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Le Pied

Je montai quelques marches, poussai la porte. Il régnait dans la boutique une atmosphère particulière. Tout était vieillot, en parfait anachronisme avec notre époque. Les chaussures démodées pour hommes et femmes exposées en vitrine, le comptoir, la caisse-enregistreuse, le papier peint à fleurs et le parquet, les deux petits fauteuils bergères jumeaux, le canapé capitonné velours grenat. Même les clients — un couple et une femme seule — semblaient être sortis d’un film des années 1930. Le vendeur était un type d’une quarantaine d’années, genre premier de classe. Chemise rose, nœud papillon, gilet gris souris assorti au pantalon, souliers bien cirés, cheveux courts gominés… Mais pourquoi donc avais-je eu l’idée saugrenue d’entrer là, plutôt que de faire mon choix dans n’importe quelle grande surface, comme il y en a ici, à Solignes, même si c’est une petite ville de province? D’autant plus que je ne voulais qu’une paire de mocassins ordinaires. Dessinateur indépendant, je travaille à la maison et tiens beaucoup à mon confort quotidien. Je pressentais déjà que mon achat me prendrait beaucoup plus de temps que prévu. Je me résignai. Autant profiter de cette attente forcée pour m’inspirer des personnes présentes. Je les croquerais plus tard, rentré chez moi. J’ai une excellente mémoire, même si elle a été émoussée par un problème passager.

Le commerçant était agenouillé devant la femme. Elle essayait plusieurs paires, sans jamais se décider. Je l’observais à la dérobée. Chignon serré poivre et sel, jupe informe qui descendait en dessous du genou, chemisier beige, cardigan d’une teinte un peu plus foncée, bas nylon. L’imperméable, marron, était posé à côté d’elle. Tout était terne, même le visage. Une vraie grenouille de bénitier.

— Cuir italien de première classe! commenta l’homme d’une voix de stentor.

— J’ai le pied petit, susurra la dame. Il n’est pas épais, mais on peut vraiment dire qu’il est petit.

Et elle renchérit:

– Petit. Pas très petit, mais petit quand même.

Le boutiquier s’agitait. Il ouvrait et refermait des cartons qu’il empilait ensuite au fur et à mesure. À un moment, il disparut derrière une porte dissimulant un escalier pour réapparaître aussitôt avec d’autres modèles. Elle essaya une paire de souliers d’un noir luisant, non le talon était trop haut, mais ils étaient bien jolis quand même. Une autre paire surgit devant ses yeux, extraite d’une boîte par le bonhomme qui s’extasiait devant ce modèle d’une qualité irréprochable. La dame glissa son pied — petit quand même — dans le soulier couleur caca d’oie, agita les orteils (je ne pus bien sûr que l’imaginer), fit mine de se lever puis retomba sur son séant avant de se redresser, soutenue par le vendeur. Elle avança d’un pas et demi et, après moult tergiversations, décréta qu’elle hésitait entre les deux paires. Le temps s’étirait, élastique, tel un spaghetti trop cuit, et à cette évocation, mon estomac se mit à gargouiller. Entre-temps le couple avait quitté les lieux en promettant de revenir. J’écoutais la péroraison du commerçant survolté qui, à première vue, était le patron. Elle aurait pu me bercer si le timbre de sa voix n’avait pas été aussi déplaisant:

— Notre Maison ne propose que l’excellence! Un cuir de qualité exemplaire. Même nos modèles pantoufles sont certifiés! De père en fils. Nos deux établissements ont une réputation inégalable: ici, à Solignes, où votre aimable serviteur vous honore, tout comme à Saint-Galant. Une clientèle fidèle, soucieuse de son confort. À Solignes, le pied est généralement petit. Tandis qu’à Saint-Galant, le pied est grand, voire très grand, dit-il en insistant sur le “très”.

