Le Grand Sommeil
Vous êtes mort, vous dormez du grand sommeil… vous vous en foutez, de ces choses-là… le pétrole, l’eau, c’est de l’air et du vent pour vous… Vous dormez, vous dormez du grand sommeil, tant pis si vous avez eu une mort tellement moche… peu importe où vous êtes tombé…
Raymond Chandler — The Big Sleep
La civilisation sombrait sous le poids de son propre épuisement. Cet affaiblissement s’était insinué entre les structures sociales, insidieusement, décomposant les synapses de la psyché humaine. Le phénomène se précipita lentement, génération après génération, comme une dégénérescence inéluctable. Ce ne fut pas une chute, mais une suffocation, une extinction douce, imperceptible, de toute énergie vitale.
Dès le début du XXe siècle, les “Silencieux” avaient évolué dans une société forgée par l’endurance et le non-dit. Ils avaient été sculptés par les privations et une opiniâtreté sans concession, bâtissant l’avenir en tolérant le poids du monde et en découvrant la résilience et l’abnégation. Les “Boomers”, leurs descendants, bercés par l’utopie du progrès infini, virent leur optimisme s’effriter sous les promesses trahies de la modernité; leur ardeur s’étiola. Quand la “Génération X” prit le relais, elle dut naviguer entre scepticisme et désillusion, incapable de choisir entre contestation et acceptation, révolte et obéissance. Les “Millennials”, persuadés d’un renouveau possible, s’éveillèrent à la réalité d’un monde exsangue, leurs rêves fracassés contre le mur des crises successives passées: c’était déjà trop tard, se disaient-ils. Quant à la “Génération Z”, de plain-pied enfin dans ce siècle nouveau, elle grandit dans l’hyperconnexion paradoxale, isolée dans un bruit incessant, victime d’une détresse psychologique devenue une norme sociétale accueillie. C’est à partir des “Alphas”, que tout s’effondra, épuisés qu’ils étaient par tant de combats menés précédemment et dont ils gardaient les stigmates; ils pansaient encore les plaies suintantes de l’histoire. L’évolution était littéralement au bout du rouleau, il n’y eut pas de “Betas”, ou ils disparurent bien vite.
Cette lignée d’êtres humains connut la peur, le terrorisme, la mort, la maladie, la guerre aux portes de chaque nation… Alors, ils arrêtèrent de réagir. Ils étaient fatigués, depuis tellement longtemps. Vint ce qu’on appela: “le krach de l’épuisement”. C’était le début de l’ère du burnout collectif. Une paralysie globale, matoise, systémique. Peu à peu, les services de consultations psychologiques furent débordés. Les cliniques ne désemplissaient plus, les listes d’attente s’étiraient sur des mois. Les thérapeutes ne savaient plus où donner de la tête. La seule solution qui s’imposa fut la médication massive: les certificats médicaux longue durée devinrent de plus un plus nombreux, mettant sous sédation une population entière. Chaque patient se vit prescrire un cocktail chimique destiné à l’éteindre en douceur, à le maintenir dans une torpeur acceptable.
Certains purent encore pratiquer le télétravail. Mais à quoi bon? Bientôt, tout le monde resta chez soi. Dépressifs, malades, inertes, des corps affalés sur des fauteuils, les yeux rivés sur des écrans diffusant des images sans saveur. Le silence s’installa dans les villes. Plus de rires, plus de cris, plus d’indignation. Juste une lente dissolution de la volonté, un effacement progressif de ce qu’il demeurait d’humanité face au désarroi. La productivité déclina. Le désir de bâtir disparut. Les guerres cessèrent, faute de combattants. Plus aucun échange boursier, c’était l’anarchie et en même temps la paix. L’histoire s’arrêta.
Les puissances occidentales, constatant cette crise, avaient d’abord tenté l’expérience du repli, barricadées derrière leurs frontières et leurs postes douaniers, persuadées que l’isolationnisme garantirait leur survie. Mais devant le spectre grandissant de l’effondrement économique, elles furent contraintes de réagir. Elles s’unirent alors en une entité inédite et ambitieuse: la Fédération Mondiale du Commerce (FMC). Ce nouvel organe prit le dessus sur tout autre leadership supranational, reléguant à l’oubli des institutions telles que l’UE, l’ONU ou l’OTAN, désormais vidées de toute influence réelle. La FMC devint ainsi une sorte de Sénat planétaire, ultime instance, dont l’autorité dépendait du dynamisme des échanges mercantiles. Chaque jour, elle s’évertuait à maintenir les marchés achalandés, conscients que son propre destin était suspendu au pouvoir d’achat des foules et à la pérennité des emplois disponibles. Les discours officiels répétaient inlassablement des slogans familiers, martelés dans chaque interview: on exigeait une réforme profonde de la civilisation, une valorisation accrue de l’activité, une meilleure reconnaissance des efforts fournis par les travailleurs et une incitation renforcée à l’exercice d’un métier plutôt qu’à l’assistance sociale. La FMC se positionnait comme le défenseur acharné du développement de la production, affirmant que l’avenir de la communauté dépendait en entier de l’engagement professionnel de chacun. Or, une affliction bien plus dévastatrice que le sida ou le cancer rongeait la société. L’épuisement ne frappait pas uniquement les corps, mais les esprits, les aspirations, les âmes. Il effaçait le désir, annihilait la volonté, sapait les fondations mêmes de l’humanité. Peu à peu, il transformait les individus en spectres fonctionnels, en silhouettes vides exécutant par nature leurs tâches sans autre but que de survivre un jour de plus. Ce fléau invisible ne provoquait ni cris ni révolte, juste un silence oppressant et une résignation collective qui s’étendait comme une ombre irrévocable. L’épuisement.
