Le Nid
Avant, Gregor se levait du lit et se préparait un café avec la bouilloire qu’il gardait sur sa table de chevet. Ça lui manquait. Il attrapait rapidement la première tasse propre à portée de main, faisait bouillir de l’eau, la versait et ajoutait une cuillère de café instantané. Ensuite, il enfilait un costume et quittait la maison à 8 h pour attraper le train du matin qui s’arrêtait près de son bureau. Entre-temps, il s’aspergeait le visage d’eau pour être bien réveillé avant d’aller travailler. Rien de cela n’arrivait plus maintenant. Il portait le même costume tous les jours parce qu’il n’avait rien d’autre à porter. Il n’avait pas de train à prendre. Il n’avait pas de lieu de travail, ni d’emploi d’aucune sorte. Au sens classique du terme, il n’avait même pas de logement.
Il vivait dans un nid, quelque part au sommet des Andes. Il n’était même pas totalement sûr que c’étaient les Andes — il n’y avait nulle part de signes clairs pour l’en assurer. Il le devinait seulement parce qu’il avait appris au cours de géo, en sixième, qu’une certaine espèce d’aigle vivait dans les Andes.
Il était là et une aigle prenait soin de lui. Elle était absente la plupart du temps, mais, quand elle rentrait, elle ramenait chaque fois la carcasse d’un animal mort dont tous ses petits se régalaient. Il y avait cinq aiglons dans le nid. Bientôt, ils seraient aussi grands que leur mère. Gregor, lui, était incapable de ce genre d’évolution. L’aigle le traitait comme son enfant, mais il était impossible d’ignorer combien il était différent. Il avait d’ailleurs du mal à manger la même nourriture que les autres. Parfois, la mère ramenait des légumes crus d’un village voisin, mais c’était un luxe rare.
Il n’avait pas fallu longtemps à Gregor pour vouloir s’enfuir désespérément. Le nid n’était pas fait pour lui — c’était absolument évident. Lui, il devait vivre en ville. Il était humain. Il faisait des choses humaines, comme parler avec d’autres humains, acheter des choses dans des supermarchés et lire des livres. Plus il restait ici, loin de la civilisation, plus il devenait confus. Londres était loin, mais il se sentirait chez lui dans n’importe quel monde humain. Il apprendrait la langue, il apprendrait un métier et, à nouveau, il serait utile à la société. Alors, il retrouverait son amour-propre.
Mais s’échapper semblait impossible. Il aurait fallu glisser le long d’une paroi montagneuse qui semblait déjà prête à s’effondrer. Gregor passait son temps à imaginer des scénarios où il essayait de s’enfuir — il déclenchait un éboulement et se retrouvait pris dedans. Des rochers l’assaillaient de toutes parts et chaque os de son corps se brisait. Il mourait en quelques secondes. Il ne savait pas ce qui l’attendait ensuite. Une part de lui croyait au paradis et pensait que Dieu ne le regarderait pas d’un bon œil. Même s’il parvenait à dévaler la montagne sans se tuer, il ne pouvait pas savoir ce que l’aigle ferait. Elle essaierait sans doute de le récupérer. Il se serait blessé et tout ça aurait été vain.
Peut-être qu’il n’avait pas sa place dans la société telle qu’elle était. Il n’arrivait pas vraiment à se souvenir de ce qui l’avait amené ici, mais ça devait remonter à une période de sa carrière où il avait été soumis à une immense pression. S’il avait été plus fort, il se serait défendu comme un homme et aurait surmonté la situation. Maintenant qu’il était parti depuis longtemps, il supposait que ses collègues, ses amis, peut-être même sa famille, avaient commencé à se faire à son absence.
Il devait au moins essayer de partir. C’était la chose la plus humaine qu’il puisse faire. Même si fuir était futile et mortel, il aurait au moins la satisfaction d’avoir essayé. Il lui faudrait sans doute faire preuve d’un niveau exceptionnel de flexibilité et de dextérité — mais, déjà, partir semblait tellement plus possible.
Alors Gregor se redressa. C’était l’aube maintenant — le soleil avait commencé à monter lentement vers l’endroit où il resterait accroché tout le jour. Le ciel était aussi orange qu’un jaune d’œuf fendu en son centre. Il marcha vers le bord du nid, faisant craquer des brindilles sous ses pas. Le vent se balançait d’avant en arrière comme une foule indécise et désordonnée.
Gregor entendit tousser derrière lui. C’était l’un des petits. Il savait lequel. Gregor se retourna. Tous les autres oisillons dormaient. Celui-ci le regardait avec dans les yeux quelque chose que Gregor ne pouvait décrire que comme un mélange de pitié, de douleur et d’affection.
Il se dirigea vers l’aiglon et caressa doucement sa tête duveteuse. “Je dois partir, je crois” dit-il. “Je suis humain. Je ne mérite pas qu’un aigle me fournisse tout ce dont j’ai besoin, comme vous.”
Le petit aigle le regarda un moment et pencha la tête. Gregor soupira. “Tu sais, je penserai toujours à vous. Vous avez été si gentils pour moi. Merci beaucoup, pour tout.” L’aiglon se calma un peu. Peut-être qu’il comprenait, maintenant.
Gregor embrassa sa tête avec douceur et retourna au bord du nid. Il grimpa jusqu’à la limite extérieure et s’apprêtait à descendre quand le petit commença à gémir derrière lui. Il se retourna. L’aiglon avait la tête levée vers le ciel. Il pleurait. Doucement, les autres petits commençaient à se réveiller. Gregor ne pouvait pas rester. Il le savait. Sans y réfléchir trop longtemps, il descendit, s’agrippant à l’extérieur du nid. Et lâcha prise.