Perplexe, je l’observais. Il ouvrait les cartons, déballait les papiers de soie avec méticulosité, tout en continuant à s’adresser avec passion à son public encore présent: la cliente et moi puisque le couple s’était éclipsé. Je réfléchissais. Si je devais en croire ses affirmations, il y avait donc une différence notable de pointure entre les habitants de Solignes et ceux de Saint-Galant? D’un côté, des petits pieds, et de l’autre, des grands? Incroyable! Deux villes distantes d’à peine une vingtaine de kilomètres? À l’écouter, j’en venais à douter de mon propre bon sens. Pourtant… s’il avait raison? Ces dissemblances physiques étaient peut-être explicables, me répétais-je. La podologie est une véritable science. Ne fallait-il pas accorder sa confiance aux spécialistes tels que ce monsieur, chausseur confirmé de génération en génération, comme l’affichait l’enseigne MONTDORÉ et Fils sur la devanture? Après tout, chaque être humain est différent. Ceux dont nous nous croyons si proches sont peut-être tout à fait étrangers. Comme un Flamand comparé à un Zoulou. Ou un Ingouche à un habitant d’Erps-Kwerps. D’ailleurs, comment prononcer correctement Erps-Kwerps en étant ingouche, je vous le demande? Voilà une vaste question, me dis-je, tout à mes réflexions philosophiques. Une question dont j’aurais aimé débattre avec ce boutiquier, maître ès sciences de l’Homo sapiens. Mais devant lui, je me sentais hésitant. Il m’intimidait, avec ses certitudes tirées par les cheveux. Je n’eus bientôt qu’une idée fixe: fuir ce satané endroit. En outre, comment avouer à ce professionnel du pied qu’il ne me fallait que de simples mocassins, éventuellement en simili, sans lacets, peut-être même à scratchs? En aurais-je l’audace?

Entre-temps, une autre personne venait d’arriver. Profitant d’un moment où le commerçant s’éclipsait dans l’arrière-boutique, avant qu’il revienne, leste comme un lutin, muni de ses “armes” (ses boîtes), je jetai des coups d’œil désespérés à la nouvelle venue. Autant d’appels au secours qu’elle ne remarquait pas, plongée dans son bouquin: une grammaire russe d’après la couverture, on se demande bien pourquoi certains farfelus s’évertuent à étudier une langue aussi complexe… Mais elle se lassait. Il ne fallut pas longtemps pour qu’elle aussi désertât les lieux.

Monsieur Montdoré pérorait de plus belle. Sa voix grimpait dans des registres aigus. La vieille musaraigne hésitait encore, elle s’emparait d’une chaussure puis de l’autre, en comparait les talons, la texture, la couleur, la souplesse, murmurait quand même, quand même… Je lui soufflai l’idée d’acquérir les deux paires afin de n’avoir aucun regret dans sa vie (ce qui lui en restait). Elle m’ignora. Pour passer le temps, je pris mon calepin et esquissai un croquis déjà assez ressemblant. Sa triste figure et sa silhouette m’inspiraient pour un projet en cours. Pour la énième fois, le commerçant lui enfila des souliers encore plus moches que les précédents. Elle finit par se décider.

— Ceux-ci me vont comme un gant. Ce n’est pas facile de trouver quelque chose à sa mesure. J’ai le pied petit, pas très petit mais quand même

Miracle, l’affaire était réglée. Madame Quand-Même paya et sortit. Je fermai les yeux, pris une profonde inspiration, malgré les commentaires bruyants de Monsieur Montdoré. Courage, ça allait être mon tour. Alors, un souvenir pénible me revint: le jour où j’avais voulu acheter un simple oreiller. Les heures assommantes passées à supporter les boniments d’un abruti en costume-cravate qui, soi-disant, voulait mon bien et l’assurance d’un sommeil serein… J’étais sorti de là vidé de mes forces. Et sans oreiller.

Je me levai, bien résolu à partir. Mais le vendeur m’avait empoigné par le bras. Il m’asseyait sur le divan avec une courtoise autorité, de la même manière qu’il eût aidé un vieillard, et il s’installait à mes côtés. Il ne disait plus un mot. Il avait ôté son gilet, défait son nœud papillon et ouvert un bouton de sa chemise. Il respirait vite et fort. Il se tourna vers moi. Son visage congestionné était effrayant, les yeux sortaient de leurs orbites, les lèvres se tordaient dans un rictus clownesque. Des boîtes à chaussures jonchaient le sol. Dans mon trouble, je n’avais pas remarqué qu’il les avait lancés les uns après les autres dans sa colère, dès le départ de la cliente.

