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Le Problème de Robert

Pour la deuxième fois, la voix du maître nageur s’élève dans l’air étouffant, au-dessus des cris: Robert est attendu par sa femme et ses filles à la piscine principale! Robert, on vous attend! Conformément au principe d’Archimède, le corps de Robert subit en ce moment une poussée verticale vers le haut égale au poids du volume de fluide déplacé; c’est ce qu’on appelle “faire la planche”. Il a les yeux ouverts sur le ciel. Un soleil brûlant, devenu habituel en Belgique depuis l’irréversible été 2032, baigne son visage de sueur et l’on ne voit pas ses larmes qui coulent doucement dans la piscine. Tel un débris après un naufrage, il flotte à la surface du “petit bain” et, de la même manière, des idées sans connexion surnagent dans son esprit. La domestication des populations a commencé. Eau sale, sale eau — salauds. Contrôler l’eau, c’est contrôler le monde. Tout dans sa présence est immobile, transparent; un mur invisible le sépare du parc aquatique surpeuplé, des jeux d’enfants, des éclaboussures. Est-ce que c’est ça, se noyer? Une voix de femme retentit maintenant dans les haut-parleurs. Robert, mon héros! Où es-tu?

*

Un an plus tôt, août est caniculaire. Comme tous les vendredis, Robert entre dans son bain. Après une semaine de contrôle des dépenses internes, il a besoin de se détendre et, d’une certaine façon, de se purifier. Sa fonction au ministère de l’Eau est tellement plus politique depuis qu’il a été promu; il lui semble que les chiffres n’ont plus aucune importance. Le terme de directeur financier n’est d’ailleurs qu’une expression: son rôle se limite à valider, signer, donner l’absolution à la mise en œuvre de dépenses qu’il n’approuve aucunement.

Ce qui l’insupporte le plus, c’est le gaspillage à la tête de l’État. Les lunchs gastronomiques, les bouquets de fleur dans les bureaux, les radiateurs qui chauffent les couloirs. Difficile d’attaquer de front les privilèges du système qui vous nourrit mais il a quand même tenté quelque chose, invoquant l’environnement dans une note sur la sobriété énergétique. Son plan de réduction des dépenses de climatisation n’était pas passée inaperçu: le ministre avait tenu à le féliciter personnellement. Dans l’immense bureau où la température était maintenue à 18°, le vieux renard l’avait bien remis à sa place. Quel enthousiasme! Ça fait plaisir à voir. Changer les habitudes des agents par de nouvelles règles… Un beau défi! — Le ministère de l’Eau serait cité en exemple… — Oui, oui… Vous savez, Cuentas, moi aussi, quand je suis entré en politique, je voulais tout changer… Mais je vais vous confier un secret — vous ne pouvez pas tout faire. Votre mission, c’est les comptes! Il faut laisser un peu de travail à vos collègues du Bureau des politiques, sinon ils vont s’ennuyer. Et vous, vous pourriez vous épuiser…

Depuis, Robert essaie de ne plus trop regarder les notes de frais douteuses qu’il valide. Dans les négociations qu’il mène régulièrement avec sa conscience, le bain du vendredi est devenu essentiel, comme un rituel qui l’absout de son rôle de pantin et lui permet de redevenir un héros familial. De la baignoire, il entend ses filles jouer. Avec trois enfants à élever et la maison à payer, il n’est de toute façon pas question de quitter la sécurité de la fonction publique. Robert rajoute un peu d’eau chaude en tournant habilement le robinet du pied gauche. Il soupire, presque heureux; il est bien.

C’est alors qu’interrompant Fais comme l’oiseau de Michel Fugain, la Brabançonne retentit dans l’enceinte connectée. Ceci est un message du gouvernement. Cet été, le stress hydrique frappe durement notre pays. Chaque citoyen, chaque citoyenne est appelé à contribuer à l’effort national par un usage responsable de l’eau au quotidien. Chaque geste compte. C’est pourquoi les bains, le remplissage des piscines de plus de 30 m 3, ainsi que les batailles d’eau, sont dès maintenant proscrits dans tout le pays. L’eau, c’est la vie — ensemble, économisons-la.

