Le Chagrin sans pitié
“L’autre jour à la pause j’entends une ouvrière dire à un de ses collègues
“Tu te rends compte aujourd’hui c’est tellement speed que je n’ai même pas le temps de chanter”
Je crois que c’est une des phrases les plus belles les plus vraies et les plus dures qui n’ai jamais été dite sur la condition ouvrière
Ces moments où c’est tellement indicible que l’on n’a même pas le temps de chanter
Juste voir la chaîne qui avance sans fin l’angoisse qui monte l’inéluctable de la machine et devoir continuer coûte que coûte la production alors que
Même pas le temps de chanter
Et diable qu’il y a des jours sans.”
À la ligne — Joseph Ponthus
Le 10 juin 1968, deux étudiants en cinéma filment la reprise du travail aux usines Wonder de Saint-Ouen après trois semaines de grève. Ils saisissent à la volée les larmes et les mots d’une jeune ouvrière les bras croisés sur sa poitrine comme une armure:
— Non, je ne rentrerai pas, je ne rentrerai pas là-dedans. Je ne remettrai plus jamais les pieds dans cette taule. On est dégueulasse jusque-là, on est toute noir. Allez-y, entrez-y, vous allez voir le bordel que c’est.
Ce jour de reprise, ça dénote tout de suite autre chose. Il y aurait ainsi celles et ceux qui reprendraient le travail, et celles et ceux qui, ostensiblement, resteraient les bras croisés. “On n’a rien gagné”, crie la révoltée face à des militants CGT et au chef du personnel qui exhortent, main dans la main, à retourner au chagrin. Fragiles images qui reviennent de tellement loin qu’elles semblent comme fatiguées par la durée du voyage. C’est un souvenir ancestral surgi du noir et qui y retourne. Venu d’un brouillard ancien, d’une nébuleuse de fumées du XIXe siècle, l’arrogance des propriétaires d’usine, la suie et la sueur de la lutte des classes, la mémoire ouvrière, tous les espoirs qui furent permis, les utopies sociales et politiques, toutes les déconfitures révolutionnaires qui en découlèrent. Je viens de ce monde. Ma mère était ouvrière et soumise à la sacralisation du travail. Elle votait De Gaulle, s’effrayait des syndicats, ces fouteurs de merde. Fière de son métier, elle aimait l’amitié de l’atelier. Moi, j’adorais son rouge baiser parfumé jeté à la va vite sur ma joue chaque matin. Le soir, je détestais son odeur de limaille comme un retour de guerre. Fin des années 80, son licenciement à cinquante-quatre ans après trente-deux ans de bons et loyaux services et un an avant une possible préretraite fut la goutte d’eau qui fit déborder mon vase. J’ai écrit une lettre rageuse au Président de la République pour lui dire qui était ma mère. Une femme obligée de travailler dès l’âge de quatorze ans, ayant quitté un mari violent pour élever seule ses trois enfants, qui n’a jamais rien demandé à personne et sommée de trouver un emploi sous peine de perdre son chômage. Statut qu’elle vivait comme une indignité. Quinze jours plus tard, elle était libérée de cette contrainte jusqu’à ses soixante ans, l’âge de la délivrance. Avant que son corps prématurément usé ne rende l’âme trop tôt. “Wonder, la pile qui ne s’use que si l’on s’en sert”. Le monde ouvrier, si puissant, si combatif, s’effondrait dans l’indifférence générale.