— Escarpins, stiletto, salomé, sandalettes, talons aiguilles, bottillons, ballerines, nu-pieds… pied au cul, oui! De père en fils… De-père-en-fils, scanda-t-il. Trois générations que ça dure! Et ma lignée continuera! Les Montdoré! Dans la famille, on ne lâche pas! Jamais! Des cartons, des cartons, des pieds, des pieds, des orteils, des talons, de père en fils, au diable tout ça, je ne veux plus, je ne peux plus, à l’aide…!

Il se mordit les doigts. Presque à bout de souffle, il essaya de poursuivre son discours qui devenait peu à peu une longue plainte larmoyante dont je devinais à peine la signification. Il avait posé sa tête sur mon épaule, je n’osais plus bouger de peur qu’il s’écroule dans mes bras. J’osais encore moins parler. Le moindre mot aurait pu lui être fatal. J’avais oublié la raison de ma présence ici, nous étions tous deux dans un autre monde, un monde parallèle qui n’était ni vraiment le sien ni vraiment le mien. Il était en train de craquer et sa souffrance était devenue mienne. Pauvre homme! Misérable victime de la société de consommation! À la fois insupportable et malheureux. Si au moins j’avais pu l’aider… Mais comment? Moi aussi, il y a des années, j’avais été très mal en point, à la limite du suicide. Les conditions de travail me brisaient: délais trop courts, exigences démesurées de la direction et des éditeurs, pression perpétuelle que nous subissions jusqu’à l’extrême limite, là où l’esprit et le corps vous lâchent. J’avais frôlé la dépression profonde, avant d’avoir pu me libérer de ce carcan grâce à un ami. Le médecin avait diagnostiqué un surmenage intense. J’avais guéri lentement, mais gardé quelques séquelles.

Je fouillai dans ma poche, tendis un mouchoir au boutiquier. Il essuya ses joues humides et esquissa un vague sourire de reconnaissance avant de sombrer de nouveau dans un monologue, murmure lancinant et abscons: de père en fils, trois générations, pieds, talons, cambrures, bouts ronds, bouts pointus turlututu…

Puis soudain, reprenant vigueur, il s’exclama en me faisant sursauter:

— On ne lâche jamais rien dans la famille! N’est-ce pas, fiston?

Alors une voix fluette se fit entendre.

— Oui, papa.

À pas feutrés, un enfant s’approchait de nous. Maigre, raide, les cheveux trop bien peignés, les habits trop bien repassés. Une dizaine d’années. Les bras collés au corps, il s’immobilisa à environ un mètre de distance. Il baissait les yeux, petite ombre efflanquée dont les traits étaient en tous points semblables à ceux de son père, mais en plus doux.

— Le client est roi. Tu le sais, fiston?

— Oui, papa.

— Il faut toujours se mettre en quatre pour le satisfaire, quels que soient ses désirs, tu le sais.

— Oui, papa.

Le boutiquier eut un sursaut, son corps entier tressauta, comme parcouru par la foudre. Je l’entendis qui bougonnait d’une voix à peine audible.

— Le client est roi, mon cul, qu’ils aillent tous se faire foutre, ces crétins dégénérés!

