Le Plus Épuisé des deux
“Les livres cela prend la poussière”, murmurait notre gouvernante, une consœur en bien plus jeune de la mythique “Elyse” du best-seller “The Housekeeper”. Yasmina nous avait été envoyée par “Dalida fée du logis”, agence de services à la personne installée face à notre immeuble. Simon Krugmann, mon cher époux nonagénaire, et moi-même avions pendant un demi-siècle exercé la profession de guides-interprètes, puis de traducteurs pour finalement nous retirer face au Vieux-Port, à l’ombre de la Bonne Mère. J’y ai trouvé le Club de bridge germanophone dont les après-midis “Schnaps mit Kuchen” me ramènent au souvenir de nombreuses missions comme “Tour Conductor” de l’agence allemande “Gut Reisen” dans les années 70. Au début de notre séjour, Simon donnait l’impression d’apprécier hautement la proximité de la mer, Majorque ou la Corse à une heure d’avion, et les formidables bibliothèques en langues étrangères de cette ville; mais le grand âge l’ayant rattrapé bien avant moi, son mécontentement devint pérenne. Désormais, Krugmann est un vieux schnock épuisé.
Cependant, après 40 ans de vie commune et malgré le quart de siècle séparant nos années de naissance, malgré sa galopante surdité, je résistais à la tentation de me faire la malle. Les courtisans de notre fille unique me trouvaient encore “si affriolante”…
– T’inquiète, lui ai-je répété mille fois avec tendresse, ta Schickse je fus, ta Schickse je reste.
Simon n’est plus sensible à la tendresse, même envers notre fille unique. Il aurait pu être un admirateur de Ludmilla partie étudier dans une école de photoreporters aux États-Unis, se l’imaginant journaliste crevant les écrans comme une Apolline de Malherbe ou Anne Sinclair. Il n’en fut rien. Explosant de rage quand Ludmilla aux States fut atteinte par la passion stupide qu’ont les jeunes pour la transmission de photos de plats de nourriture, il écumait.
– Regarde-moi ça, Nini! Ludmilla? Du steak tartare aux quatre fromages! Une photoreporter de la pizza, se lamentait Simon Krugmann, brandissant le smartphone où nous parviennent les instantanés de notre fille en maraude dans les buvettes du Bronx.
Rentrée en Europe, stagiaire dans un quotidien, elle composera pour son père une touchante collection de photos de famille. J’y suis, moi Nini en bikini rouge, détendue sur une chaise pliante de notre terrasse, ma chevelure blonde éparpillée autour du bras à la peau ridée de Simon qui, petit homme, reste debout, ses tifs blancs emmêlés, son profil anguleux dressé vers le soleil. Une espèce d’Einstein en peignoir couleur lavande qui, sarcastique, lunettes sur le front, oreilles appareillées, tient négligemment, se sachant débilité par le poids des ans, sa jeune starlette yankee par l’épaule. Car Ludmilla et moi, femmes flamandes, sommes, c’est l’avis des copains de ma fille, dignes de parader dans le showbiz. Je le dis sans fausse modestie.
Sur ces photos, notre fille apparaît un genou à terre, visage masqué par le volumineux Fujifilms TX4 qui nous a coûté la peau des fesses, comme le dit Krugmann. Ludmilla fera ressortir Yasmina sur ses clichés, voilée de gris, souriante, splendide dentition d’albâtre. La gouvernante est franchement une très belle femme, de silhouette infiniment plus fine qu’Elyse dans le bouquin et souvent je me demande, je ne connais rien au saphisme, Krugmann étant depuis une décennie H/S, si nous ne pourrions pas, la jeune Yasmina et moi… je me le demande. Et je suis persuadée qu’elle se pose la même question.
Quand la gouvernante dit que les livres, ça prend la poussière, Simon Krugmann sursaute.
– Vous n’avez qu’à nettoyer à la vadrouille grogne-t-il.
Puis il nous demande si nous connaissons la traduction en espagnol, en arabe, en flamand du mot vadrouille. Yasmina est de Tanger. Penchée sur son aspirateur elle fait signe que non. De langue maternelle néerlandophone — de langue source flamande, comme disent les traducteurs —, je connais la serpillère, le plumeau, le pchit-pchit, le balai-espagnol qui a de longues franges. Larousse me révélera que la vadrouille est en français du Québec un tampon de gros fils entortillés fixés à un manche et servant à nettoyer le sol.
