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Le Souple Pas du renne dans la neige profonde

Si c’était à refaire j’aurais entamé d’autres apprentissages et formations pour devenir éleveur de rennes en Laponie, par moins 30°, loin de la ville, du tohu-bohu, du bruit (mon Dieu, le bruit!), et écouter dans une sorte de silence un pépiement par-ci, un glapissement par-là, un ululement au loin, un jacassement sporadique et, bien sûr, le souple pas du renne dans la neige profonde. Je vivrais là serein, sans ambition ni exigences particulières. Ma femme serait vétérinaire, mes deux enfants intelligents (très différents de ceux que j’ai, deux néopunks à crête affalés dans des divans), deux enfants vifs, donc, qui adoreraient comme moi cette vie froide, mais saine. La petite famille entière, blottie, se réchauffant, contemplerait les aurores boréales, la campagne infinie, la forêt à perte de vue. C’est ce que pensait Max, qui tournait en rond dans ce qui lui servait à la fois de chambre, de grenier et de débarras depuis qu’il avait quitté les siens. Il se mit au lit, enfin, tira sur lui trois épaisses couvertures, tendit le bras pour attraper un livre, et lu un sonnet de Magny, des vers de Blosseville: “Vous vous baignez, et je me noie / J’en ai le deuil et vous la joie” et une ode de Gilles Durant de la Bergerie, dont la première strophe s’achève par ces mots: “Le plus beau qu’il me reste à faire / Pendant que le vent est contraire / C’est de ne me mêler de rien”. Il jugea cette proposition excellente et s’engagea désormais à tenter d’y parvenir.

La nuit, il rêva qu’il était Aladin dans les 1001 nuits. Pas à l’entrée, mais dans une grotte, il découvre une lampe sous des toiles d’araignées et près d’une stalactite. Elle l’intrigue. Il la frotte, elle brille, un Djinn surgit en forme de ronds de fumée, de petits nuages blancs. Ses contours varient sans cesse. Soit. Une bouche en rond de fumée se précise et le Djinn lui parle:

— Si c’était à refaire, que feriez-vous? Frottez la lampe 3 fois et donnez-moi la réponse juste après. Vos souhaits seront exaucés!

Il frotte la lampe, une fois, deux fois, trois fois… et dit:

— j’aurais entamé d’autres apprentissages et formations et devenir éleveur de rennes en Laponie, par moins 30°, loin de la ville, du tohu-bohu, du bruit (mon Dieu le bruit!) et écouter dans une sorte de silence un pépiement par-ci, un glapissement par-là, un ululement au loin, un jacassement sporadique et, bien sûr, le souple pas du renne dans la neige profonde…

Le bruit des machines sur le chantier d’à côté le réveilla, comme chaque matin depuis des lustres, aux environs de 6 heures trente. Il frotta ses yeux qui piquaient, aperçut le recueil de poésie ouvert qui, la veille, lui était tombé des mains puis du lit. Il le referma et le rangea sur sa table de nuit qui était une caisse en carton retournée recouverte d’un tissu vert bordé d’un liséré d’or.

