Le Jour où Castor a pété les plombs
La porte d’entrée s’ouvre en grinçant. J’entends la chute du cartable dans le couloir — plof! —, le soupir de soulagement de Castor — pfff! — quand il accroche son blouson à la patère.
— Pollux, c’est moi! T’es là?
Où pourrais-je être, si ce n’est là? Calé au fond du canapé, l’ordinateur sur les genoux, je le regarde s’avancer vers moi. Encore plus que les autres jours, il a l’air hagard. Au bout du rouleau. Pendant qu’il se penche vers moi pour un baiser un peu sec, automatique, j’hésite à lui demander si sa journée s’est bien passée. Mais il faut bien que je me manifeste, sinon il va se faire des idées: “Tu ne m’aimes plus?”.
Je referme l’ordinateur et le pose au sol, tapote l’assise du canapé à côté de moi — une invitation à s’asseoir — et lâche la question qui tue:
— Alors, ta journée?
Il s’affale contre moi, la tête contre mon épaule, et se met à pleurer doucement en tremblotant.
— Je n’en peux plus. Ils me font chier, vraiment chier.
— Il s’est passé quelque chose de nouveau?
— Non. Même pas. C’est des cons, c’est tout.
Castor s’étend sur le canapé, les pieds sur l’accoudoir de droite, la tête sur ma cuisse. Je lui caresse le front, les tempes. Essuie ses larmes du bout des doigts.
— Tu sais, Castorounet, j’ai beaucoup pensé à toi, aujourd’hui.
— Tu ne m’aimes plus?
— Mais si, idiot! Je pense à toi parce que je t’aime! Je suis tellement peiné par ce qui t’arrive, et tellement déçu de ne pouvoir t’aider mieux!
— Merci, mon cœur. Et donc?
— Donc… j’ai essayé d’écrire un texte qui parlerait de ce qui t’arrive.
— Pollux! On était d’accord pour que tu n’utilises pas notre vie privée pour tes histoires!
— Oui, oui, rassure-toi: c’est une histoire inventée. Et puis…
— Quoi?
— Je n’y suis pas arrivé. Je voulais raconter la vie d’un professeur de secondaire, confronté à la bêtise croissante de ses élèves et au harcèlement des parents. Mais je n’y suis pas arrivé.
— Pourquoi?
— J’avais du mal à prendre de la distance. Peut-être parce que le sujet est tellement sensible pour toi et moi…
— Il lui arrivait quoi, à ton prof?
— Il était en garde à vue. La police l’interrogeait à propos d’une tuerie de masse dans son établissement.
— Vache! Il était le seul survivant?
— Non, pas du tout. Il était le principal suspect.
— Pfff! N’importe quoi! Mais vas-y, raconte!
— Tu sais, c’est juste une ébauche… Voilà: le type est un professeur qui s’est usé à la tâche et qui, au fil des ans, se rend compte que ce qu’il fait ne sert pas à grand-chose. Ses élèves sont des cancres qui veulent obtenir des bonnes notes par tous les moyens, sauf en faisant l’effort d’apprendre et de comprendre. Les parents d’élèves ne valent pas mieux et, au lieu d’encourager leurs rejetons à s’améliorer, viennent demander des comptes au professeur qui a osé mettre des mauvaises notes.
— Ok, jusque-là ça me parle… Ensuite?
— Arrive l’un des moments terribles de la vie de l’établissement: la rencontre entre parents et profs. Le type angoisse un maximum. Il est envahi par la peur… et la haine. Alors il décide de monter un guet-apens. Le jour des rencontres, il se pointe dans l’établissement avec un flingue muni d’un silencieux.
— N’importe quoi!
— Je suis l’auteur, je fais ce que je veux! Je continue?
— Continue, ô grand auteur, mais n’arrête surtout pas de me caresser les cheveux, s’il te plaît.