L’eau est soudain plus froide. Dans son bain jusqu’au cou, Robert considère la radio comme si elle était en train de le verbaliser en flagrant délit. Alors ça y est, ils l’ont fait… Il se relève, saisit le gant de crin et se frictionne avec colère. Puni pour une faute qu’il n’a pas commise. Pour une habitude qui lui est si précieuse. Ce n’est tout de même pas à cause de son petit bain du vendredi que les nappes phréatiques sont vides! Il y a d’autres responsables. Les agriculteurs par exemple! Enfin, il ne sait pas très bien. De toute façon, dès le début des rumeurs au ministère, il l’avait dit: ça n’a aucun sens d’interdire les bains et d’autoriser en même temps les petites piscines. Il saisit le shampooing d’un geste rageur. Pourquoi les bains? Pourquoi justement ses bains? Moi qui ne prends jamais l’avion et ne mange presque plus de viande! Il bougonne en se savonnant la tête. Mais soudain, peut-être en réaction à la mollesse sentimentale que lui procure la délassante fragrance Cerisier en fleurs, il se dresse héroïquement, les cheveux pleins de mousse. Robert, où est ton honneur? Qu’est-ce que c’est que cette vile négociation avec l’effort collectif? Tu détestes l’avion et tu n’aimes pas le steak — et alors? Ça ne te donne aucun droit. Tu aspires au changement, oui ou non? Si les choses commencent à bouger… Si on se contraint collectivement pour sauver la planète… Alors, oui, Robert est prêt à vivre sans bain.

Quand il sort de la baignoire, c’est avec l’impression de changer d’ère. Il tire le bouchon avec enthousiasme et l’eau, conformément à la situation du siphon dans l’hémisphère Nord, s’engouffre dans les canalisations en créant un tourbillon antihoraire qui emporte avec lui un monde ancien, fait d’habitudes individualistes et délétères. Le regard de Robert reste accroché dans la spirale — peut-être un peu plus longtemps qu’il ne faudrait. C’est quand même son dernier bain.

Grandi par son sacrifice obligatoire, le comptable surveille désormais chaque goutte d’eau que sa femme et ses filles font couler. Entre les mantras qu’il répète comme un moulin à prières — La douche, c’est 4 minutes! — et les idées novatrices intempestives — Attends Isa, récupère l’eau de cuisson pour les plantes! — tout le monde râle, mais Robert se sent justifié. À défaut d’influer sur les dépenses du ministère, il régule la consommation de son foyer. Au bout de quelques semaines, Isabelle suggère habilement à son mari de faire un petit jogging le soir en rentrant du boulot, pour se détendre. Elle aime profondément l’homme qui lui a dit, il y a sept ans, quand elle lui a annoncé la nouvelle: Des triplées? On s’en sortira. On comptera. Je grimperai les échelons. Ne t’inquiète pas. Et je vais aller t’acheter du magnésium. Robert est son chevalier, elle le lui dit souvent; mais en ce moment, son chevalier semble avoir besoin d’espace.

Novembre est doux; Robert progresse à petites foulées dans les feuilles mortes qui commencent enfin à tomber. Tout serait parfait si cette pub gouvernementale ne venait interrompre sa playlist en permanence. Pour avoir bon, pensez AquaBon! Le parc aquatique officiel, ouvert sans restrictions! Alors que Robert s’arrête sur le trottoir pour passer en mode avion, une odeur de la viande grillée l’intrigue. Derrière le portail de la villa, des activités moralement répréhensibles ont cours: un barbecue-piscine. Robert hèle les trois couples qui prennent l’apéro en attendant leurs saucisses. Un athlétique quadra vient à lui. Oui? — Bonjour, Robert Cuentas, j’habite dans la parallèle. — Cuentas… Ah oui, les triplées; nos filles sont dans la même classe! Je suis Philippe, le papa de Léa. Vous courez souvent? — Ça me détend! Et vous, vous nagez? demande traîtreusement Robert, désignant du menton la piscine. — Oh, c’est plutôt récréatif… — Vous avez de la chance d’être sous la limite autorisée, il paraît que ce format est très rare… — C’est vrai… Entre nous, je ne suis pas tout à fait sûr des dimensions! confie l’homme, qui a le vin bavard. Vous prenez un verre avec nous? Philippe ouvre le portail, mais Robert reste sur le seuil. Après une légère hésitation, il demande Ça ne vous gêne pas?Les restrictions? — Non, le fait de ne pas les respecter. — La piscine était remplie avant l’annonce, ç’aurait été absurde de la vider. Et puis, honnêtement… — Honnêtement? — Comment voulez-vous qu’ils contrôlent ça ! — C’est tout ce qui compte pour vous? Échapper aux contrôles? L’autre le regarde, les yeux vides. Je vous parle d’effort collectif! — Oh! Bah… Tout ça c’est pour faire peur aux gens… Vous croyez au stress hydrique, vous? — J’ai arrêté de prendre des bains, répond Robert en se drapant dans sa dignité. — Ah, que voulez-vous! Vous êtes un héros et je ne suis qu’un sombre traître. Robert est vexé. Il quitte la scène de crime sur un ton plein de sous-entendus: Vous devriez être plus prudent… Les gens parlent. Vous n’avez pas peur des dénonciations? Mais l’autre retourne à son barbecue en riant. J’attends les gendarmes!