– Comment veux-tu qu’une fille de Tanger connaisse le sens de ce mot canadien? ai-je soufflé avec un clin d’œil à Yasmina.
Elle me lance comme un signal secret, dénouant puis renouant son voile sur de très longues tresses de jais tout en se dandinant et en poussant de l’autre main l’aspirateur couleur café au lait fourni par “Dalida Fée du Logis”.
– Tanger ville internationale, population administration trilingues, Arabes, Espagnols, Français soupire Krugmann. C’était il y a 75 ans. De nos jours, ils ne sont pas plus francophones que tes chers Anversois, ajoute-t-il, affolé.
Il va se remettre à délirer sur la francophonie assassinée en Flandre. Jusqu’en 1974, année de leur hara-kiri collectif, la vie intellectuelle d’Anvers fleurissait avec deux grands quotidiens de langue française: Le Matin et La Métropole. Depuis: zéro canard dans la langue de Molière. La vie universitaire française jetée dans les poubelles “flahutes”, comme Simon nous désigne. Il n’y a plus aucune mention, aucun respect nulle part pour de grands universitaires tels M. Guiette, immense poète mondialement célébré dont la trace comme prof de littérature au cannibalisé Institut Supérieur de Commerce de l’Etat d’Anvers, l’ISCEA, n’existe nulle part. De la même école, M. Charles Roger, économiste de renommée internationale a sa mémoire évaporée comme celle de l’indispensable prof d’Histoire M. John Bartier; mais Bartier, en plus d’être universitaire francophone, n’avait rien pour plaire aux ratichons flamingants car il était un franc-mac reconnu, un chroniqueur de la presse française de ton pays, un observateur objectif de l’Europe communiste.
Quand il avait extirpé cette sempiternelle tirade de nostalgique partisan d’une francophonie bourgeonnante au nord de mon petit pays, Krugmann devenait rêveur.
– Remarque, lors de mon incomplet séjour dans cet institut, le Professeur qui a été le plus humain, le plus attentionné à mon égard a été celui qui enseignait la chimie industrielle dans les deux sections, la flamande et la nôtre: le néerlandophone M. Devries. Je n’ai plus jamais rencontré de personnage aussi capable d’humanité, d’honnêteté!
Visiblement fatigué, le Schnock devient sentimental. Il parle cinéma. Dans “Un soir un train”,le film avec Anouk Aimée et Yves Montand, il y a un flash tourné dans un vieil auditorium des années 60. Simon est formel: c’est tourné dans l’unique auditorium en gradins de son dénaturé Institut supérieur de commerce de l’Etat d’Anvers. J’ai beau répéter qu’en 1968, de Gand à Liège en passant par Louvain, les extérieurs de ce film étant belges, on trouvait dix aulas de semblable architecture intérieure, il n’en démord pas. Les étudiants dans cette salle de cours avaient l’impression de devenir des figurants de la Rome antique assis dans l’Oppidum avec à la tribune l’orateur Devries/Vercingétorix. Que faire? C’est-là le seul épisode de son passé belge où il n’est pas vent debout contre la Flandre.
Langue cible langue source, c’est cependant le parler ibérique qui est sa deuxième langue étrangère après l’allemand et il me bassine, m’enjoignant de me mettre à lire sans attendre de Javier Marias “Corazòn tan blanco”, un roman dont les personnages sont un traducteur et sa femme traductrice.
– Comme nous deux! rugit-il, redevenu sentimental.
Il aurait aimé correspondre avec ce grand écrivain madrilène mais il vient de découvrir que Javier Marias est mort du covid.
– Pourquoi faudrait-il qu’un énorme auteur, le Malraux années 2000 des Espagnols, accepte d’échanger avec toi? ai-je lancé.
– Parce que pour l’inspiration, la documentation d’un écrivain espagnol, j’ai un formidable thème me répond-il.
Je sais qu’il évoque un incroyable chapitre de la politique dominicaine, un point d’histoire dont il fut témoin comme traducteur à Porto Rico puis à St-Domingue après l’époque Trujillo et qui ne figure dans aucun manuel, aucun “Wikipédia”. Je lui demande pourquoi des auteurs de mon pays ne pourraient-ils pas être intéressés par cet épisode. Il devient très sec mon Schnock, ce franchouillard.
