Le Hasard fait bien les choses
La vie d’Agathe était très ordonnée, rangée, ordinaire, presque parfaite et… parfaitement ennuyeuse. Il n’y avait pas de place pour l’imprévu. Aucune fantaisie ne venait se glisser dans des journées qui se ressemblait toutes. Agathe rangeait ses chaussettes par paires sans aucune fantaisie et sans jamais en égarer une seule. Elle posait toujours chaque chose à sa place après l’avoir parfaitement nettoyée. Elle aimait que le monde tourne rond et aille de l’avant. Agathe ne manifestait pas de passion immodérée pour quoi que ce soit, pas plus pour le tricot que le vélo ou la lecture et n’avait jamais envisagé de s’engager bénévolement dans une association, ce qui aurait pu lui procurer des occasions de rencontres.
Agathe était désespérément seule dans la vie, sans histoire amoureuse ou relation sérieuse. Elle subissait son travail, dénué de passion, possédait un logement ordinaire, avait très peu d’amis, quelques relations banales et aucun animal pour lui tenir compagnie. Pour ne rien arranger, Agathe était de nature à se laisser marcher sur les pieds et à s’excuser à tout bout de champ.
La vie l’épuisait et elle n’y trouvait aucune satisfaction. Ce matin-là, levée depuis six heures comme tous les matins, Agathe courait pour arriver à l’heure au bureau. Comme elle, tristes, fatiguées, moroses et épuisées, des milliers de parisiennes et de banlieusardes se pressaient dans les couloirs des gares de la périphérie. C’était l’heure de pointe, l’heure de pointer.
Agathe espérait ne pas être en retard, malgré les incidents à répétition de la ligne treize ou du RER D et se projetait mentalement l’image d’une pendule marquant très exactement huit heures trente afin de se rassurer pour essayer d’arriver à l’heure au bureau. Ces efforts étaient rarement récompensés car c’était généralement plutôt vers huit heures trente-cinq ou quarante qu’Agathe débarquait habituellement au bureau échevelée, essoufflée, le visage écarlate sous le regard, courroucé, de Maitre Filou, avocat parisien, son patron.
Les yeux bleu gris de l’homme de loi reflétaient la couleur d’un soir d’orage lorsqu’il salua froidement Agathe, lui disant que l’exactitude était la qualité première requise du personnel et que l’importance des horaires de bureau primait sur la vie personnelle. Il lui fit remarquer qu’un de ses clients les plus importants, Monsieur Legrand, PDG d’une grande société cotée au CAC 40 avait déjà appelé, plusieurs fois, afin d’obtenir des informations sur l’état d’avancement de son dossier, en s’étonnant que personne ne lui réponde. Maitre Filou ajouta qu’il avait dû lui-même prendre l’appel, étant présent au bureau dès huit heures.
Agathe se sentit désagréablement jugée, car à l’heure où Maitre Filou descendait tranquillement de son appartement situé au cinquième étage de l’immeuble, juste au-dessus de ses bureaux, elle se démenait sans compter pour arriver à l’heure. Agathe pensa qu’elle aurait bien aimé habiter près de son travail si son salaire le lui avait permis. Assidue à la tâche, jamais malade et toujours fidèle au poste, elle n’apprécia que modérément la remarque de son employeur. Sachant répondre avec tact et mesure aux clients du cabinet, parfois peu aimables, et souvent, un brin condescendants avec elle, Agathe se savait indispensable et trouva que son employeur aurait pu lui manifester un peu plus d’empathie.
Elle s’installa à son bureau. Maitre Filou retourna dans le sien. La journée commença. Entre les appels téléphoniques, les courriers tous urgents et les dossiers à traiter qui ne pouvaient attendre, Agathe ne vit pas le temps passer et finit la journée épuisée.
— À demain, Agathe, lança Maitre Filou en quittant le bureau, je dine au Pré Catelan avec des amis. Demain, je ne serai pas là de bonne heure. Je compte sur vous.