— Le prof fait entrer à tour de rôle les familles dans sa salle de classe. À chaque fois, il dit aux parents et à l’enfant ce qu’il pense d’eux, leur explique que cette abondance de médiocrité vaniteuse le fatigue, puis les tue de sang-froid.
— Que fait-il des corps? Il ne peut pas faire entrer les suivants s’il y a des cadavres et du sang?
— Oui, il faut que j’y réfléchisse. Disons qu’il les tue avec un petit calibre, ça n’éclabousse pas. Et les corps, il les cache derrière la porte… ou dans une arrière-salle.
— Mais les gens qui sont en attente dans le couloir voient bien que les précédents ne ressortent pas!
— Tu crois qu’ils s’en soucient? Tant que le prof ouvre la porte et dit “Au suivant!”, ils s’en foutent, d’où sont passés les autres.
— Ok, c’est toi qui vois. Ensuite?
— Ensuite, j’ai eu un coup de fatigue — moi non plus, je ne dors pas bien — et j’ai laissé tomber cette histoire.
— Merde! Tu déconnes! Dis-moi la fin, quand même!
— Je n’en ai aucune idée, pour le moment. Je t’attendais pour en discuter…
— Tu voulais discuter avec moi de comment tuer des élèves et leurs parents? Mais j’en rêve, moi, de les descendre tous. De les torturer, même! Mais rien que d’y penser, ça m’épuise.
— Pareil. Mais j’ai eu une idée… J’ai demandé à une IA de m’écrire cette histoire.
— Toi? Te faire aider par une IA? J’y crois pas! Tu me fais marcher, Pollux?
— Pas du tout! Attends une seconde…
— Eh! Pourquoi tu bouges?
— Une seconde, j’ai dit!
Je ramasse l’ordinateur, le pose sur l’autre accoudoir et le redémarre.
— Écoute bien, Castor, voilà ce que j’ai demandé à l’interface:
“Rédige une histoire sur un professeur de collège fatigué et déçu de se sentir seul face aux élèves et à leurs parents, sans soutien de sa hiérarchie. Il veut les tuer tous.”
— Qu’est-ce qu’il a répondu?
— Je te lis sa proposition: “Le jour où Marc Lemoine comprit qu’il ne changerait jamais le monde, une lassitude immense s’abattit sur lui. Assis à son bureau, dans la salle 204 du collège Émile-Zola, il observait le tableau noir encore couvert des restes de craie blanche d’un cours que personne n’avait écouté. Sa chemise froissée collait à sa peau moite, et ses paupières lourdes luttaient contre l’épuisement.
Quinze ans qu’il enseignait le français, et pourtant, il se sentait plus seul que jamais. Ses élèves n’étaient plus que des ombres bruyantes, insaisissables, qui défilaient sans rien retenir. Leur mépris, leur insouciance, leur agressivité parfois, rongeaient son énergie comme une rivière creuse lentement une falaise. Mais ce n’étaient pas seulement eux. Les parents, ces juges impitoyables, venaient en réunion avec leurs reproches tout prêts, exigeant qu’il fasse preuve de plus de pédagogie, plus de patience, plus d’attention pour leur progéniture qu’ils laissaient pourtant livrée à elle-même. Et au-dessus de tout cela, l’administration, froide et sourde, répétait inlassablement qu’il devait s’adapter, évoluer, faire preuve d’empathie et surtout, ne pas faire de vagues.
Ce soir-là, en refermant la porte de la salle, Marc sentit une bouffée de dégoût l’envahir. Il descendit les escaliers, traversa la cour où quelques élèves traînaient encore, jetant des regards moqueurs dans sa direction, et quitta le collège sans un regard en arrière. En rentrant chez lui, il ne prépara même pas son dîner. Il s’assit dans son fauteuil, fixant le plafond jauni par le temps, et ferma les yeux.
C’est alors qu’une idée germa dans son esprit.
Il les éliminerait tous.
