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Notre besoin de consolation

Enfant, Arthur était subjugué par les plaques dorées accrochées aux façades des immeubles. Inlassablement, il demandait à sa nounou de lui déchiffrer les mystérieux titres gravés sous le Plexiglas: “Psychologue, psychiatre, psychothérapeute, psychanalyste.” Le petit garçon trépignait de joie à l’écoute de ces sonorités étranges. Sa nounou, une jeune femme d’origine marocaine, lui avait expliqué, avec ses mots, la nature de leur fonction: “C’est des spécialistes pour guérir le moral. Y parlent, y parlent, y racontent plein d’histoires et comme ça, les gens tristes, ils oublient tous les problèmes et après, ils rigolent!” En toute logique, le petit Arthur a donc été persuadé que ces belles plaques en or avaient dû être gagnées lors d’un championnat du monde de blagues. Il se promit de devenir, une fois grand, un super champion en blagues, afin de récolter les mêmes récompenses. C’est ainsi qu’était née la vocation du docteur Arthur Launay, psychiatre de son état, sur un malentendu.

À cinquante-six ans, il arrivait de plus en plus fréquemment au bon docteur Launay de convoquer de tendres souvenirs d’enfance, comme autant de baumes pour calmer ses anxiétés. Parfois, de véritables angoisses le submergeaient. Il projetait de s’en ouvrir à un confrère, tout en différant constamment un tel aveu d’instabilité. En attendant, il avait pris l’habitude de s’accorder de temps à autre une bonne rasade de whisky en rentrant de l’hôpital. Bientôt, la rasade était devenue quotidienne. Très vite, elle s’était multipliée par deux. Plus sa vie lui paraissait d’un vide abyssal, plus il buvait, et plus il buvait, plus il touchait le fond de ce vide abyssal. Le docteur Launay était devenu alcoolique. Le soir venu, il n’était pas rare de le trouver avachi devant la télévision. “Faites entrer l’accusé” figurait au palmarès de ses émissions préférées. Arthur Launay se passionnait pour les drames à huis clos, où l’ennemi n’était autre que le plus proche, dans le cercle restreint d’un couple, d’une même famille, au cœur de l’intime et du secret. Ici, l’ennemi avait parfois été aimé et respecté, avant d’être haï et méprisé. Ici, aux confins de l’ambivalence des sentiments, le fameux passage à l’acte devenait inévitable. Un moment de bascule, une folie meurtrière qui surgissait dans le réel avec force et fracas, au service de la destruction de cet autre, devenu insupportable. Le fou meurtrier se sera parfois acharné à coups de couteau, de marteau, de hache, pour parfaire l’effacement, comme s’il craignait que l’objet de sa haine ne soit pas tout à fait mort, comme s’il craignait qu’il ou qu’elle ne se relève pour le torturer encore.

Arthur Launay vivait à Saint-Mandé, dans une maison en bordure du bois de Vincennes. En ce premier samedi d’octobre, comme tous les samedis, il s’était rendu au marché. Il avait acheté des amaryllis rouges et un poulet rôti. À son retour, il trouva la maison paisible et silencieuse. Le parfum épicé de Tamara, sa seconde épouse, flottait encore. À cette heure-là, elle devait être abandonnée aux mains expertes d’un masseur. Tamara n’aimait rien tant que s’occuper de son corps. Arthur n’était pas mécontent d’échapper à sa présence. Il déjeuna dans la cuisine, avala un cachet d’aspirine. La veille, il avait bu avec excès. Il s’était réveillé la bouche pâteuse et le crâne endolori.