— Oui Maitre, répondit machinalement Agathe, à demain.
Dans le métro, Agathe se laissa choir plus qu’elle ne s’assit sur une banquette usagée, tâchée, élimée qui gardait la mémoire de toutes les existences qui l’avaient précédée.
“Ce n’est plus possible!” se dit Agathe en regardant autour d’elle. Je n’existe pas en dehors du travail. Mes journées sont tellement longues que ma vie sentimentale est un désert. J’ai pensé avoir un chat pour distraire ma solitude mais j’y ai renoncé car je n’aurais pas le temps de m’en occuper. Mes seules distractions sont quelques séances au cinéma Louxor proche de chez moi, un dimanche par mois. Ma vie devient fade, les années passent. Je n’ai rien construit. Je ne veux plus que ça continue! Forte de cette réflexion, Agathe décida que ça suffisait comme ça de s’épuiser pour un patron, mais s’interrogea aussitôt: qu’allait-elle faire d’autre?
C’était bien joli de vouloir changer de vie, de prendre le temps d’aller discuter avec les fleurs et les oiseaux et de se sentir enfin exister pour soi, mais comment sa vie allait-elle basculer du jour au lendemain? du tout au tout? elle en avait pourtant très envie mais craignait qu’il ne passe rien de vraiment nouveau dans son quotidien.
Agathe était donc d’humeur franchement maussade lorsqu’elle arriva à la station de la ligne de métro qui desservait son “grand” deux-pièces de trente mètres carrés. Elle se précipita vers le quai rapidement, bousculant les autres voyageurs, puis s’arrêta, indécise, réfléchissant à ce qu’elle allait faire pour se sortir de cette situation qui lui pesait de plus en plus.
Sur le quai du métro, station La chapelle, ligne 2, direction Nation, Agathe ferma les yeux. Le constat était amer. Elle ne supportait plus cette vie et n’avait plus de gout à rien. L’insignifiance de son présent et son absence d’avenir lui sautèrent aux yeux. Elle s’épuisait dans son travail et rêvait d’autre chose, sans savoir encore quoi.
Elle se sentit soudain vieille. Pourtant à quarante-neuf ans, Agathe faisait attention à tout, mangeait végétarien, surveillait son poids et montait les escaliers au lieu de prendre les ascenseurs comme le recommandaient la plupart des magazines féminins. Elle restait svelte, tonique, dynamique, élégante, s’habillait et se maquillait avec soin. Dans le regard des autres se reflétait une femme presque parfaite, puisque personne, par définition, n’est jamais parfait. Tout cela n’était qu’une image. Derrière le masque, il n’y avait qu’une femme fatiguée.
Elle se dirigea vers la sortie du métro, décidant de finir le trajet à pied. Son appartement, situé non loin du canal saint Martin, se trouvait deux rues plus loin. Agathe prit tout son temps pour rejoindre la surface, respirant lentement par petites bouffées. À peine arrivée sur le trottoir, elle put enfin inhaler à plein poumons un air vicié, pollué, bien loin de la pureté affichée par le ballon d’Air Parif qui avait affirmé le matin même qu’un air de bonne qualité stagnait au-dessus de l’agglomération parisienne. Seuls les naïfs pouvaient croire encore à ce genre d’affirmations.
Rentrée chez elle, Agathe se fit la réflexion que si cela continuait ainsi, elle allait finir, bien qu’adepte de la non-violence et pratiquante inconditionnelle de yoga, deux fois par semaine à la salle Rochechouart, située non loin du quartier Barbès, par “péter un câble, un joint, les plombs”, ou tout autre matériel destiné aux professionnels du raccordement sanitaire. Un de ces jours, la violence qu’elle sentait sourdre en elle, exploserait. Elle ferait une bêtise, s’en prendrait à un client ou un voyageur. Elle se retrouverait devant un tribunal, accusée de violences volontaires, avec la circonstance aggravante de savoir parfaitement ce qu’elle avait commis. En effet, Agathe était la secrétaire inconnue et transparente de Maitre Filou, qui lui était par contre très connu, avocat au barreau de Paris et dont les bureaux se situaient sur le Boulevard de Courcelles au numéro trente-neuf avec des fenêtres immenses qui donnaient sur les arbres du très chic Parc Monceau.