Il savait bien sûr que ce n’était qu’un fantasme, une échappatoire grotesque à sa frustration, un exutoire pour sa colère rentrée. Mais l’idée le fascinait. Et si? Si un jour, il entrait en classe, déposait ses affaires, puis sortait calmement une arme de son cartable usé? Si les rires des élèves s’éteignaient d’un seul coup, si les visages effrontés se figeaient dans une terreur pure et silencieuse? Si, enfin, il faisait comprendre à tous la souffrance qu’ils lui avaient infligée?
Il se leva brusquement et secoua la tête. Non. Ce n’était qu’une pensée fugace, une ombre dans son esprit fatigué. Il n’était pas un monstre. Il ne ferait jamais cela. Mais la graine était plantée.
Les jours suivants, il tenta de chasser ces images de son esprit, mais elles revenaient, insidieuses, plus précises. Il se mit à observer ses élèves différemment, imaginant des scénarios où il avait le pouvoir, où il ne subissait plus leurs ricanements ni leurs insultes à peine voilées. Il n’était plus le professeur usé et méprisé, mais un exécuteur, froid et implacable.
Puis, un soir, en rangeant ses copies, il tomba sur un devoir d’Antoine Mercier, un élève de quatrième particulièrement insolent. En bas de la copie, sous une note catastrophique, il avait écrit en lettres capitales: “GROS NUL”. Un rictus amer se dessina sur les lèvres de Marc. Il froissa la feuille, la jeta au sol, puis s’immobilisa. Et si…?
Il passa la nuit à construire son plan. Un plan absurde, irréalisable, mais qui lui procurait une satisfaction malsaine. Il dresserait une liste. Une liste de ceux qui méritaient d’être rayés du tableau. Les pires élèves, les parents les plus insupportables, les collègues hypocrites. Puis, un à un, il les éliminerait, d’une manière méthodique, réfléchie. Un accident ici, une disparition là. Rien de brutal, rien qui puisse mener à lui.
Mais plus il avançait dans son projet, plus une angoisse sourde s’emparait de lui. Était-il en train de perdre pied? De devenir un de ces criminels qu’il voyait dans les romans policiers qu’il affectionnait tant? Il se regarda dans le miroir de sa salle de bain et fut pris d’un vertige. Les cernes sous ses yeux étaient plus profonds que jamais. Son visage lui parut étranger.
Il brûla la liste.
Le lendemain, il entra en classe avec la ferme intention de reprendre le contrôle de sa vie. Il ignora les moqueries, les remarques désobligeantes. Il fit son cours du mieux qu’il put, et lorsqu’un élève leva la main pour poser une question, il sentit une infime lueur d’espoir. Peut-être que tout n’était pas perdu. Peut-être qu’il pouvait encore enseigner, encore transmettre quelque chose.
Mais alors qu’il quittait la salle, il entendit Antoine ricaner et murmurer à un camarade: “Il a l’air au bout du rouleau, ce vieux con.”
Et la graine, qu’il avait cru avoir arrachée, recommença à germer.[1]
— C’est pas trop mal écrit, lâcha Castor après un silence de quelques secondes. Un peu plat, peut-être? Concernant l’usure du prof et son rapport à l’administration, ça me va.
— Mais?
— En ce qui concerne les familles, ça le fait moins. Ça raconte plus une histoire de harcèlement d’un pauvre type par des personnes vicieuses, sadiques, alors que le problème n’est pas là.
— Je sais ce que tu vas me dire…
— Parfaitement! Le problème avec les élèves et leurs parents, c’est qu’ils sont incultes, stupides et fiers de l’être!
— Et c’est reparti…
— Oui! Quand je leur fais découvrir un nouveau concept, ils refusent de l’envisager car ça bouscule leur conception du monde. Pour eux, ça relève de mon incompétence. Et quand je leur apprends un mot, un fait historique, un truc dont ils n’avaient jamais entendu parler jusque-là, ils n’ont que deux types de réaction…
— Je sais: soit tu es un menteur qui invente au fur et à mesure qu’il parle…
— …soit ce que je viens de leur apprendre n’a aucun intérêt, puisqu’ils ont vécu sans le savoir et que ça ne leur a jamais manqué! Enfants comme adultes, ce sont tous des cons et tout est fait pour les encourager à le rester.