Maintenant les piscines sont bâchées et l’humidité plane sur la Belgique. Devant la galette des rois, Robert ne se demande pas s’il aura la fève, mais plutôt pourquoi il ne peut rien contre la faramineuse facture d’électricité du ministère, où les chauffages tournent à plein régime. Alors comme ça, Robert, vous ne prenez plus du tout de bains? Pourtant, on a de nouveau le droit maintenant… attaque sa belle-mère, qui ne l’a jamais vraiment aimé. Elle trouve son gendre trop austère pour sa fille. Isabelle lève les yeux au ciel, Maman! Mais Robert ne se démonte pas: Je crois qu’il faut être plus sobre collectivement. — Franchement, je comprends pas pourquoi tu te prives, cousin!s’exclame Yann. Il y a des mecs qui captent l’eau dans des mégabassines, et toi tu ne prends pas de bains… T’as pas l’impression de te faire entuber? — Que Robert fasse ce qu’il veut, mais ça ne doit pas impacter mes petites-filles… — Maman!! — J’ai quand même le droit donner mon avis! Robert. Pourquoi vous n’avez pas laissé les filles aller à cette fête d’anniversaire? — Maman, elles y sont allées. — Oui, parce que tu les as conduites… — Ecoutez Myriam, ces gens avaient une piscine clandestine. — Mais s’ils en font profiter leurs voisins? — Ce n’est pas la question! Le père de Robert, militaire de carrière, tente un sauvetage: Robert est économe, voilà tout. C’est comme ça qu’on l’a élevé. — Ben faudra qu’il m’explique, commente Yann, parce que moi, ma facture d’eau n’arrête pas d’augmenter.

C’est Myriam qui a eu la fève. Après le départ des invités, Robert monte dans la salle de bains. Il allume la radio et s’assied au bord de la baignoire; ça l’apaise. Sur son smartphone, il regarde les factures de la maison en détail. En effet, les coûts de fourniture et de distribution de l’eau sont de plus en plus élevés. Avec tous les efforts qu’ils font à la maison, il n’avait rien remarqué, mais pas étonnant que Yann voie sa facture augmenter: l’eau est plus chère. La radio semble narguer le comptable. Vous n’utilisez plus votre baignoire? Demandez un enlèvement gratuit et recevez un pass annuel pour AquaBon! Robert considère son ancien cocon émaillé, désormais encombré de divers produits de nettoyage. Il vient de se rendre compte qu’on a piqué dans son portefeuille, et maintenant, on voudrait lui prendre son âme?

Mais bien malin qui pourra voler Robert. Il épluche les factures, relève les coûts, aligne les chiffres dans un tableur. Quelque chose ne va pas. Des frais de plus en plus importants sont alloués à la modernisation du réseau de distribution qui pâtit de fuites; pourtant, ces travaux sont sans cesse reportés. Une rapide recherche permet à Robert de remonter jusqu’à une société semi-publique, Distrinovo, dont la présence en ligne est quasi inexistante. Un écran de fumée occultant un détournement de fonds? Les notes de frais et les dépenses de chauffage du ministère semblent soudain tout à fait anecdotiques.

Robert accepte la mission dont il se sent investi. Un soir de bilan, il reste tard au bureau. Tous ses collègues sont partis; ne reste que Claudy, le vigile, qu’il a amadoué dernièrement en lui demandant des nouvelles de sa famille. Dans l’obscurité des couloirs du ministère, Robert se déplace à pas rapides jusqu’au bureau des rédacteurs politiques. Pourra-t-il accéder aux données des ordinateurs? Cela vaut la peine d’essayer. Le poste du chef de service s’allume sans mot de passe. “Qualité de l’eau”, “Plan sécheresse”, “Plan inondations”, “Déclarations de politique”… Tous les dossiers sont en libre accès — ce ministère est une vraie passoire! En même temps, rien que de très normal dans ces dossiers. Robert est déçu. Par un mouvement intrinsèque de sa nature, cependant, il descend méthodiquement dans l’architecture des fichiers, jusqu’aux plus lointains sous-éléments. Et soudain, la machine lui demande un mot de passe pour pénétrer dans l’obscur dossier “z data DN”. C’est trop simple… DN, comme DistriNovo? Pas même de nom de code? Sans y croire, Robert tape le nom de la société dans le champ et, contre toute attente, le dossier s’ouvre, libérant l’accès à plusieurs centaines de documents. À la fois hébété devant la facilité de la manœuvre et excité par sa découverte, il copie les données sur une clef usb et quitte le ministère hagard, saluant à peine Claudy.