Il déambula dans le vaste salon, après avoir enclenché un CD de Billie Holiday. Les premières notes de Blue Moons’élevèrent, tuant le silence. Comme à l’habitude, tout était en ordre. S’il y avait une chose dont il pouvait féliciter Tamara, c’était bien ce souci de l’ordre et de la propreté. Arthur longea la bibliothèque murale remplie d’essais, de romans, de recueils sur la psychiatrie. Il s’arrêta devant une armoire vitrée où se trouvaient les objets qui avaient appartenu à son grand-père, Ambroise. Médailles et décorations militaires côtoyaient de vieux fusils de chasse, rangés comme des petits soldats. Arthur avait pensé à s’en séparer avant de se raviser. Sinon, comment raconter sans le trahir, ce grand-père fantastique qui aimait chasser le lion en Afrique? Ambroise Launay, héros de guerre tombé bêtement, terrassé par une mauvaise grippe. L’absurdité des choses… Avant de quitter le salon, Arthur jeta un long regard sur l’œuvre de Jean-Michel Atlan, accrochée au-dessus du piano. Tamara la qualifiait de “barbouillage”. Elle n’avait jamais eu la curiosité d’étendre ses champs de connaissances, pourtant bien minces. Et comment, lui, Arthur, avait-il pu céder à l’assemblage incongru avec cette femme? Cette question le taraudait de plus en plus fréquemment, jusqu’à la hantise. Invariablement, en guise de réponse, il se souvenait combien, après les quatre années de deuil et de solitude, tout l’avait charmé en elle. Tamara et son don des coiffures faussement négligées comme celle des poses. Ce “mine de rien”, stratégie subtile faite de gestes et d’expressions étudiés, de regards éthérés, de sourires enjôleurs, jusqu’aux ingénieuses modulations séraphiques de sa voix. À se demander d’où lui venait cette compétence à l’innocence feinte, cette facilité à truquer le naturel. Avait-il eu seulement envie de désactiver ses sortilèges? Il avait laissé la gaieté frivole de Tamara se substituer, pour un temps, à cette satanée mélancolie, amante anonyme toujours fidèle. Voilà que cette bête noire revenait, silencieuse et rampante, s’insinuer dans ses pensées et se répandre comme un venin, jusqu’au tréfonds de son âme.

Il pénétra dans son bureau, une pièce presque nue. Le deuxième tiroir glissa en émettant un couinement. Arthur pensa, machinalement, qu’il lui faudrait s’en occuper. Une photo en noir et blanc, dans un cadre de bois clair, en fut extraite. Une jeune femme brune posait sur la place Saint-Marc, entourée d’une nuée de pigeons. Marie souriait. Son foulard volait au vent. Il soupira. Heureux ceux qui s’étaient persuadés d’une vie après la mort. Arthur Launay ne croyait en aucun Au-delà. Aucune réincarnation, aucune résurrection. Aucun destin inscrit à l’avance par une main invisible. Pour lui, tout n’était que matière, la mort déjà programmée dans nos gènes.

Tamara avait développé des stratégies d’évitement; des après-midi à l’institut de beauté, des soirées au club de bridge. Arthur fut, elle n’en doutait pas, jadis épris d’elle. À présent, il se trimballait une tristesse poisseuse avec un plaisir entretenu. Voilà qu’en cette fin d’après-midi, elle découvrait, une fois de plus, son mari affalé sur le canapé, devant cette émission malsaine: “Faites entrer l’accusé”. Difficile de comprendre comment le vénérable docteur Launay pouvait se vautrer dans cette fange, faite de sang et de meurtres. Il poussait le vice jusqu’à enregistrer les émissions manquées pour les déguster à ses heures perdues, comme à cet instant, en sirotant du whisky. En général, il finissait quasi saoul à la fin de l’énigme. Et quelles passionnantes énigmes! Voilà le dernier récit fabuleux qui l’avait subjugué: Simone, une brave sexagénaire, avait reçu un coup de poêle asséné par son propre fils, pressé de toucher son héritage. La victime habitait une pauvre masure dans un village d’une campagne reculée où rien, jusqu’à cette funeste nuit, n’était jamais venu contrarier l’ennui. Le mauvais fils l’avait laissée gisante dans une mare de sang après avoir cassé un carreau pour faire croire à un cambriolage. Il avait nettoyé la scène du crime mais une trace d’ADN l’avait confondu. Il avait écopé de vingt ans. Voilà l’affaire. Sordide, minable. Une pitoyable histoire de traîne-misère et de crève-la-faim.