Calme-toi, keep cool, cet homme ne te veut aucun mal, c’est une idée que tu te fais, Sophia, son regard insistant ne signifie pas ta mise à mort. De quoi as-tu peur? Quelles sont ces vieilles peurs? Oui, son sourire est carnassier mais ce n’est pas pour autant qu’il va te dévorer. Arrête de te raconter des histoires. Tu sais bien comment sont les gens, ils font des efforts eux aussi, mais ce n’est pas facile, tu es tout le temps à croire des choses… Tout va bien Sophia, tout va bien, pourquoi t’inquiètes-tu? Tu as un travail, tu as une situation stable et ça c’est formidable, tu t’es beaucoup battue, Sophia, ne l’oublie pas, tu mérites de t’en sortir. Regarde le chemin parcouru et l’avenir qui s’offre à toi…Tu as des perspectives d’avenir, Sophia, et ça ce n’est pas donné à tout le monde, tu fais partie de ceux qui s’en sortent, Sophia, tu t’en sors magnifiquement, n’oublie pas ça, ça se passe très bien pour toi et personne ne t’en veut pour ça, il n’y a vraiment aucune raison, tout le monde est bien disposé à ton égard, tu disposes d’un capital de sympathie que beaucoup t’envient… Non, personne ne t’envie, personne ne t’envie quoi que ce soit, arrête de penser ça, personne ne te veut de mal, personne, tout le monde t’apprécie, tout le monde reconnaît tes mérites et chacun est heureux de te voir réussir et beaucoup aimeraient être à ta place…Non, personne n’aimerait être à ta place, ne dis pas ça. Oh Sophia, pourquoi? De quoi as-tu peur, Sophia? Quelles sont ces vieilles peurs?
Deux ans après la grève victorieuse contre la réforme des retraites de Juppé en 1995, le directeur d’un régime spécial très confidentiel, composé en majorité de femmes, convie le personnel à une assemblée générale. Fait inédit qui fait bruisser dans les bureaux. Qu’est-ce qu’il nous veut le champion de la promotion canapé et du népotisme? Le tout petit bonhomme prend la parole:
— J’ai une très mauvaise nouvelle à vous annoncer. Notre régime est en passe d’être absorbé par le régime général, c’est une question de semaines. Nous ne pouvons laisser faire ce hold-up. Aussi, ai-je décidé d’organiser une journée portes fermées. Je compte évidemment sur votre présence ce jour-là devant notre siège social, sachant que l’événement sera médiatisé. Je vous remercie de m’avoir écouté et de m’apporter votre soutien. Ensemble, nous allons gagner. Pas touche à notre régime.
— Monsieur le directeur, puis-je prendre la parole?
— Qui parle?
— La déléguée syndicale.
— Faites donc, faites donc, consent le directeur.
— Bonjour à vous tous. Monsieur le directeur, il s’avère que la disparition prochaine de notre régime est une rumeur infondée. En effet, à la demande de la section syndicale, la Ministre du Travail vient de nous adresser un démenti que je tiens à votre disposition. Chers collègues, la copie de cette lettre a été affichée sur nos panneaux afin que vous en preniez connaissance. Dans ces conditions, je ne comprends pas votre action “portes fermées”.
— Vous mettez ma parole en doute. C’est inacceptable. Ne l’écoutez pas, c’est une folle, lance le directeur en quittant les lieux, entouré de sa garde rapprochée.
Deux camps se font face devant le siège social. L’huissier des opposants s’avance pour constater l’entrave au droit du travail. Devant les micros tendus, la déléguée syndicale dénonce la situation ubuesque créée par un seul homme qui agit comme un propriétaire alors qu’il est payé pour garantir la cohésion sociale. La vengeance du tout petit bonhomme sera terrible. Une vingtaine de licenciements abusifs, des menaces de mort, de l’espionnite, du chantage, du harcèlement et un lynchage public qui laissera la déléguée syndicale sur le carreau. L’intervention de l’Inspection du travail enverra le directeur en correctionnelle pour discrimination syndicale et abus de pouvoir. Six mois de prison avec sursis, un euro de dommages et intérêts pour la déléguée syndicale, voilà pour le directeur, qui sera ensuite démis de toutes ses fonctions. L’autre camp a payé très cher les délires mégalomaniaques d’un tout petit bonhomme. Une collègue s’est suicidée. Dans leur majorité, les personnes évincées ne connaissaient que cet univers professionnel protecteur. Elles ont ressenti un déchirement semblable à celui d’un enfant que l’on arrache à sa mère. Elles n’étaient pas préparées à vivre l’intranquillité de la recherche d’un nouvel emploi et à devenir des numéros de dossier pour l’ANPE, l’ASSEDIC, l’UNEDIC. Elles craignaient de se perdre dans cet océan de sigles.
