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Les Fenêtres du bon Dieu

J’ai mis un moment à réagir, à reconnaître cette voix, ce prénom qu’on n’utilisait guère à l’époque. À la fac, on l’appelait rossignol à cause de sa passion pour l’ornithologie. Tout cela est si loin.

Jamais présent à notre banquet annuel, pas de temps à perdre dans ces agapes d’anciens combattants, il est pourtant resté notre sujet de discussion favori; untel l’a vu à la télé, l’autre entendu à la radio, sa réussite n’en finit pas de nous étonner. Que peut-il avoir à me proposer?

 Un déjeuner chez la Mère Brazier avec une célébrité locale, ça ne se refuse pas. Toujours svelte, d’allure sportive, juste un peu dégarni sur le haut du crâne, il me secoue la main comme s’il avait attendu ce moment toute sa vie. Dès les amuse-bouche, il entre dans le vif du sujet: une biographie, voilà ce qu’il a en tête. Je dois retenir un éclat de rire, lui expliquer que je ne suis pas l’homme de la situation; mon domaine c’est la fiction, et plutôt dans le genre minimaliste.  

On trinque au Saint Joseph. “Poulette aux morilles pour deux!” Il a des arguments pour contrer toutes mes réticences: il faut que je “sorte de ma zone de confort”, que je saisisse cette occasion unique de me faire connaître; ce n’est pas avec mes nouvelles que j’accéderai à la notoriété. Je me retiens de lui répondre que je m’en passe assez bien, pas envie de polémiquer le jour de nos retrouvailles.

 Il en a déjà parlé à un gros éditeur qui a validé le principe. Le succès d’un homme d’entreprise dans son genre, parti de rien, est un sujet porteur. Il déclare en m’adressant un clin d’œil que le bouquin sera proposé en piles dans tous les “espaces culture” de BestPlace! Je suis ébloui par le rayon du soleil qui frappe juste au centre de la rosace. La ferronnerie en volutes me rappelle le portillon de notre chapelle. Je songe à notre librairie de campagne, je doute que la carrière fulgurante de Lucas Delpierre soit de nature à intéresser nos clients.

Comment concilier un tel engagement avec la marche de notre boutique? Pas question de me décharger complètement sur Sylvie et encore moins de sacrifier notre vie familiale. Il a tout calculé: quatre pages par semaines pour une sortie dans un an, objectif réaliste puisqu’il me fournira toute la “matière première”.  

Il faut d’abord que j’en parle à Sylvie. En prononçant ces mots, entre deux cuillérées de crème brûlée, je sais que j’ai déjà cédé. Tout aurait dû me conduire à refuser et pourtant je me laisse tenter. “Un défi”, voilà mon excuse, et je ne renonce pas à toute ambition littéraire puisqu’il n’exercera aucun contrôle sur ma prose, certain qu’“un vieux camarade” ne médira pas sur son compte. Et puis, le personnage m’intrigue, m’impressionne, l’idée de le côtoyer quelque temps ne me déplaît pas.

Son assistante me connaît bien désormais. Elle me laisse prendre place dans le grand bureau vitré d’où je peux contempler l’agitation des cinq étages du centre commercial. Seule décoration, sur le mur opposé, une carte d’Europe constellée de points rouges indiquant les implantations de BestPlace. De treize à quatorze, chaque lundi, il me déroule son parcours professionnel en croquant les barres de céréales qui lui tiennent lieu de déjeuner. Contexte familial difficile, jeunesse insouciante à la fac, la musique, l’ornithologie, avant un changement de cap radical, une prise de conscience: l’existence est une lutte, une compétition permanente; suivront l’école de commerce, puis l’ascension éclair chez BestPlace. Même pimentée d’anecdotes sur le monde politique lyonnais, la matière ne me paraît pas exaltante. Elle manque de chair. Lucas se hérisse quand je le questionne sur sa vie privée. “Pas le temps. La prochaine fois”.