Tamara traversa nerveusement le salon en direction de la cuisine, avec une seule pensée en tête: celle du divorce. Elle procéda à un lavage méticuleux des mains. Elle avait une phobie des microbes. Elle alluma machinalement la radio. On y parlait d’un nouveau samedi noir, de manifestations de Gilets jaunes, de tirs de Flash-Ball, d’un œil perdu, d’une main arrachée. Sans émoi, elle pressa sur le bouton Off avant d’ouvrir la porte du réfrigérateur, à la recherche d’inspiration pour le dîner. Il y avait les restes d’un poulet rôti.


Le samedi suivant, Arthur avait consacré la matinée à sa rituelle promenade au marché. L’après-midi, il avait décidé de flâner en solitaire dans le bois de Vincennes. La veille, des pluies torrentielles s’étaient abattues sur toute la région parisienne. Il se réjouissait à l’avance d’aspirer l’odeur mouillée des feuilles, de dégager, tel un enfant, d’un coup de pied encore vaillant, les glands tombés sur son passage, de se fondre dans les teintes automnales, dans le souhait poétique de n’être plus rien d’autre qu’un élément du paysage. C’est donc en toute logique qu’il opta pour un pantalon rouille, un pull à losanges orange et kaki, un ciré jaune et des bottes de caoutchouc vert olive. Dans son accoutrement un peu clownesque, Arthur s’en alla fièrement, sans crainte des chemins boueux.

Le docteur Azoulay lui avait injecté de l’acide hyaluronique aux lèvres. Malgré la poche de glace, elles avaient doublé de volume, elles avaient viré au violet. Tamara redoutait déjà les railleries d’Arthur. Il ne se privait jamais de la moquer, comparant sa bouche à un bec de canard.

Tamara découvrit son époux dans la pénombre, vautré sur le canapé avec ses bottes de jardin, vêtu d’un ciré jaune, ouvert sur un affreux pull à losanges. Il ressemblait à un clown. Il buvait. Le tapis était jonché de miettes et de sachets apéritifs vides. C’était répugnant. Elle prit la ferme décision de parler divorce le soir-même. Il faudrait qu’il accepte de lui accorder une pension alimentaire, se disait-elle, et qu’elle puisse rester l’unique bénéficiaire de l’assurance-vie. Elle ne possédait qu’un petit deux-pièces à Paris et aucune source de revenus. Tamara avait toujours vécu sous la protection d’un mari, sans honte. Elle avait toujours assumé son statut “sans profession”. Les féministes et leurs aboiements hargneux ne l’impressionnaient pas. Travailler pour être indépendante, quelle énorme escroquerie! Plus aucune femme n’échappait à cette fausse idée de l’autonomie. Il n’y avait qu’à voir ces secrétaires et ces infirmières qui peinaient à boucler les fins de mois. Elles surgissaient à présent en gilets jaunes sur les ronds-points, exhibant sans pudeur leur statut de pauvre.


De retour de promenade, Arthur s’était laissé choir sur le canapé sans retirer son ciré jaune. Il avait gardé ses bottes. Sur la table basse, il avait pris soin de disposer le flacon de whisky plein et un verre vide, qu’il comptait bien remplir. Dans les placards de la cuisine, il avait trouvé quelques sachets de biscuits salés. Il n’avait eu aucun désir particulier, hormis celui de s’oublier dans l’alcool et le silence.

Il a bu. Sa pensée vagabondait. L’image de Tamara s’imposa à son esprit. Il ne la désirait plus, il ne l’avait probablement jamais aimée, pensa-t-il. Tamara lui avait servi de pansement. Constat navrant. Tamara méritait, comme n’importe quel humain, du plus dense au plus insignifiant, d’être aimée pour elle-même, avec ses failles et ses défaillances. Il pensa qu’il était temps de lui rendre sa liberté, en veillant à son bien-être matériel. C’était tout ce qu’il était capable de lui offrir.