Max s’isolait. Le son de son téléphone portable était coupé, sa boîte mail, il ne la consultait plus, – au diable toutes ces vaines nouvelles, se dit-il – il avait pris un congé, certes forcé, mais ne se voyait pas après ces déjà quelques jours d’inactivités, retourner dans l’arène: la salle des profs, les élèves, les cours d’histoire de l’art qu’il dispensait. La guerre de Troie n’aurait plus lieu, il n’en avait plus le courage. Ils sont fous ces Romains et les Grecs tout autant. À y bien regarder, la Rome Antique, berceau de notre civilisation, ne s’appuie que sur des guerres. Les civilisations conquérantes, il en avait sa claque, et même Vénus, déesse de l’amour et de la beauté, il en avait soupé. Il restait l’art, bien sûr, qui compensait ces massacres: les colonnes doriques et ionique, la céramique à figures noires ou rouges, le Parthénon et ses frises qui rendent hommage à Athéna. Michel-Ange, Praxitèle, le siècle des Lumières, la supériorité de la raison… Quelle raison? La foi dans le progrès de l’humanité, tandis que tout se déglinguait à ses pieds et dans le monde, l’espace Schengen n’était plus qu’un souvenir, la démocratie un autre, tout s’effritait, comme ces statues qu’il avait tant aimées, celle de Velléda, le front ceint d’une couronne de chêne. Max était bel et bien réveillé, mais il ne se levait pas. Le vacarme sur le chantier s’amplifiait et il enfonça une boule de cire dans chacun des pavillons de ses oreilles. Il se redressa cependant, en position assise, calant un coussin entre son dos et la paroi. L’armature d’une grue, immense, qui pivotait, passait et repassait devant sa fenêtre, chargée de poutres ou de blocs de béton. Tout, rien que d’y penser, l’irritait. L’interminable chantier, ses collègues, ses élèves, hormis l’espiègle Bouchra, attentive, dont les grands yeux pétillaient, dont la longue chevelure sombre ondulait et encadrait sa frimousse joyeuse et volontaire. Il y avait donc encore de la vie, de l’espoir? Il y a peu, il s’était mêlé à la défense de citoyens, dont les maisons masquées du jour au lendemain par un immeuble de 18 containers installé à un mètre de chez eux les invisibilisaient, les plongeaient dans le noir, et provoquaient un couloir sombre dans lequel venait se droguer et trafiquer, bien à l’abri, toute la faune désemparée des environs. La lutte pour faire déplacer ses énormes caisses métalliques taguées par des fripouilles ne prenait pas la bonne direction. Tout s’y opposait, l’incompétence politique et la mauvaise volonté de l’entrepreneur. La plateforme régionale d’autorisation temporaire de la voie publique qui avait délivré là, en dépit du bon sens, la permission d’établir cet amoncellement de caissons pour trois ans niait toutes responsabilités et les recours à la presse ne donnaient rien. Ce combat éreintait Max, son aide aux riverains ne portait pas ses fruits et il en devenait malade au point de songer à se faire sauter le caisson, justement. Toutes ces heures, ces journées entières à rencontrer, rédiger, rassembler, projeter et interpeller ne donnaient rien, rien d’autre que la perspective d’un échec dont il ne se remettrait pas, jamais, pensait-il. Et quelle idée avait-il eue, trois mois auparavant, de dispenser dans cet autre établissement des cours de philosophie? Pour gagner plus d’argent? Non, par conviction, se croyant plus lucide que d’autres, ce qui s’avérait absolument faux. Il s’était attelé aussi, inconscient du temps et de l’énergie nécessaire, à la rédaction d’une étude qu’une connaissance qu’il ne voulait pas décevoir lui avait demandée. Enthousiaste au début à l’idée de faire passer un message, il devait composer avec des relecteurs dont l’un d’eux coupait les cheveux en quatre, en huit, en seize et décourageait. La relectrice, elle, était super: positive, constructive, pertinente et douée d’un esprit de synthèse étonnant. Mais l’autre, ce Bernardo Gui, cet ignoble inquisiteur, l’étouffait par la sévérité de ses remarques qui se révélaient être des sentences arbitraires et cruelles qui condamnaient Max au supplice du feu, le feu de la déconvenue, du dépit, de l’humiliation. Il vint à bout de ce travail. On le traita de Nimbyste, d’égotiste, et d’autres noms étranges qu’il ne comprenait pas, simplement parce qu’il recommandait la consignation des bouteilles qui peuvent être réutilisées 20 fois, à ce dispendieux recyclage de bouteilles en verre à usage unique qu’il faut brûler et fabriquer sans arrêt, libérant une quantité immorale de CO2 dans l’atmosphère terrestre.

La voisine de Max, qui dirigeait une petite école de devoirs, lui avait demandé son aide, elle aussi, son aide précieuse, précisait-elle, et il y avait cru. Il dispensa à la fin de ses harassantes journées, précieusement, mais gratuitement, des cours de rattrapage en français. La dernière fois, l’élève qu’il assistait lui secoua l’épaule jusqu’à ce qu’il entendît :

— Monsieur, vous dormez?

De fait, il somnolait, et un léger ronflement s’épanchait dans la classe qui fit pouffer de rire les cancres et tous les écoliers présents. Madame la Directrice le défendit et s’adressa aux enfants:

— ne riez pas, cela arrive, vous verrez quand vous serez grands!

Les élèves se turent puis se regardèrent, perplexes. Cela leur arriverait donc à tous de s’affaler sur un bureau et ronfler comme monsieur Max? La Directrice semblait coutumière de ce genre d’intervention qui n’avait ni queue ni tête, mais qui réussissait à imposer le silence.