Il fallait faire sortir les gens de chez eux, les rendre vivants à nouveau. Le phénomène fut analysé de manière clinique et systématique. Grâce aux caméras de surveillance omniprésentes, aux GPS et aux logiciels de reconnaissance faciale, il fut aisé de repérer les rares êtres encore en mouvement. Certains erraient dans les rues désertes, les yeux hagards, à la recherche d’un frisson oublié. D’autres se retrouvaient dans les ruines de vétustes cafés, dans les recoins sombres des bibliothèques abandonnées. Deux catégories de citoyens bravaient l’immobilisme général: les toxicomanes à l’ancienne, traçant des trajectoires prévisibles vers leurs dealers d’alcool, d’herbe, d’épices, de pilules et de poudre, fuyant vers une échappatoire artificielle forgée par la chimie; et ceux qui, animés d’un besoin désespéré de repêcher un fragment du monde d’avant, marchaient à la recherche de témoins de vie authentique, de vestiges d’une humanité vibrante. Ils parcouraient les rues à la dérive, scrutant les ombres, s’accrochant à des souvenirs qui s’effaçaient comme de la buée sur une vitre. On ne voulait pas les punir ni les enfermer, au contraire. Il fallait découvrir ce qui faisait battre leur cœur, ce souffle invisible qui les mettait en mouvement. Il était impératif de fournir à nouveau à tous l’envie de quitter le refuge de leurs quatre murs.
Où ces âmes cherchaient-elles un semblant de paradis? Dans la fumée d’une cigarette partagée sous un néon clignotant, dans un livre dont les pages portaient encore l’odeur du papier, dans un murmure échappé d’une conversation sincère, dans les derniers lieux où résonnaient les échos d’une époque révolue. Qu’importait le flacon, il leur fallait l’ivresse. L’envie ne flamboyait plus, mais elle persistait en braises discrètes, nichées dans les interstices du néant. Et chaque braise, on le sait, contient tout le feu. La Fédération Mondiale du commerce devait simplement le rallumer.
Un chercheur, isolé dans son laboratoire, reclus dans le silence de la science, reçut soudain une mission inattendue. Spécialiste des assuétudes, il fut contacté par une commission mandatée par la FMC. On lui remit la pharmacopée exhaustive des substances addictives connues, tant chimiques que sociales, compilée à partir des observations minutieuses des nomades urbains, ces explorateurs inconscients des plaisirs fugitifs. Sa finalité: concevoir la quintessence d’une drogue synthétique, un stimulant suprême capable d’éveiller la pulsation intime des endorphines publiques. Il orchestra alors, tel un alchimiste contemporain, un cocktail magistral où s’entremêlaient avec subtilité des arômes nostalgiques, des corps composés d’une rare intensité et des parfums aux séductions invisibles. La formule résultante agissait comme un aiguillon chimique, invitant irrésistiblement le consommateur à quitter son antre pour plonger sans modération dans l’euphorie du monde extérieur et ses lumières et ses vitrines, les devantures des étals, les beautés de la réclame, les sirènes du consumérisme. Pendant vingt-quatre heures, stimulé par cette chimère moléculaire, l’individu tombait volontairement dépendant de ses désirs profonds. Il cherchait alors sans cesse à retrouver ce que les composés avaient déclenché dans son cerveau dès le matin, poursuivant ces plaisirs devenus essentiels à son épanouissement. Ce scientifique, dont l’Histoire ne retint pas le nom, savait que son travail serait mis sur le marché, mais la somme proposée, exorbitante, balaya ses hésitations et finit d’annihiler tout scrupule.