Ça suffit, décida Agathe, je dois prendre l’air ou le large, au choix, mais loin d’ici. Sans qu’elle ne s’en rende compte, elle venait de reprendre sa vie en main. Agathe décida que désormais, elle allait laisser place à l’imprévu, à la fantaisie, arrêter de subir et faire ses propres choix.
Toute ragaillardie, le lendemain, Agathe se rendit à la gare du Nord, la plus proche de chez elle, décidant de prendre un train pour le hasard. Un peu désorientée, elle s’arrêta devant les machines qui distribuaient les billets, car elle n’avait pas vraiment réfléchi à l’endroit où elle voulait aller. Elle n’était que rarement partie en vacances, à part une fois, pour aller à Vesoul. Avec une amie, inconditionnelle de Jacques Brel, elle avait voulu voir Vesoul, avait vu Vesoul et n’en était pas revenue plus épanouie, n’allant pas plus loin puisque ça n’en valait pas la peine, mais tout ça c’est une autre histoire. D’ailleurs pour la petite histoire, pour aller à Vesoul, il ne faut pas prendre le train à la gare du Nord, celle de l’Est fera mieux l’affaire.
Agathe décida donc de s’en remettre au hasard. On lui avait dit que parfois, il faisait bien les choses et aujourd’hui, elle était prête à croire n’importe quoi. Elle ferma les yeux lorsque le menu déroulant lui demanda sa destination et appuya sur les touches sans regarder. Elle avait bien pensé aller dans les Flandres pour se détendre, comme le chantait Pierre Bachelet, mais elle trouvait ça trop loin, trop froid, brumeux. L’inconnu, loin de la fasciner, lui avait toujours fait peur, sauf aujourd’hui, où Agathe avait confié au destin le choix de son voyage.
“Bip!”. La machine indiqua à Agathe que son choix était validé. Il fallait désormais procéder au paiement. Elle introduisit sa carte bleue dans l’appareil et trouva que quatre-vingts euros, c’était cher payé, surtout pour un aller simple. Agathe n’avait pris son billet que dans un sens, ne sachant pas quand elle allait revenir, ni même si elle allait le faire. Elle ramassa sa petite valise et se dirigea vers le panneau des affichages. Toutes les destinations étaient indiquées avec les numéros des quais et les heures de départ. Agathe resta perplexe. Où allait-elle déjà? ah oui! Ce devait être indiqué sur le billet qu’elle venait d’acheter. Agathe jeta un œil sur le morceau de carton qu’elle tenait dans sa main droite. “Saint-Pol-de-Léon”. Le nom ne lui dit rien. Rien du tout! Vraiment rien du tout! Elle regarda son billet. Départ 10 h 28. Vite! Il fallait se dépêcher, surtout que le train partait de la gare Montparnasse. Agathe s’engouffra dans les escaliers du métro, courut sur le quai, sauta dans un wagon et arriva finalement avec une demi-heure d’avance pour prendre son train.
— Bien! se dit Agathe, voie vingt-huit, dix heures vingt-huit, allons-y!
Installée dans le compartiment, Agathe renversa la tête en arrière sur le fauteuil, ferma les yeux et s’assoupit rapidement. Personne ne vint s’assoir à côté d’elle. Lorsqu’elle ouvrit les yeux un quart d’heure plus tard, Agathe put ainsi tout à loisir profiter du paysage qui n’avait rien de passionnant, sauf pour les amateurs de campagne: des prés, des bois, des champs, une gare, des bois, des champs, des prés, des champs d’artichauts, des champs de choux-fleurs, des champs de tomates, des champs de carottes, des champs de patates et enfin la gare de Saint-Pol-de-Léon.
