-t-elle un beau jeune homme en quête de bonheur, tout comme elle. Et dans la foulée, un cours de poterie. Elle a toujours aimé les activités manuelles et laisser tourner la terre glaise entre ses mains a quelque chose de sensuel. Le cours commence un peu tôt, mais ce sera un bon exercice, elle va devoir apprendre à dire non. “Je ne peux pas, j’ai poterie.” Ça sonne bien.
***
Aujourd’hui, Clara a repris sa vie en main. Elle grappille les moments de bonheur qui se présentent à elle. Elle n’a plus de mal à se lever le matin. Parfois, elle rentre chez elle en passant par le parc. Mais plus jamais elle n’a retrouvé le Café des Ombres. L’absence du café la fait toujours sourire, car elle a compris qu’il n’apparaissait que pour ceux qui en avaient vraiment besoin.