Le silence dont Max avait tant besoin. Les bruits constants en ville l’insupportaient de plus en plus, et les aboiements de chiens à la campagne, le bruit d’une tronçonneuse, tout autant. Il appréhendait l’été lorsqu’il ne pourrait survivre que fenêtres ouvertes et, déjà accablé, avoir à supporter le retour des fêtards éméchés, et les musiciens de rue, valeureux, peut-être, mais qui déversaient chaque soir les mêmes rengaines, dont Bella Ciao, insoutenable à ses oreilles. Il souhaitait au troubadour le même sort que le type dans la chanson, qui succombe, et qu’un partisan enterre très loin dans la montagne. Il ne souffrait plus ces amphitryons qui repassaient sans arrêt les mêmes plats et le privaient d’un sommeil réparateur. Déjà, il était tout cassé: tour de rein, tendinite aiguë aux deux bras, migraines. Maux passagers, mais douloureux. Et son esprit, n’en parlons pas, vidé, anémié, sans plus d’idée pour écrire ne fût-ce qu’une seule ligne. Car c’était là aussi une de ses occupations, écrire. Écrire des livres pour enfants, qui ne se vendaient pas, la faute à son éditeur, il en avait l’extrême et suspicieuse conviction. Ce libraire-éditeur le harcelait pour qu’il produise, ne le payait pas, et ne plaçait jamais ses ouvrages dans sa devanture. Son dernier opus, Maman est gentille, avait cependant recueilli un certain succès, non pas auprès des enfants, mais auprès de leurs mères, celles qui s’autoproclamaient gentilles, aimables, délicates, et désireuses de faire passer ce message à leurs chenapans. Max illustrait ses livres lui-même, ce qui prenait beaucoup de temps, et toutes ses activités se confondant, il se retrouvait pressé de toutes parts, il n’était plus qu’un citron moisi oublié dans le frigo de sa mémoire. Mais de mémoire, il n’en avait plus, et il était las, en porte à faux, en mauvaise posture quoiqu’il entreprenne, en décalage avec les autres, éconduit, incompris, irrité, irritant, énervé, énervant, exaspéré, exaspérant, agacé, agaçant, fourbu pour tout dire, rampant en dessous de la mêlée alors qu’il s’était imaginé, sa vie durant, la dominer. Tout cela, jusqu’à ce qu’un lundi matin, son ami médecin quitte sa chaise, contourne son bureau en marchant lentement, et lui mette sa main droite sur l’épaule, en disant:

— Max, l’heure est grave. Surmenage, 20 de tension, fatigue généralisée. Je te prescris un arrêt de travail, des exercices de relaxation, du magnésium, un peu de poudre de perlimpinpin. Limite ta consommation d’alcool, mange équilibré, intéresse-toi aux produits, lit les étiquettes, c’est écrit en tout petit, y a plein de machins référencés là-dessus, ça passe le temps et on apprend des choses. De l’exercice physique, ça ne peut pas faire de mal. T’es mince, mais ça vaut le coup d’aérer le cerveau. Promène-toi, même quand il pleut, dessine, écrit, mais pour toi, pas pour les autres.

— Rien que ça?

— Lâche prise, mon vieux, réduis ton niveau d’exigence, prends du bon temps, médite, jardine.

— Mais… je n’ai pas de jardin.

— Des fleurs en pot sur tes appuies de fenêtre alors, des cactus, du cresson, un bonzaï à tailler, que sais-je, des pissenlits. Cultive, arrose, dorlote et oublie. Le monde se passera de toi, mais ne saute pas par la fenêtre, car il attend que tu reviennes dans de meilleures conditions. L’absence de but mène droit au but, je te l’assure, c’est curieux, mais c’est comme ça. Et à l’avenir, réfléchis avant de devenir énergique, cela ne te va pas du tout, crois-moi. Ton mode de vie la raccourcit. T’es si pressé de disparaître? Et nos parties de belote alors? Je vais faire équipe avec qui, t’es le meilleur. Et nos balades à Vert Buisson chez Valentine? Faire trempette dans le Ninglinspo… Non, mais! Tiens, voilà ton certif et on se revoit bientôt. Dans deux mois tu peux repartir, à l’aise, mais juste pour l’essentiel.