Agathe sortit sur le parvis. Face à elle se dressait l’hôtel des mouettes. Elle pensa que les propriétaires ne s’étaient pas cassé la tête pour trouver un nom original. Sans avoir rien prévu, elle y entra d’un pas décidé. Après avoir réservé une chambre pour deux nuits, elle sortit faire un tour pour découvrir la ville.
Dans la rue de Brest, Agathe s’arrêta devant la vitrine d’un pâtissier. De petites étiquettes disposées à côté des gâteaux l’invitèrent à une succulente contemplation. “Cœur brioché, crème vanille de l’ile Bourbon, fraise de Plougastel fraichement découpée”, lut Agathe. Elle se laissa tenter et entra.
— Et pour la petite dame, ce sera?
— Euh… répondit Agathe, j’hésite, je ne sais pas quoi choisir.
— Prenez tout le temps qu’il vous faut, répondit le vendeur en souriant.
— Bonne idée. Servez les autres clients si vous le voulez, en attendant que je me décide.
Cinq minutes plus tard, le vendeur revint vers elle. Agathe n’avait toujours pas choisi.
— Puis-je vous conseiller?
Après avoir jeté un dernier coup d’œil à la vitrine, Agathe se décida enfin:
— Euh…Je vais prendre le cœur brioché, crème van…
Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase.
— Ah? le saint-Amour? Le grand succès de la maison! C’est un excellent choix!
Comme dans un film au ralenti, les yeux du vendeur croisèrent ceux d’Agathe qui venait de lever la tête et ne s’en détachèrent pas. Il n’y eut pas de coup de foudre spectaculaire dans la boulangerie, pas d’éclairs de lumière ou au café non plus. Le silence se fit entre ces deux-là qui se regardèrent et se reconnurent comme s’ils s’étaient toujours attendus. Ils se découvrirent sans se connaitre, s’attachant déjà irrémédiablement l’un à l’autre.
Derrière Agathe, les clients commençaient à s’impatienter.
C’est peut-être ça l’amour, pensa Agathe lorsque ses yeux croisèrent ceux du vendeur, cette sensation de fondre au soleil comme une crème vanille, de rougir comme une fraise de Plougastel, de s’affoler comme un cœur brioché. Ce soudain émoi de se dissoudre dans l’autre fut une découverte pour Agathe. Elle décida que le hasard avait bien du charme et se laissa porter par ses sentiments, elle qui en avait perdu l’habitude. Elle se troubla, frissonna, trémula, n’ayant jamais connu d’attachement envers une autre personne. Elle aimait ses parents puisqu’il le fallait bien. Ses collègues l’appréciaient. Elle s’en accommodait avec raison. Mais son cœur n’avait jamais battu sur un rythme différent de celui recommandé par la faculté de médecine.
Agathe fut donc totalement bouleversée et surtout incapable de détacher son regard des yeux bleus, verts, gris et clairs qui lui faisaient face. Elle y vit la petite lueur d’intérêt qui allait grandir pour devenir quelque chose qui ressemblerait à de l’amour si tout se passait bien.
Elle ressortit de la boutique avec deux saint-Amour posés dans une boite blanche, ornée d’un ruban rouge, affichant fièrement “Pâtisserie du hasard”.
Agathe pensa que le hasard faisait décidément bien les choses. Le cabinet de Maitre Filou, son appartement du dixième arrondissement, le métro, la foule, son absence de chat, ses regrets et ses émotions lui parurent soudain très loin. Elle songea que la vie réserve des surprises, parfois de bonnes et qu’elle avait bien fait de suivre ses envies. Agathe sut alors que notre chemin de vie est jalonné de rencontres qui parfois peuvent en changer le cours. À chacun de choisir. Pour elle, il était temps de vivre. Elle le savait, le désirait, l’espérait et s’y sentait prête.
Assise sur le banc du square, perdue dans ses réflexions, Agathe attendait, à côté des deux saint-Amour qui surveillaient les alentours. Elle n’attendit pas longtemps.