Là aussi, tout commence par un mensonge: “Les 22 000 départs seraient une évolution naturelle, un phénomène sur lequel l’homme n’intervient pas.”, dixit Didier Lombard, président-directeur général de France Télécom. Mais alors pourquoi choisir de mourir sur son lieu de travail? Pourquoi ne pas claquer la porte?
La présidente se penche vers le banc des accusés et demande:
— Vous pleurez ou vous toussez monsieur Lombard?
— Je pleure, madame la Présidente. J’ai un cœur, moi aussi.
— Je comprends. Vous ne vous dites pas que si vous n’aviez pas eu les filtres sur ce qui remontait du terrain, on aurait pu éviter cette catastrophe? C’est louable d’avoir été touché par les femmes du site de Cahors, mais je remarque que c’est un site dont vous avez pu éviter la fermeture, mais où il n’y avait pas eu de suicide ni de situation aussi dramatique que toutes celles qu’on a entendues tous le long des audiences de ce procès.
Le public s’agite. J’ai envie de hurler, ça suffit! La petite musique de France Télécom est faite du fracas du corps de Camille qui se jette d’un pont, du tranchant du couteau qui transperce Yonnel, de la sécheresse de la corde qui étouffe Nicolas, des médicaments absorbés, les vies brisées de ceux qui restent. Hier encore, Didier Lombard se réjouissait d’une tentative de suicide ratée d’un technicien qui avait commencé sa carrière à seize ans en relevant les pièces dans les cabines téléphoniques. Petit à petit, il s’est formé, il a appris avec constance et détermination jusqu’à devenir technicien d’installations complexes pour les entreprises. On lui annonce, du jour au lendemain, qu’il sera désormais installateur chez les particuliers. On ne sait pas pourquoi c’est tombé sur lui. Comment désigne-t-on les volontaires puisqu’il n’y a pas de critères connus? Comment peut-on imaginer que ce n’est pas une rétrogradation, pire un déclassement et que ça pourrait le tuer? Regardez le banc des corps repus face aux corps martyrisés. Tout ça n’est que théâtre, un simulacre de justice quinze ans après les crimes requalifiés en harcèlement moral. Capitalisme et justice incarnent l’affinité des habitus. Aussi belles que soient les plaidoiries, elles parlent la langue de l’oppresseur. Les matins sans horizon, les jours sans fin, la nuit avec l’arme à portée du cœur. Les survivants se relèvent peu à peu en s’imaginant, en se recréant, c’est long, douloureux, compliqué de déverrouiller les vastes portes des possibles.
Au coin des rues de la terre
Chante le refrain des mystères
Ouvre la route des villes secrètes
Chante à nos mémoires
Des parfums, des recettes
Aux sources du Gange
De bistrots en comptoirs
Déplie une carte
Lignes, courbes, latitudes, longitudes.