Max ne tournait plus rond, il le savait, et à présent il tournait encore, mais dans sa chambre, nous l’avons vu. Deux mois se passeraient à glander, pensait-il, mais pas du tout. Au fil des jours il prit goût à cette existence en suspension, il flottait dans l’espace, comme les astronautes. Dehors, il marchait, très à son aise, il déambulait, observant çà et là une herbe folle s’immisçant entre deux pavés et dont il chercherait le nom le soir dans ses encyclopédies ou sur des sites référencés sur son ordinateur. Dans sa tanière il lisait ces chers poètes, ceux du XVIe siècle en particulier, mais plus les mêmes. Clément Marot devenait son favori: “Amour, tu as été mon maître / Je t’ai servi par tous les dieux / Ah, si je pouvais deux fois naître / Comme je te servirais mieux!”. Et, justement, il renaissait.

Sa paresse ne lui pesait pas, de petits émerveillements refaisaient leur apparition, sortaient de terre en quelque sorte. Des rêveries enveloppées de musique: Satie, Django, Thelonious Monk, Suzanne Vega, l’apaisaient. Ses doutes immenses se réduisaient, ils avaient bornes et mesures. Ses grandes déceptions se muaient en simples déconvenues.

Sur son certificat médical, il était indiqué sorties autorisées et ne s’en privait pas. À l’issue de sa quatrième semaine d’inactivité professionnelle, il prit un train et puis un autre qui l’emmena le plus au nord de la Finlande, en Laponie. Il y passa quelques jours à concrétiser son rêve de froides latitudes et à entendre le crissement de ses pas sur la neige, le furtif glapissement d’un renard, un ululement de hibou, le jacassement d’une pie… écouter le silence, en somme, et voir les aurores boréales. Après deux semaines il songea à définitivement s’installer au bord du lac Sierijärvi. La veille, il avait marché en raquettes jusqu’à un feu de bois, devancé par Valtteri, un éleveur de rennes qui cherchait un ouvrier agricole. Après quelques verres d’alcool puissant, un Salmiakki Koskenkorva aux extraits de réglisse, réchauffés et guillerets, Max se proposa comme aide de camp. Il serait comme l’officier aux ordres d’un gradé très expérimenté. En permanence à ses côtés, il exécuterait ses ordres et veillerait à son confort. Cette idée les fit bien rire et Max fut embauché. Il travaillait assidûment. Le dimanche il se rendait en ville, à Rovaniemi, au Bar 21 sur la Rovakatu, une petite rue paisible. La nourriture y était excellente, et au bar on discutait et faisait des rencontres. Clément Marot lui ayant soufflé que l’amour, il convenait de le servir mieux, il s’y appliquait. Avec Juna la gentille, avec Finja la tendre et sous le poids de la ronde et protectrice Tarja, dans le giron de laquelle il se lovait. Après mûre réflexion il choisit Finja la tendre, car elle était vétérinaire comme dans son rêve et aimante comme il le souhaitait. Ils eurent deux enfants blonds élevés à la dure qui, plus tard, aidèrent au nourrissage des cervidés, à rassembler le troupeau et au comptage, car aucun renne ne devait manquer. Un soir pourtant, il en manqua un. Toute la nuit, Max partit à sa recherche, la température avoisinait les moins 40°. Il se perdit dans la forêt et, bien qu’optimalement emmitouflé: paires de chaussettes thermiques en laine de mérinos, bottes hautes “grand froid” rembourrées, paire de moufles, cagoule polaire, bonnet, sous-pull en polyester, blouson et pantalon de ski, veste polaire également, pull norvégien Dale déperlant… le froid eut raison de lui. À l’aube, adossé à un pin sibérien, résigné, il revit, une larme à l’œil, aussitôt durcie par le gel, ces belles dernières années, loin du vacarme et de l’agitation. Qu’importait leur nombre, nulle importance, il avait vécu et transmis. Ces enfants prendraient la relève, Finja un autre amoureux. Il se remémora des vers de Pierre Matthieu, mourut gelé, hélas, mais heureux. Épuisé, oui, par cette seule nuit, mais de toutes les autres, au bord du lac Sierijärvi, il ne fut qu’enchanté et ravi.

Une heure plus tard, le souple pas d’un renne dans la neige profonde s’approcha du cadavre. Le robuste animal souleva la tête de Max de son museau velu, grogna, claqua des pieds, comprit qu’il était mort, et rejoignit le troupeau qu’il avait délaissé.

“Puisque tu ne sais pas où la mort te doit prendre / Si de nuit ou de jour, en quel âge, en quel point / En tout temps, en tout lieu, il te la faut attendre / Car de ce qu’on attend, on ne s’étonne point”.

Le Souple Pas du renne dans la neige profonde

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