Une semaine a passé. Robert est écrasé par le poids du secret. Quand il rentre, ce soir-là, Isabelle et les filles sont en plein fou rire dans la cuisine; dans les moments difficiles, il est si heureux de les retrouver. Aha! Qu’est-ce qui se passe? — C’est parce que tu es dans notre problème, papa, rit Lilou. — Je suis dans votre problème? — Oui tu es dans la baignoire! renchérit Léa. Isabelle a un sourire de connivence: Regarde. Dans le manuel scolaire, une petite baignoire est dessinée, sous laquelle l’énoncé explique: “D’une contenance de 135 litres, la baignoire de Robert est munie d’un robinet d’eau chaude et d’un robinet d’eau froide, permettant de remplir la baignoire respectivement en 1 heure et en 1 h 30. Sachant que la baignoire présente également une fuite de 35 litres par heure, combien de temps faudra-t-il à Robert pour remplir son bain? Et combien d’eau aura été consommée?”.

C’est sans doute le concept de “fuite” qui crée une sorte de premier court-circuit dans le cerveau du vrai Robert. Alors que tout le monde attend son rire, une blague, de l’aide pour résoudre le problème (les maths, c’est son rayon), il reste pétrifié physiquement, debout à côté de la table, tandis que ses yeux partent ailleurs, très loin. Combien d’eau a été consommée?, énonce-t-il lentement. C’est bien la question. On nous vole, et en plus, on nous punit. Il s’éloigne à pas lents sous les yeux inquiets d’Isabelle.

Le soir, dans la chambre, il lui raconte à voix basse. Les documents ont révélé qu’au lieu de moderniser le réseau, DistriNovo a investi, par le truchement de sociétés écran, l’argent de la taxe dans la construction du parc AquaBon. Une série de sociétés de construction ont été grassement payées pour construire le parc et de juteux contrats d’entretien et de gestion ont été signés. Je veux les dénoncer! Je n’en peux plus de cautionner leurs magouilles! — Mais comment? Tu vas te casser les dents… Les enjeux sont énormes… — Je ne peux pas rester les bas croisés! — Je sais. Isabelle enlace son mari. Inutile d’essayer de retenir un héros.

L’article sort dans Le Soir un mardi du mois de mai: Eau potable: où va l’argent des factures salées? Avec le retour de la chaleur, le scandale du parc fait les choux gras de la presse. Le Vif dénonce: “AquaBon” jouer le jeu de l’écologie? Mais le ministère fait le gros dos dans son communiqué officiel: “Avec les guerres, la fonde des glaces, le chômage dû à l’IA, notre priorité est d’offrir un peu de rêve à nos concitoyens. C’est pour cette raison que DistriNovo a concentré ses efforts sur l’accès de tous à une eau récréative, dans le cadre du mandat juridique lui accordant l’autonomie décisionnelle. L’entretien du réseau de canalisations reste bien sûr une de ses missions prioritaires à l’horizon 2055.”

Robert est assis devant le médecin du travail, dans un cagibi dépourvu de fenêtres. Il faut savoir reconnaître quand on est dépassé… Est-ce qu’on vous a déjà parlé de burn-out? — Mais, je ne suis pas du tout en burn-out… — Il ne faut pas minimiser le changement qu’a pu représenter pour vous la promotion vers un poste à responsabilités… Je vais donc vous arrêter pour huit semaines… peut-être plus. — Mais je suis parfaitement capable de travailler… — Monsieur Cuentas. Il y a un moment où il faut savoir passe la main. En tant que médecin, je me dois de vous protéger… — Ce n’est pas moi que vous protégez! Vous voulez… me museler! Vous avez prêté serment… Vous devriez avoir honte! — Et à votre retour, j’aimerais vous revoir, pour discuter avec vous d’un aménagement de vos fonctions au sein du ministère. — Comment ! — Je crains que vous ne puissiez pas reprendre votre poste actuel. Il faut que vous vous ménagiez. — J’irai voir le syndicat! Dans le couloir, anéanti, Robert croise le ministre entouré de ses sbires. Cuentas!Il lui assène une tape virile sur l’épaule. On m’a informé que vous étiez en surmenage? Mon meilleur élément, quel dommage… Prenez tout le temps qu’il vous faut.

