Le Double Syndrome
Je me savais fragile, mais je craignais de ne pas être suffisamment Japonais pour les syndromes qui m’ont frappé. Je dis bien les syndromes et pas le syndrome. Ils sont en effet deux et je me suis renseigné, la probabilité d’avoir à les subir l’un et l’autre consécutivement frisait le zéro absolu.
Quel rapport avec le Japon, me direz-vous? Tout simplement parce que, tout Européen et Français de souche que je suis, les deux syndromes qui m’ont atteint coup sur coup, et rendu mon existence pénible, proviennent de là-bas. Du reste, leurs noms respectifs ne prêtent pas à confusion. Ils s’appellent “syndrome de Tsundoku” et “syndrome de Tako-Tsubo”.
Avant de vous dire ce qu’ils sont, si vous ignorez de quoi il s’agit, comme je l’ignorais moi-même, et pourquoi et comment ils m’ont frappé, je peux d’ores et déjà rompre le suspens en vous révélant que j’en ai réchappé. Ils n’étaient donc pas mortels. Surtout le Tsundoku. Mais aussi le syndrome de Tako-Tsubo, dont j’ai appris que les cas avaient explosé un peu partout dans le monde dans la foulée de la pandémie du Covid-19.
Bien que son impact sur la santé de ceux qu’il frappe soit violent, ce dernier ne s’avère que très rarement létal et le corps médical sait assez précisément comment en venir à bout…
Reste que le subir à 40 ou 50 ans s’avère bien pire que d’en être victime à 70 ou 80.
Être plus jeune n’est clairement pas, dans ce cas d’espèce, un avantage.
Moi, quand j’en ai été frappé, j’avais 55 ans… Et Elsa était encore dans ma vie.
Quand, lors d’un déjeuner dominical chez mes parents, j’avais dit que j’étais victime du syndrome de Tsundoku, mon père s’était esclaffé: “C’est quoi ce truc? L’envie impérieuse de remplir des grilles de chiffres de 1 à 9?”. Il faut dire que ce cadre de la fonction publique à la retraite était à mille lieues de s’y connaître en vocables nippons. Ne m’avait-il pas mis une gifle, quand j’étais gosse, à l’heure où, influencé par mes camarades de collège, par le feuilleton Kung-fu avec David Carradine et par les films de Bruce Lee que jouait régulièrement le cinéma de mon quartier, j’avais exprimé l’envie de posséder un nunchaku? Il avait justifié sa gifle bruyante auprès de ma mère en évoquant le fait, insupportable à ses oreilles, que j’avais prononcé le mot “manche à couille”. Cela n’avait rien de risible… À l’heure où je vous en parle, je ressens encore la douleur physique et morale que j’ai ressentie ce jour-là…
Mais revenons à mes syndromes. C’est d’abord en lisant un article sur les tendances littéraires japonaises que j’avais appris l’existence du syndrome de Tsundoku. Littéralement, “empilement de livres à lire”. L’article expliquait qu’on l’associe généralement à des personnes qui achètent compulsivement des bouquins, en tout cas plus de livres qu’elles ont le temps matériel ou la capacité pour les lire. Des ouvrages qui, inexorablement, s’accumulent et prennent la poussière.
Au début, j’avoue que j’avais trouvé ça plutôt amusant. Je ne voyais dans ce comportement qu’une manie, pas une pathologie. Un TOC, dirait-on communément aujourd’hui. Ça n’est que dans un deuxième temps que j’avais réalisé l’ampleur vertigineuse qu’elle avait prise. Mon appartement ressemblait de plus en plus à une vieille librairie d’occasion, sans organisation ni logique qui plus est. Chaque soir, je me promettais de commencer un nouveau livre, mais le lendemain, un autre ouvrage avait capté mon attention, avant que je le lâche lui aussi.
L’accumulation me submergeait, grignotait mon espace vital. J’étais tel celui d’un Diogène moderne incapable de réfréner son goût immodéré pour posséder toujours plus. En cheville avec une poignée de dealers, deux ou trois libraires de Paris, dont j’assurais une partie non négligeable du chiffre d’affaires, je ressentais à chaque nouvel achat, tel un drogué obtenant sa dose, un plaisir indescriptible, suivi presque immédiatement par une culpabilité insidieuse.
Le Tako-Tsubo qui m’avait frappé quelques semaines plus tard n’avait quant à lui rien de symbolique. J’avais appris qu’il s’agissait d’un phénomène biologique. Une sorte de cardiomyopathie de stress, surnommée “syndrome du cœur brisé”. Poétique, m’étais-je dit, moi qui avais été quitté par Elsa du jour au lendemain, notamment sur l’autel de mon Tsundoku.
Les premiers symptômes du Tako-Tsubo étaient apparus brusquement: une fatigue immense, une douleur sourde et oppressante dans la poitrine, une sensation d’étouffement. Aux urgences, on m’avait fait passer un électrocardiogramme et une série d’analyses. Un diagnostic était rapidement tombé. À l’entendre de la bouche de l’interne de l’hôpital qui m’avait pris en charge, j’avais été partagé entre la peur et un certain sentiment d’absurdité. “Votre cœur a temporairement changé de forme”, m’avait-il expliqué. Une déformation due à un stress intense, un choc émotionnel. J’avais été saisi d’effroi, j’ignorais que le cœur puisse changer de forme, tel un ballon de baudruche, devenant visuellement une sorte d’amphore.