Où qu’on aille, ils nous rattrapent. La patronne d’un Leader Price, racheté au groupe Casino pour un euro, a vidé le stock et laissé les travailleuses sans salaires. Et hop, par ici la sortie. Ce n’est qu’un infime exemple du massacre en cours. Alors que neuf millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, qu’un enfant sur cinq ne mange pas à sa fin, que le scorbut fait son retour, les ogres dégainent une nouvelle arme: l’accompagnement rénové, s’il vous plaît. Près de deux millions de personnes au RSA sont gentiment sommées de justifier de quinze heures d’activité par semaine ou de perdre leur filet de sécurité. C’est le retour du travail forcé sans contrat, sans aucun droit, payé très exactement 635,71 euros par mois. Cette réforme n’est que le début d’une offensive plus violente encore pour mettre au pas toute la société, en terrorisant les plus pauvres et en menaçant les autres. Bientôt, tu n’auras plus à choisir entre crever la dalle et crever au boulot, tu pourras faire les deux. Arrêtez de voir le mal partout, s’égosille le sociopathe patenté de l’Elysée devenu influenceur sur les réseaux sociaux. J’agis pour le bien de toutes et tous en redonnant leur dignité à celles et ceux qui se complaisent dans l’oisiveté. Toujours et encore le même baratin martelé sur tous les médias rachetés par des milliardaires amis du poudré maléfique. Les pauvres sont pauvres parce qu’ils sont idiots et paresseux. Gueuses et gueux, entrez dans la danse macabre des jobs pourris, inintéressants, nuisibles pour la santé, l’environnement et l’intérêt commun. Je songe au refus poli de Bartleby, le héros de Melville: “I would prefer not to.” L’univers du travail est devenu une zone d’intérêt où le patronat voyou commet un crime social d’ampleur en toute impunité. Chaque jour, le travail tue par négligence. Parmi les victimes, il y a des enfants et des vieillards. La start-up nation, c’est Les Misérables et Germinal dans un même package estampillé France démerde-toi avec ça. Je pense à ma mère qui, debout devant la chaîne, contrôlait des boulons à longueur de journée. Comment peut-on croire que le travail l’a rendue heureuse? Ce n’est pas vrai. Cessons de périr sur leur champ de bataille, mourons d’amour.
Que la promesse inspirante de Miguel de Cervantes dans son Don Quichotte nous donne la force de tenir et de vaincre: “Toutes ces tempêtes qui nous arrivent sont signes d’un temps bientôt plus serein, et que les choses vont tourner bien pour nous, car il n’est pas possible que le mal ni le bien soient durables. D’où il s’ensuit que le mal ayant beaucoup duré, le bien est maintenant proche.” Je n’ai pas l’âme d’une damnée de la terre. Plutôt Don Quichotte que Sisyphe. Le chevalier errant à la triste figure lancé dans un perpétuel combat contre un monde qui n’est pas le bon et qui ne se résigne jamais, ça a plus de gueule que de pousser inlassablement un rocher. Dans l’univers fantasmé de Don Quichotte, les problèmes ne sont jamais une catastrophe. Tout est épique, tout est aventure. Déployons notre puissance pour briser la piètre réalité d’un bloc bourgeois blanc qui réinvente le fascisme sans dire son nom, qui nie le salut nazi d’un de ses membres éminents. Éclatons leur monde sans craindre ses ruines. Ce ne sont pas les nôtres. Imposons notre intelligence collective à leurs artifices. Désordonnons, chahutons, saccageons, bloquons. La résistance est notre arme absolue. Parons-la d’élégance et d’humour. Levons les yeux vers les étoiles, respirons! Une bonne fois pour toutes, jetons les petits caporaux dans les poubelles de l’histoire. Devenons les héros d’un monde réenchanté. Avançons tête haute pour imposer l’imagination à leur froide déraison. Épousons l’art de l’esquive. Ils nous veulent tristes pour mieux nous opprimer, résistons joyeusement! Rions, dansons, embrassons-nous, laissons glisser la pluie entre nos doigts, jouons de ce désir indomptable d’une vie festive à l’infini. Soyons téméraires, osons l’optimisme. Parions que la fin sera belle. Surmontons nos craintes. Qui d’autre que nous peut pulvériser ce monde d’effroi. On est là, on n’est pas fatigués, on ne lâche rien, à force de persévérance, nous triompherons. Et à quiconque m’opposerait l’illusion de ma quête, je répondrai: et alors? Lutter pour la beauté du geste, pour l’amour de la liberté, l’égalité et la fraternité, c’est tout sauf une chimère. C’est la vie!