La première canicule tombe en juin. À la maison, Robert tourne en rond. Il se souvient de son enthousiasme, du sacrifice des bains, de la conviction avec laquelle il parlait aux détenteurs de piscine. Il n’y a plus en lui une once de bonne volonté; il ne pense qu’à la vengeance. À force de traîner sur Internet et de se documenter sur les lanceurs d’alerte, il fréquente de plus en plus de sites complotistes. Ça va bien au-delà de ce que j’ai découvert, Isa. Tout est lié. C’est une véritable volonté d’asservir les populations.

Isabelle évite de répondre. Elle essaie de maintenir le navire familial à flot. Quand une enveloppe du ministère arrive pour Robert, elle décide de l’ouvrir pour anticiper. Mais ce ne sont que des invitations pour AquaBon. Il ne faut surtout pas que Robert les voie, pense-t-elle alors qu’il entre dans la cuisine, et elle les fourre sous une pile de papiers.

On y va papa, on y va, on y va? Papa s’teuplaîît! Les filles ont trouvé les billets en cherchant leur livre de maths. Isabelle a dit non, mais la tentation est trop forte pour les petites: tous leurs camarades d’école sont déjà allés au parc. Isabelle s’attend au pire. Mais, après un silence un peu étrange, Robert dit simplement, d’un ton neutre: D’accord. Il n’y a pas de raison de vous priver, personne ne se prive de toute façon. On ira pour vos anniversaires, hein Isa? Isabelle s’étonne, mais reprend espoir. Peut-être que Robert est en train de passer à autre chose.

Le 5 juillet, vers 10 heures du matin, sur le grand plongeoir d’AquaBon, Robert positionne un mégaphone devant sa bouche. Nous sommes les dindons de la farce! Quelques visiteurs tournent mollement la tête vers le ciel et distinguent avec peine, à contre-jour du soleil écrasant, la silhouette d’un homme gesticulant. Isabelle, incrédule, pose ses mains sur sa bouche. Hé, papa fait un spectacle? Robert harangue la foule indifférente des nageurs. L’eau qui coule dans ce parc, nous l’avons payée! Le scandale doit être total! Mesdames messieurs, vidons les piscines d’AquaBon, car cette eau potable est à nous! Il exécute alors un magnifique plongeon. Dans le parc, chacun retourne immédiatement à ses activités. Quand Isabelle accourt auprès de son mari, il est au bord de la piscine, en train de remplir frénétiquement des bouteilles en plastique d’eau de piscine. Un homme s’approche de lui: Monsieur, vous faites peur aux enfants. — Et vous, je ne vous fait pas peur? Qu’est-ce qu’il vous faudra pour comprendre que nous ne sommes que des marionnettes? L’homme insiste. Soudain, Isabelle voit quelque chose qui vrille dans l’œil de son mari. Un cri inhumain retentit. Se jetant sur l’homme, Robert vient de lui mordre l’épaule au sang avant de s’enfuir en courant, renversant plusieurs baigneurs sur son passage. Quelques minutes plus tard, ayant semé le maître nageur, il se glisse dans la piscine des enfants et laisse l’eau, si précieuse, prendre soin de tout le poids qu’il porte.

Robert, vous êtes attendu à la piscine principale! Tandis que l’annonce retentit une dernière fois dans le parc aquatique et qu’Isabelle, rassemblant ses filles, laisse ses coordonnées au maître nageur, Robert se gare devant la maison. Son esprit est plein de brouillard. Il s’assied hagard dans la cuisine. Sur la table, le livre de maths des filles. Il le feuillette avec tendresse. Il aime résoudre avec elles ces énigmes. Les trains qui se croisent, les piquets qui clôturent les champs de patates, Jean qui a deux fois plus d’argent de poche que Paul… Tout est logique, agréable, œuvre de raison. Et voilà la fuite d’eau de l’autre fois. Robert envie son homonyme de papier, sa vie unidimensionnelle — son problème, qui ne tient qu’à un simple calcul.

Robert entre dans le livre et se glisse dans la petite baignoire dessinée au-dessus de l’énoncé. La température de l’eau est parfaite. Il ferme les yeux. Comme il est bien. En se concentrant, il réussit à barrer l’énoncé et écrit, à la place: “Robert a-t-il le droit de prendre un bain?”. Il espère que ses filles trouveront la solution.

Le Problème de Robert

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