Le Vendeur
Le vendeur atterrit sans encombre devant la porte du bâtiment. Il est dix heures moins dix à sa montre. Juste à l’heure. Le vol l’a quelque peu décoiffé, alors il ajuste sa veste et sa cravate, lisse ses cheveux d’une main, saisit fermement sa mallette et s’apprête à entrer.
À côté de l’ascenseur, une femme tient un chien dans ses bras. Elle le regarde, consternée, par-dessus son épaule. Le chien se met à aboyer, et le vendeur se sent mal à l’aise. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Il analyse rapidement la situation et opte pour les escaliers plutôt que de monter à côté de l’animal.
— Bonsoir, dit-il en reculant d’un pas.
La femme, quant à elle, entre avec son chien sans quitter des yeux les ailes noires du vendeur.
Arrivé au septième étage, il reprend son souffle. Son travail ne lui laisse pas le temps de faire de l’exercice, et sa condition physique n’est plus ce qu’elle était. Sans compter l’insomnie des dernières semaines. Même eux n’y échappent pas. Il a le visage fatigué, les yeux cernés. Les lumières du couloir jaunâtres étouffent l’espace. Trois ampoules sont grillées. À part le bruit d’une télévision venant de l’appartement 703, le couloir est d’un silence absolu. Il perçoit presque la vibration de ses pas, remontant de ses jambes jusqu’à ses oreilles. Il s’arrête devant la porte du 706. Il se rajuste une nouvelle fois, inspire profondément et relâche l’air lentement. Il est là; il ne lui reste plus qu’à sonner. Des pas précipités et une respiration saccadée s’écoutent derrière la porte. Quelqu’un tente de se calmer avant d’ouvrir.
La porte s’entrouvre sur le visage épuisé d’une femme.
— Êtes-vous… Io Vangogh? demande le vendeur en consultant le reçu qu’il vient de sortir de la poche intérieure de sa veste. D’habitude, les clients utilisent des pseudonymes; peu donnent leur vrai nom.
— Je vous attendais, dit-elle en ouvrant complètement. Entrez.
Le vendeur franchit le seuil.
— Je ne savais pas que vous aviez des ailes, murmure-t-elle en refermant la porte.
— C’est un bel appartement…, dit-il en observant les lieux, encore dans l’entrée, tentant de détourner la conversation.
Mais Io Vangogh revient à la charge:
— Les ailes… Pourquoi?
— Ah, oui, les ailes. Ne vous inquiétez pas, elles ne sont pas naturelles. L’entreprise nous les fournit pour faciliter nos déplacements. Puis-je les poser quelque part?
— Oui, bien sûr, répond-elle en se décalant pour indiquer le canapé du salon. Là, sur le sofa.
Le vendeur lui sourit, retire délicatement ses ailes noires, les plie avec soin et se dirige vers le canapé. Puis il s’assoit, croise les jambes.
— Depuis combien de temps vivez-vous ici?
Io Vangogh n’a pas envie de bavarder. Elle répond à contrecœur.
— Vous devriez vous détendre, lui conseille-t-il.
— Je ne peux pas, dit-elle en arpentant la pièce. C’est pour ça que je vous ai appelé: trois nuits sans dormir. Je sombre une heure, mais les cauchemars reviennent aussitôt. Pourquoi avoir tant tardé?
Le vendeur consulte sa montre.
— Il est dix heures pile. Je suis arrivé à l’heure convenue, ni une minute en avance ni en retard. La ponctualité est notre plus grande vertu. Calmez-vous, sinon l’opération sera inutile. Pourriez-vous me donner à boire?
Io tente de s’asseoir, mais la requête l’en empêche. Elle gagne la cuisine en trois enjambées.
— De l’eau? crie-t-elle depuis là-bas.
— Vous n’auriez pas quelque chose de plus fort?
Io Vangogh trouve la demande étrange, mais elle revient avec un verre de whisky.
— Je n’ai bu que de l’eau et du café ces derniers jours. Pour ne pas m’endormir. Les cauchemars sont… horribles.
Elle reste debout, fébrile. On dirait qu’elle veut sauter par la fenêtre. Qu’elle a envie de fourrer sa tête dans le four et d’en faire un ragoût de cervelle. Le vendeur le sait. Il connaît trop bien cette sensation.