Très vite, il se reprit, rajusta ses vêtements. L’enfant n’avait pas bougé d’un pouce. Il baissait les yeux d’un air contrit. Il était sans doute terrifié par la crise de son père. Pauvre petit… Quel destin lui réservait-on? De père en fils… De drame en drame. Avec, comme une épée de Damoclès, la perspective sinistre de suivre la même voie que son paternel. Lui aussi apprendrait à ânonner des phrases types sur les matériaux hydrophobes, la respirabilité, la protection optimale contre l’humidité, le cuir pleine fleur, la croûte, le vachetta, le suède et le vernis, la tige, le contrefort et le chaussant, le nubuck, l’empeigne, la semelle crêpe, l’empiècement… Lui aussi mémoriserait tous ces termes jusqu’à en avoir la nausée, lui aussi ferait des courbettes devant des clients aux exigences ineptes, passerait ses soirées et ses week-ends à additionner et soustraire sou après sou. Et lui aussi, un jour, finirait par exploser lorsqu’il se saurait acculé, contraint à la faillite, piétiné par la concurrence déloyale des grandes enseignes. Comme son père, il n’était pas né au bon siècle. En tout cas pas dans la bonne chaussure.

Dans la rue, au loin, on entendait de la musique. Il y avait donc des gens qui s’amusaient, qui étaient… vivants? Les paroles du boutiquier me parvinrent dans un demi-songe:

— Montdoré et Fils, trois générations de chausseurs avec pour seule devise “Bon pied bon œil”. Hein, fiston?

Raide comme un piquet, le gamin souleva les paupières. Je dus retenir un fou-rire cruel. Le pauvre mouflet louchait affreusement. Un strabisme convergent exceptionnel, comme si ses yeux allaient dévorer son nez. Était-ce même guérissable?

Je me levai, cette fois bien décidé à déguerpir. On entendait de plus en plus la musique: des cuivres et des tambours, une flûte qui reprenait avec entrain une mélodie populaire.

— Merci, Monsieur, je reviendrai, dis-je au boutiquier qui parut émerger d’un long cauchemar.

— Toujours à votre service, le plaisir est pour moi, marmonna-t-il sans bouger du canapé.

À la pensée de ma prochaine délivrance, je me sentais déjà mieux. L’enfant m’avait suivi jusqu’à la porte. Il l’ouvrit, leva son petit visage vers le mien. Son regard clair, franc, droit et sans l’ombre d’un défaut, me frappa. En entendant la fanfare qui s’approchait, il eut un large sourire. Tout le bonheur se reflétait en lui. Une flûte à la main, une jeune femme en costume de parade rouge et or s’apprêtait à entrer dans la boutique. Il se jeta dans ses bras. Elle souleva le gamin, le serra contre sa poitrine. Leurs visages se frôlaient.

— Alors, vous avez fait la connaissance de notre petit musicien? dit-elle.

— Musicien? Mais je pensais qu’il allait reprendre les affaires… j’avais cru comprendre que votre époux… heu… de père en fils, comme on dit.

— Mon mari a toujours le mot pour rire. Il s’invente des rôles, il rêve d’être comédien. En ce moment, il teste différentes techniques pour appâter le client. Ou le dégoûter, c’est selon. Parfois, il dépasse les bornes. Il vous a mangé à quelle sauce aujourd’hui?

Sa spontanéité était charmante. Ses traits étaient gracieux. Un nez retroussé, de longs cils pâles comme sa chevelure. Le gamin m’observait. Dans les bras de sa mère, il s’amusait avec la flûte. Quelle… sauce? Que répondre?

— À la sauce camelot d’abord, dis-je. Très efficace, surtout avec une cliente qui n’arrêtait pas de répéter quand même, quand même.

— La vieille turluche? C’est une habituée. Ensuite?

— À la sauce désespoir. Le type qui est “au bout de sa vie” comme disent les jeunes aujourd’hui.

— Il a osé?

— Bluffant. J’y ai cru en tout cas. Vous devriez aller le consoler sinon il ne se remettra pas de sa prestation. À moins qu’il ait envie de mourir sur scène.

— J’y cours, j’y vole! dit-elle avec entrain. Adieu, monsieur! Il est doué mon homme, n’est-ce pas?

— Et comment! Bon pied bon œil, chère Madame!

— Bon pied bon œil! clamèrent en chœur la mère et l’enfant.

Leurs visages radieux grimacèrent dans une parfaite synchronisation, joues gonflées, sourcils en accents circonflexes. Leurs yeux exorbités louchaient à l’unisson.

Dans les rues, la fanfare s’éloignait peu à peu.

Le Pied

?
Belgique
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