Il me livre quelques éléments de sa “vie maritale”: coup de foudre pour Agnès, une Québécoise venue faire un stage chez BestPlace; neuf années de bonheur; un fils, Adrien; puis la belle a eu “le mal du pays”. Pas revus depuis deux ans, mais il bavarde régulièrement avec eux par écran interposé. Il faudra que je me contente de cela.

Il a finalement accepté de me laisser rencontrer quelques collaborateurs, “ceux qui le connaissent le mieux”. J’avais besoin de recueillir d’autres témoignages, d’entendre d’autres voix. Las, après Jean-Jacques, Antoine et Marie-Claire, Benoît me reçoit dans le même bureau aseptisé et me sert les mêmes qualificatifs, “énergique, efficace, dévoué, visionnaire, etc.”, avec la même conviction, la même révérence pour son directeur.  

Lucas a compris ma frustration. Il me propose une “immersion totale”, pendant deux jours, la possibilité de le suivre partout, d’assister, en spectateur, à tous ses échanges, toutes ses réunions de travail. “Transparence absolue”, à condition de ne rien enregistrer ni de dévoiler la moindre information confidentielle ou gênante pour BestPlace.

Complètement dépassé par l’amoncellement d’acronymes et d’anglicismes, sans parler du débit de mitraillette de Lucas à qui ses subordonnés tentent de répondre sur le même rythme, je me borne à noter quelques impressions: l’urgence, la barre qu’il faut “placer toujours plus haut”, les performances, l’évaluation permanente. Je finis par deviner le sens des “asap, codir, roadmap, kpi, epm” qui reviennent sans cesse dans leurs bouches.

Les louanges de ses collaborateurs n’étaient pas exagérées. Emploi du temps infernal, chronométré à la minute, cinquante pour les réunions, dix seul dans son bureau pour quelques coups de fil, puis retour en salle, remonté comme une pile, prêt à argumenter sur un autre sujet, avec des chefs de service, fournisseurs, partenaires ou collègues, et même une fois le directeur général de BestPlace, son “n + 2”, toujours aussi à l’aise, convaincant, capable d’adapter son discours à son interlocuteur du moment.

Assis derrière la vitre, dans le studio de BFM Lyon, je l’entends répondre aux griefs des commerçants de la presqu’île opposés à l’ouverture de BestPlace les dimanches de décembre. Il retourne la situation en appliquant avec brio la doctrine du groupe: il faut considérer BestPlace comme une nouvelle place de village, avec ses cafés, ses restaurants, ses animations, un ensemble d’activités qui créent de la vie et attirent sur la presqu’île des clients dont bénéficient tous les magasins des environs. Pour appuyer son propos, il assomme son contradicteur d’une série de chiffres qui conclut le débat. Au retour, il exulte, “c’est bon pour la boîte”, vanter le local, le “gagnant-gagnant”, surtout ne pas tomber dans l’opposition avec les petites boutiques.

Il a fini par dire oui, par accepter de rogner sur un dimanche de travail pour un déjeuner à la maison. Est-ce l’effet du Saint Joseph ou celui de la cuisine de Sylvie? Lucas se livre un peu sur ses ambitions, son espoir de prendre un jour la direction de BestPlace France. Sa galerie est celle qui a connu la plus forte croissance ces dernières années, il a mis en œuvre à la perfection le plan stratégique, joué la carte de la proximité, de l’insertion dans le tissu économique régional: si quelqu’un mérite le poste, c’est bien lui. Je le taquine: pourquoi se borner à la scène nationale, pourquoi pas Londres, siège du groupe? Il me prend au sérieux, “chaque chose en son temps”. Mais quel objectif ensuite, quel défi à relever, puisqu’il en faut toujours un? Développer BestPlace en Amérique du Nord, puis en Asie, en faire le leader mondial!