Pas besoin de chercher longtemps la date de ce choc émotionnel. C’était en lisant la lettre d’adieu d’Elsa, posée sur le lit cerné de dizaines de livres, que tout s’était déclenché. Si ses mots étaient simples, leur poids était insupportable. Elle me reprochait de ne plus être celui qu’elle avait connu et aimé, d’être englué dans mes obsessions. Le Tsundoku bien entendu. Toujours ce satané Tsundoku. Elle expliquait: “Je ne peux plus vivre dans un musée obscur. J’étouffe dans ton foutoir, dans notre chambre transformée non pas en bibliothèque, comme tu sembles le penser, mais en capharnaüm”. Cela m’avait aidé à revenir au conscient, mais il était trop tard pour la convaincre de revenir.... Je me sentais littéralement épuisé, incapable en apparence de remonter la pente. Mais j’avais tort.
Le plus étrange fut qu’une fois remis de cette double épreuve, grâce à un médecin et à un psy que je m’appliquais à rencontrer deux fois par semaine, je m’étais surpris à chercher un exutoire, une forme de rédemption dans la culture japonaise. Comme si d’avoir été frappé par ces deux syndromes venant du pays du soleil levant, me poussait sans attendre à explorer toujours plus les réalités et la culture de ce pays, ses coutumes si différentes des nôtres.
J’avais plongé notamment dans le minimalisme du wabi-sabi, l’art de trouver la beauté dans l’imparfait, et le kaizen, philosophie de l’amélioration continue. Mon obsession avait pris dès lors un tour inattendu. Convaincu que la clé de ma reconstruction devait à coup sûr passer par une immersion totale dans l’âme nippone, j’avais commencé à collectionner tout ce qui avait trait au Japon: des bols en céramique, des estampes d’Hokusai, des kimonos. J’avais aussi tenté de me mettre à l’ikebana, l’art floral par excellence, avec des résultats catastrophiques à la clé… Je lisais exclusivement tout ce qui avait trait au Japon, romans d’Amélie Nothomb compris.
Mes amis tentaient modestement de partager ma passion, ou si l’on veut mon délire, Dorothée m’offrant par exemple un bonsaï, que j’avais sur-arrosé jusqu’à le tuer.
Un soir, au cours d’un dîner, j’avais tenté d’expliquer à mes proches le concept de “mono no aware”, cette mélancolie douce-amère face à l’éphémère. Je m’y étais préparé en lisant pendant des heures des poèmes (surtout des haikus) et des essais. Mais au moment de parler, j’avais trébuché sur les mots, mélangeant les notions et donnant l’impression que j’étais capable de confondre une leçon de philosophie avec une recette de ramen. “Tu nous fais un syndrome du sushi?” s’était esclaffé Julien, mon plus vieil ami, déclenchant un fou rire général. J’aurais pu être vexé, mais j’avais au contraire participé de bon cœur à leur éclat de rire.
Malgré tout, je n’étais pas guéri de ce nouveau syndrome d’addiction au Japon, qui avait suivi le Tsundoku et le Tako-Tsubo. Ainsi, j’avais entrepris l’apprentissage sur Zoom de la langue japonaise avec une professeur originaire de Kyoto. Mes progrès s’étaient avérés lents et laborieux. Lors d’une séance, j’avais tenté de dire “Je veux apprendre le japonais pour comprendre l’âme du haïku”, mais j’avais demandé en réalité “Où est la salle de bain pour les grenouilles?”. Ma professeure, d’un stoïcisme complet jusque-là, avait éclaté de rire. Là encore, j’avais éclaté de rire avec elle.
Je découvrais que j’avais appris à rire de moi-même. À tolérer mes maladresses. Le Japon m’avait tendu un miroir, et ce que j’y avais vu, c’était un homme qui essayait, qui échouait parfois, mais qui avançait. J’étais enfin sorti de ma dépression qui m’avait entrainé à accumuler sans fin des livres que je ne lisais pas, à me faire quitter sans espoir de retour d’Elsa, à voir mon cœur se déformer brutalement sous le choc et à ne jurer que par tout ce qui arrivait du pays du soleil levant.
Le Japon? Ne m’en parlais plus aujourd’hui. Je crois en avoir fait définitivement le tour sans jamais avoir mis le pied sur l’archipel. Le Tsundoku et le Tako-Tsubo ont certes fait partie de ma vie, mais n’ont plus connu de récidives.
À l’heure où je vous écris, tout va bien. Il y a deux mois, j’ai rencontré Marina, une petite blonde piquante originaire de Roumanie. Je crois qu’elle me rend heureux. Je ne lui ai rien dit de ce double syndrome qui m’a frappé il y a deux ans. C’est du passé maintenant…