– Ils ont des stylistes, de très grands stylistes je reconnais. Mais… I
l ne dira pas un mot de plus. Simon Krugmann ne veut aucun contact avec les auteurs de mon pays depuis qu’il a découvert que Simenon, en mai 40, en gare SNCF de Toulouse ou de Bordeaux, alors bénévole chargé de l’accueil des réfugiés ferroviaires déboulant depuis la Belgique aurait, à l’annonce d’un train amenant des Juifs d’Anvers lancé: “Ce train-là je m’en fous. Je me casse! Ceux-là savent se débrouiller!”.
Participant en 1955 au “Séminaire International des étudiants en économie” de Sofia, République populaire de Bulgarie, organisé depuis Prague par Jiri Pelikàn alors bureaucrate communiste de stricte obédience, le citoyen français roubaisien Krugmann, scolarisé en Belgique, s’est trouvé à son retour éliminé lors des examens de passage en quatrième année de l’ISCEA.
– C’était de la chasse aux sorcières! gronde-t-il. Pourquoi voudrais-tu que je confie ma saga caribéenne à un auteur qui n’a jamais dénoncé le passé maccartiste de ta patrie?
Je réplique que sa grande amie de jeunesse Christiane qui l’accompagnait à Sofia n’a pas été empêchée de poursuivre de brillantes études. S’il n’a pas été accepté en seconde licence, c’est bien parce qu’il était mal préparé. L’excuse du maccartisme des Belges de 1955 ne tient pas la route. Sa réponse est imparable.
– Christiane étudiait l’économie dans une fac du sud!!!
Ludmilla notre fille vient de passer par notre appartement. Son rédac-chef a déclaré que ce n’est pas en proposant des séries de photos de plats de couscous qu’elle réussira un reportage sur Barbès ou la Porte de la Chapelle.
Krugmann semble exploser d’une joie mauvaise. Il a toujours critiqué cette propension qu’ont les jeunes à immortaliser des plats de bouffes et à les transmettre à tout vent au moyen de leurs smartphones. Ses colères l’épuisent. Il se retire dans sa chambre-bureau.
Nous l’y retrouvons, endormi recroquevillé dans le fauteuil de son bureau, ordinateur éteint. Je m’approche sur la pointe des pieds. Je découvre le texte qu’il griffonnait sur son carnet de notes resté ouvert sur ses genoux de vieux schnock lessivé.
“Kiel longa vie, eterna
Ec pli longa ol miljar
De mil jaroj mi rostigas” etc
C’est une traduction du “Lazarus” de Heinrich Heine en esperanto. Dans la langue “source” c’était:
“Ewigkeit wie bist du lang
Länger noch als tausend Jahr
Tausend Jahre brat ich schon“ etc
Pour ses vieux jours, le traducteur Krugmann a décidé de se mettre à l’étude de la langue de Zamenhof…
***
Le Maréchal Pétain ou le Prince de Ligne et dernièrement, l’Abbé Pierre, je l’avais lu, avaient prouvé qu’arrivés à un âge troglodytique, les grands de ce monde ressentaient de telles pulsions et que, malgré l’état de leur prostate et de leurs articulations, ils se jetaient sur leurs jeunes servantes. Je ne m’étais pas imaginé vivre dans notre domicile marseillais une illustration cuisante de ces faits historiques. Simon avait cyniquement proposé de mettre Yasmina au courant de certains arcanes de la langue espérantiste. Revenant plus tôt que prévu de la gare où j’avais accompagné notre fille, j’ai été surprise par la présence sur le parquet du couloir d’un exemplaire vert pâle de l’excellent ABC d’Esperanto par Waringhien qui gisait, comme décoré par le voile gris parfumé au patchouli ou au santal — je ne sais — de Yasmina, voile qui donnait l’impression de dorloter sur le sol ce petit bouquin le plus précieux, disait mon mari, parmi ses 3000 livres.
Des couinements envahissaient l’éther et, par l’œil-de-bœuf qui ouvre depuis notre terrasse une vue plongeante sur la chambre-bureau, on voyait un singulier accouplement de chair fraiche et de vieille peau. On ne comprenait pas qui chevauchait qui mais, sans perdre une minute, j’ai fait ma valise. Passant devant la glace de l’entrée, je me suis dit: Nini Krugmann est la plus belle. Elle part en vadrouille. Tu vas comprendre le sens exact de ce mot, vieux salopard.