Et nous, quels projets? Que lui répondre après cela? Aucun rêve grandiose, simplement continuer à donner accès à la culture aux gens du coin, partager nos plaisirs de lecture, tout cela en restant dans notre Diois natal, à l’écart de l’agitation des métropoles. Je ne l’invite même pas à visiter notre petite librairie, pourtant bien coquette, accueillante, avec sa machine à café et ses fauteuils où les clients s’attardent volontiers pour feuilleter un bouquin ou bavarder. Je devine ce qu’il en penserait, je sais où il me classe quand il parle de la vie comme d’une grande compétition, avec les gagnants, les perdants et ceux qui se contentent de regarder. Je lui dirai un jour qu’il oublie une quatrième catégorie: ceux qui ne fréquentent pas les stades.

“Un bon petit soldat, voilà comment tu me décris, un exécutant zélé, un robot efficace! Un seul paragraphe sur mes initiatives, pas un mot sur la dimension humaine!” Je n’imaginais pas une telle réaction de sa part. Je lui rappelle notre accord: malgré toute l’admiration que je lui porte, je garde ma liberté de ton, ma mission n’est pas de rédiger un dithyrambe. Par ailleurs, il ne s’agit que du premier jet d’un document en chantier, il était prévenu; je corrigerai le tir à la relecture s’il y a lieu. Quant à sa ritournelle de la “dimension humaine”, il ne tient qu’à lui de m’en dire plus sur le sujet. Jusqu’alors, il ne m’a guère montré que le visage du travailleur acharné, du manager courant de rendez-vous en rendez-vous. Il propose sur le champ un tour de la galerie pour me permettre de constater sa popularité chez les commerçants et les employés.

 “Mon clodo préféré! Il passe ses journées à contempler le ciel en soufflant dans son bidule, mais au moins celui-là n’effraie pas les clients. Je crois même qu’il les met de bonne humeur, ça vaut bien de petites récompenses”. Il désigne un vieillard imberbe coiffé d’un chapeau de cow-boy qui joue un air de blues à l’harmonica, assis sur une couverture. Autour de lui, un attirail hétéroclite, bouquets de fleurs, oiseau en cage, statuette de bouddha et autres bibelots. Je ne peux pas m’empêcher de faire le malin en citant Kundera: “celui qui contemple les fenêtres du bon Dieu ne s’ennuie pas; il est heureux”. Lucas me lance un regard apitoyé. En nous voyant arriver, le type arrête aussitôt pour le gratifier d’un grand sourire et d’un “bonjour monsieur le directeur”. Lucas le salue en jetant quelques pièces dans sa boîte de fer.

Je me suis rendu à son chevet dès que j’ai reçu son message: “Accident de voiture hier. Fracture du tibia. Hospitalisé à Édouard Herriot”. On dirait un autre homme ainsi allongé, immobilisé dans ce lit, soumis aux instructions des blouses blanches, lui que je n’ai connu qu’en dirigeant hyperactif, toujours en maîtrise. Loin de se laisser abattre, il garde l’œil vif, téléphone à ses côtés, disponible. Il a passé le début de l’après-midi à envoyer des consignes à ses collègues et à “gérer les urgences”.

Il a perdu le contrôle de son véhicule dans la montée de Choulans en rentrant du travail et percuté un mur, sans faire d’autres victimes. Une chose le tracasse cependant: il roulait avec sa voiture de fonction, en excès de vitesse et positif à la cocaïne: “mauvais pour l’image de la boîte”. Je tombe de ma chaise en apprenant qu’il en consomme régulièrement, plusieurs fois par jour. “Tout le monde en prend. Comment tenir le rythme, sinon?” Je repense à ces journées marathons où je m’extasiais devant son inépuisable énergie. Seul un campagnard dans mon genre pouvait y voir l’effet des barres de céréales.

Pas un signe de la semaine, aucune réponse à mes messages, je me décide à appeler l’hôpital. Il suit un traitement de sevrage après être tombé dans un grand abattement, une sorte de léthargie, avec symptômes dépressifs typiques de l’addiction à la cocaïne. On me conseille d’attendre un peu avant de lui rendre visite.