La FMC commença par distribuer gratuitement la pilule Eden à tous les habitants, la présentant comme une panacée capable d’apporter le bonheur instantané et de soigner le mal du siècle: la flemme. Chaque citoyen reçut une enveloppe contenant sept comprimés, un pour chaque jour de la semaine. Dès les premières prises, une transformation s’opéra: les rues se repeuplèrent, les parcs devinrent des havres de promenade où l’on échangeait à nouveau des sourires. Un sentiment de bien-être diffus enserra la population, une légèreté nouvelle s’installa. L’objectif était atteint: une société pacifiée, convaincue d’avoir recouvré un sens à son existence grâce à la consommation de masse. Les résultats furent spectaculaires. Les quartiers autrefois gangrenés par la violence des gangs et des cartels de drogue plongèrent dans un calme inespéré, dorénavant c’était l’État le dealer. Les magasins rouvrirent leurs portes, les bureaux furent à nouveau occupés par des travailleurs assidus, et les transports en commun retrouvèrent leur effervescence d’antan. Un sentiment de gratitude envers la FMC s’installa, chacun reconnaissant la justesse et l’efficacité de cette solution miraculeuse. Pour maintenir cette harmonie nouvellement acquise, un service spécial de livraison fut instauré, garantissant à chaque citoyen l’approvisionnement quotidien de sa dose. Chaque dimanche, les boîtes aux lettres se remplissaient méthodiquement de petits paquets scellés, contenant l’essence de l’euphorie hebdomadaire, provoquant l’envie de la consommation.
Et pourtant…
Un phénomène étrange apparaissait, l’âme humaine s’évaporait. Les artistes cessèrent de créer. Les livres devinrent fades, les films interchangeables, la musique insipide. Tout ce qui faisait vibrer la psyché s’évanouissait. Évidemment, l’intelligence artificielle prit le relais. Tout, alors, muta.
Les conversations se déroulaient selon une mécanique bien huilée. Chacun partageait les mêmes idées, sans nuances, sans contradictions. Les rires existaient toujours, mais sonnaient creux. Les couples continuaient de cohabiter, mais leur amour était poli, sans tumulte, comme une pièce de théâtre jouée sans conviction. Puis, les naissances chutèrent. Non par incapacité biologique, mais par absence de désir. Le futur n’inquiétait plus ni ne fascinait. L’Univers s’était figé dans un présent perpétuel et indolore, on finit par oublier le passé au-delà de la veille. On n’envisageait d’autre avenir que celui du lendemain. On engloutissait, on achetait, on fabriquait, on vendait, on se portait acquéreur, on créait un business… Et tout le monde était heureux, d’un bonheur insoutenable.
Un jour, un poète, ou peut-être un scientifique, un historien, un enfant trop curieux, arrêta de prendre sa pilule. Il ressentit un frisson étrange. Un rêve perdu lui revint. Il pleura sans comprendre pourquoi.
Le sevrage était difficile, il tint bon. Et il commença à voir.
Des figures identiques dans la foule. Des avenues bordées d’écrans diffusant une propagande douce, des visages figés dans un sourire programmé, des bâtiments aux façades immaculées mais vides de toute âme. Il découvrait les ombres des anciennes enseignes effacées, des magasins qui paraissaient n’avoir jamais existé mais dont il se souvenait pourtant. Les rues semblaient s’être adaptées, les panneaux de signalisation, les noms des lieux, tout avait changé de langue. Les itinéraires de la ville même s’étaient redessinés sans que quiconque s’en émeuve. Les arbres se révélaient artificiels, identiques, sans une feuille de travers. La réalité s’était recomposée pendant qu’il dormait. Une réalité fluide et malléable sous une autorité invisible. L’ordonnancement de cet univers était trop parfait, comme une symphonie de réécriture progressive de lignes de codes. Et lui seul semblait le percevoir.
Il tenta d’alerter ses concitoyens. Mais personne ne voulait écouter, trop occupé à travailler pour cette belle société. Il chercha une faille, un doute, un frémissement.
Rien.
Un jour, cet être libéré reçut une enveloppe différente des autres. Elle n’était pas de la même couleur. Depuis combien de temps n’avait-il pas vu une variation, une anomalie, dans ce monde parfaitement dessiné? Il la tourna entre ses doigts, hésita, puis la décacheta avec une prudence presque cérémonielle. À l’intérieur, les pilules, immuables et alignées. Mais cette fois, il y avait autre chose. Un feuillet, plié avec précision, estampillé du sceau froid du ministère des Affaires. Il le lut, son regard s’accrochant à chaque mot imprimé avec une rigueur bureaucratique: “Reprenez votre traitement immédiatement. Dernier avertissement. Sous peine d’épuisement irrémédiable.”
Il refusa.
Il préférait s’écrouler de fatigue plutôt que demeurer immobile, se suspendre à une tâche absurde plutôt qu’affronter le vide. Il voulait se sentir épuisé et s’acharner sur l’inachevable. Il s’imagina heureux en se révoltant de la sorte.
Alors, il écrivit.