— Vous êtes mon dernier client de la journée. Et si nous parlions un peu? propose-t-il.
— Parler? De quoi?
— Je ne sais pas. Je ne discute jamais avec les clients. Pourquoi ne pas vous asseoir?
Il désigne l’espace vide à côté de lui.
— Et pourquoi avec moi? Pourquoi maintenant?
Elle ne bouge pas.
— Je l’ignore. Peut-être parce que c’est ma dernière visite et que j’ai le temps. Par exemple: que faites-vous dans la vie? Quel est votre vrai nom?
Il s’étonne lui-même de sa curiosité soudaine. C’est la première fois qu’il demande un nom.
La femme le dévisage, méfiante. Peut-être pressent-elle que le vendeur a d’autres raisons pour parler, comme s’il avait, lui aussi, envie de plonger sa tête dans un four. Mais elle chasse cette pensée et se concentre sur l’essentiel.
— Vous ne voulez pas savoir ce que je fais. Mon nom n’a aucune importance.
— J’aimerais le connaître, dit-il en haussant les épaules.
Elle ne répond pas, figée devant le canapé.
— Quand ont commencé les cauchemars? demande-t-il alors, une autre première dans sa carrière, brisant un peu plus la distance stricte entre vendeurs et clients.
— Je ne suis pas sûre. Ça fait deux mois, peut-être.
Le vendeur tente de parler, mais les mots meurent dans sa gorge. Lui aussi est épuisé. Soudain, il a une envie furieuse de partir.
La conversation est impossible.
— Où voulez-vous que nous procédions? demande-t-il enfin, posant son verre sur la table basse.
— Peu importe. Ici même, si possible, dit-elle, et ce n’est qu’alors qu’elle s’affaisse dans le canapé.
Son regard se fige sur la télé allumée.
Le vendeur ouvre sa mallette. Il en sort un petit ordinateur portable d’où s’échappent trois câbles épais, reliés par un nœud circulaire. Le câble principal est connecté à l’ordinateur. Le deuxième termine sur un casque muni de capteurs, et le troisième aboutit aux branchements de la télévision. De l’intérieur de la mallette, il extrait une boîte contenant plusieurs disques et en choisit un:
Rêves Parfaits (1ère dose régulée).
Client #4634: Io Vangogh.
Il insère le disque dans l’ordinateur, place le casque sur la tête de la femme.
— Prête?
Io Vangogh hoche faiblement. Le disque se charge, et le vendeur active le transfert de rêves. L’écran de télévision se met à crépiter. Les pupilles de la femme se dilatent. Il recule d’un pas. C’est le moment qu’il savoure de plus dans son travail. Le seul, peut-être. Le reste le fatigue: voler chaque jour à travers la ville, rencontrer des clients désespérés, affronter tant de cauchemars sans issue, tant d’insomnies poussées jusqu’à la folie. Personne ne dort paisiblement ici. Il le sait trop bien. Mais lui, qui frappera à sa porte pour lui vendre un rêve parfait, cette nuit? C’est pour ça qu’il a demandé un whisky. Pour ça qu’il a voulu parler. Pour ça qu’il s’abreuve de ces instants où des rêves préfabriqués inondent un esprit étranger.
L’opération dure quinze minutes pour un nouveau client. Le corps de Io Vangogh s’affaisse lentement sur le canapé. Le vendeur retire le casque avec précaution, range le disque avec les autres, referme sa mallette. Dans un ultime sursaut de conscience, la femme le regarde.
— Fermez la porte en partant, murmure-t-elle, parvenant à souffler un nom.
— Comment? Qu’avez-vous dit? demande le vendeur en se penchant vers elle. Quel nom avez-vous prononcé?
C’est inutile. Io est déjà plongée dans un sommeil profond et ne peut l’entendre. Le vendeur la contemple. Il est toujours aussi épuisé et écœuré qu’au début. Il la regarde un long moment. Puis il saisit le verre de whisky et le vide d’un trait. Parfois, il inspecte l’appartement de ses clients pendant leur sommeil, s’imaginant leurs vies. Mais pas cette nuit; il se sent trop las pour ça. Alors il secoue ses ailes, les enfile. La porte est fermée, mais la baie vitrée du balcon est ouverte. Il n’a pas besoin de réfléchir. Son choix est fait: il se dirige vers le balcon, et s’envole.