“Figure-toi qu’ils ont réussi à me faire participer à des séances de méditation. Les collègues n’en reviendraient pas!” Il ne s’attarde pas sur cette quinzaine “très difficile”, selon l’infirmière de service. Loin d’être guéri encore, il avoue passer de mauvaises nuits, guetter avec impatience les premiers gazouillis des oiseaux le matin, mais assure “voir le bout du tunnel”.

Il n’a plus qu’une obsession désormais: s’extraire de cet endroit, reprendre le chemin de BestPlace, “même avec des béquilles, même en fauteuil roulant”, sa place est là-bas. “Déjà cinq semaines qu’ils doivent se débrouiller sans moi, en pleine période d’évaluation des kpi, tu te rends compte?” Je ne veux pas le décourager, mais Julie, l’infirmière avec qui j’ai sympathisé, m’a affirmé qu’il n’échappera pas à plusieurs mois d’arrêt de travail.

Plus d’interactions possibles avec les collègues, plus de réponses à ses mails, “instructions des services juridiques du groupe”. Pas question pour eux de le mettre à contribution sur un lit d’hôpital. “Repose-toi bien et reviens-nous en forme”, c’est ainsi que s’est conclu son dernier échange avec son adjoint. Il fulmine, s’insurge contre ces juristes frileux, prompts à brider la moindre initiative, il s’occupe en échafaudant des projets innovants qu’il compte soumettre plus tard à la “DG”.

Julie pousse la porte, sourire en coin: un certain monsieur Germain se trouve à l’accueil et souhaite voir Lucas. Je suis surpris: elle m’a confié hier que, depuis son arrivée à l’hôpital, Lucas n’a reçu aucune autre visite que les miennes. Il accepte, convaincu qu’il s’agit d’un employé de BestPlace. Je comprends la mine malicieuse de Julie lorsqu’apparaît le personnage, chapeau de cow-boy dans la main gauche, bouquet de jonquilles dans la droite qu’il tend à Lucas. “Vous nous manquez beaucoup, monsieur le directeur”: je me demande qui se cache derrière ce “nous”. Lucas lui indique la table basse, l’infirmière s’en occupera, et me prie d’aller chercher son porte-monnaie dans le tiroir de l’armoire. L’homme proteste: il est seulement venu “pour le soutenir”. Lucas insiste, en vain. À court de sujet de conversation, le cow-boy sort l’harmonica de sa poche et propose de jouer un air “pour vous distraire”, mais Lucas l’en dissuade, “ce n’est pas l’endroit”.

Lucas ne comprend pas mon atterrement. Ce vieil homme a pris la peine de se renseigner sur son sort, il a effectué tout ce chemin pour lui offrir un bouquet de fleurs, de manière totalement désintéressée. Il concède qu’il aurait dû le remercier, il a oublié, mais il ne l’a pas humilié, il l’a traité comme d’habitude, en lui tendant une pièce.

Je le trouve apaisé, pour la première fois. Il me demande de pousser son fauteuil roulant jusqu’au fond du parc, près d’un bosquet où il a entendu des cris de mésange. Il a appris que son fils s’intéressait aussi à l’ornithologie. “Incroyable, je ne pensais pas lui avoir transmis ce virus. Il va me faire découvrir une réserve exceptionnelle au bord du Saint-Laurent”. Il a beaucoup réfléchi. Il est décidé à prendre une année sabbatique, BestPlace fonctionne très bien sans lui. “À mon tour de contempler les fenêtres du bon Dieu!” Avant cela, il se rendra une dernière fois au Centre, pas pour revoir ses collègues, mais pour s’excuser auprès de “monsieur Germain”. Quant à sa biographie, il n’y tient plus, mais il serait très heureux que je puisse y trouver l’inspiration pour une nouvelle.


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