L’obscurité s’est installée, jetant ses tentacules sur les murs. Il s’était dit que c’était le dernier verre. Il en a repris un autre. Il l’a levé, face au vide rempli d’ombre et de silence, pour trinquer en fou solitaire, à sa déchéance. Il a reposé son verre. Il a attendu, immobile, dans l’obscurité. Quelque chose devait se produire. Quelque chose qui viendrait briser le silence, faire voler en éclats ce temps suspendu, inerte. Il a attendu.

Tamara est rentrée. Elle a appuyé sur l’interrupteur. La lumière a surpris Arthur. Il a cligné des yeux. Tamara est allée dans la cuisine. Il l’a entendue ouvrir des portes de placards, se plaindre de quelque chose. Elle est revenue dans le salon, a enchaîné des phrases sans intérêt. Arthur n’a pas écouté son verbiage. Tamara s’est agacée, lui a demandé de la regarder quand elle lui parlait. Il l’a fait. Et il a ri. Elle avait les lèvres bleues et gonflées, le bec d’un canard. Arthur riait, Tamara hurlait, le visage déformé par la colère, plus comique que jamais. Elle l’a traité de poivrot accoutré comme un bouffon. Tamara a déversé tout ce qu’elle avait sur le cœur, tous les reproches d’une vie pleine d’ennui, dont il était tenu pour responsable. Après une deuxième avalanche d’opprobres et d’anathèmes, elle a parlé de divorce avant de poursuivre avec des revendications censées couvrir son préjudice moral: pension alimentaire et assurance-vie. Elle parlait d’argent. C’était ce que Tamara faisait de mieux: parler d’argent avec une vulgarité flamboyante. Alors Arthur s’est levé, presque sans effort. Il s’est dirigé vers la vitrine des vieux fusils et l’a ouverte. Il en a pris un, dont il connaissait le parfait état de marche. Il a puisé, dans une vieille boîte en carton, des cartouches d’un calibre honorable. Il les a introduites dans l’arme, une à une. Il a procédé méthodiquement, avec des gestes précis, comme si cet instant avait été répété maintes fois. Derrière lui, Tamara suivait le moindre de ses gestes, saisie par une peur grandissante. Elle lui a demandé, d’une voix blanche, s’il était devenu fou. Arthur s’est retourné, calmement, braquant le fusil sur elle. Il a visé le cœur, la source de toutes les douleurs. Il a tiré. Le corps de Tamara s’est écroulé au sol, dans une odeur de café brûlé. Voilà. Il l’avait fait. Il était passé à l’acte. Par charité chrétienne. À défaut d’assurance-vie, il avait offert à cette femme, inconsistante et inutile, une version de son indulgence, un billet pour accéder directement au Paradis. Arthur fit un pas en avant, puis un autre, lentement, mécaniquement. Il se pencha sur le corps, tel un médecin légiste venant constater le décès. Tamara gisait sur le dos, dans une mare de sang qui commençait à grossir sur son torse et se répandre sur le parquet, comblant les jointures des lattes de bois. Elle avait les yeux grands ouverts. Le coup mortel avait figé son regard dans une expression d’étonnement. Sa bouche en canard renforçait son air imbécile. Cette fois, Arthur n’eut aucune envie de rire. Curieusement, il ne ressentait rien. Le passage à l’acte pouvait donc n’être que cela? Cette absence totale d’émotion? Il n’éprouvait même pas une once de satisfaction ou de soulagement. Il soupira, se dirigea vers la table basse, avala la dernière gorgée de whisky. Non, le crime ne payait pas, même pas en un seul instant de bonheur fugace. Il reposa son verre. Il lui restait un dernier acte à accomplir. S’il avait été dans l’erreur toute sa vie et qu’il y avait réellement quelque chose derrière le rideau du néant, il allait bientôt le découvrir.

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