— Donc, de ton point de vue, le texte de l’IA n’est pas à la hauteur?
— Non. D’autant plus qu’il n’y a pas vraiment de meurtres, contrairement à ton idée de départ.
— L’IA est bien-pensante, elle n’aime pas la violence explicite.
— Ouais, ben moi, je préfère l’explicite à l’implicite! maugrée Castor.
Il se lève péniblement:
— Pfff, quelle fatigue!
— Tu vas où?
— Vérifier un truc.
Je l’entends farfouiller dans la chambre d’amis qui nous sert de débarras depuis qu’on ne reçoit plus personne, puis s’exclamer:
— Ah, le voilà!
Je m’étonne:
— Le voilà quoi?
— Dis-moi, Pollux, le pistolet de mon grand-père, y avait pas un silencieux avec?
*
— Bonjour monsieur. Je suis la capitaine Walker. Vous avez refusé d’être assisté par un avocat, la garde à vue peut donc commencer. Bien entendu, vous avez le droit de garder le silence. Votre seule obligation est de décliner votre identité.
— Orlando Castro, né à Rochefort.
— Charente Maritime? Morbihan?
— Wallonie.
— Monsieur Castro, vous avez été arrêté et incarcéré pour tentative d’assassinat. Reconnaissez-vous les faits?
— Je reconnais les faits, pas la qualification: je ne voulais pas le blesser, encore moins le tuer! Mais cet imbécile a bougé au dernier moment et ma balle lui a arraché un bout d’oreille. Faut dire qu’il a des pavillons gigantesques. Étonnant, non, pour un type qui n’entend rien de ce que demande la population?
— Monsieur Castro, c’est du chef du gouvernement dont vous parlez! Je vous prierai d’être un peu plus respectueux!
— Quand il le sera lui-même, avec moi, avec nous! Et avec vous, capitaine: dans la police, vous n’êtes pas les derniers à être en sous-effectif et à court de moyens…
— Laissez la police tranquille et contentez-vous de répondre à mes questions, monsieur Castro. D’après votre conjoint, monsieur Sébastien Poulx que nous avons interrogé en tant que témoin, vous étiez dans une phase dépressive.
— C’est vrai. J’étais lessivé, rincé, essoré. Tout un programme!
— Et là, vous semblez en pleine forme, malgré l’incarcération qui est pourtant un événement traumatisant…
— Vous savez quoi? À la maison d’arrêt, j’ai rencontré quelques-uns de mes anciens élèves, que ce soit chez les détenus ou chez les surveillants… Ces pauvres gars sont la preuve vivante de l’échec de notre société!
— C’est ça qui vous a revigoré?
— Non, bien sûr que non. Mais ça m’a confirmé que j’ai fait le bon geste.
— En tirant sur le chef du gouvernement! D’ailleurs, pourquoi lui et pas le ministre de l’Éducation?
— Le ministre de l’Éducation n’est que l’un des rouages d’un système global qui vise à enfoncer la population dans la médiocrité. Le projet de société, c’est le gouvernement qui le porte! Et puis, il se trouve que ma cible a été en charge de l’Éducation, par le passé, non?
— Vous croyez faire évoluer la société avec un pistolet à silencieux?
— C’est pas le coup de feu qui compte, capitaine Walker, c’est ce qui va se dire pendant mon procès. Ce sera le procès de l’Éducation, et au-delà, de la Société!
— Vous pensez donc que ça va faire du bruit?
— J’y veillerai. Hors de question, cette fois, d’utiliser un silencieux!
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[1]Note de l’auteur : le texte en italique, produit en un éclair par l’IA Chat GPT, est authentique.
