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Patho-intelligentsia

Il fallait faire vite; se dresser sur le garde-corps et sauter. Peut-être que son ami allait surgir de nulle part et le secourir au dernier moment. Il y a toujours des imbéciles qui veulent vous empêcher de crever. Mais Émile voulait-il vraiment mourir ou seulement voir quelques mains amicales le tirer de la rivière? Il douta encore.

En réalité, le doute s’était installé chez Émile depuis qu’il avait l’âge d’homme.

Il souffrait de son intelligence. Il appelait ça la patho- intelligentsia — l’intelligence comme névrose. Une névrose qui s’étendait à l’intelligentsia de toutes les nations selon lui. C’était peut-être là un des défauts d’Émile: en tant qu’intellectuel, il se pensait au-dessus de la mêlée. Oui, il pensait que personne ne pouvait le comprendre, qu’il était voué à la solitude et à la mort.

D’ailleurs, Émile considérait de plus en plus souvent qu’il était esclave de son intelligence. Pas seulement parce qu’elle lui était douloureuse, mais également parce que les autres s’en servaient contre son gré. Les autres; ça désignait tout à la fois. Sa famille, ses amis, ses fréquentations.

Commençons par sa famille. Émile a mal débuté sa carrière existentielle — pour ainsi dire — puisqu’il a hérité du syndrome autistique de son père. Autiste Asperger, Émile ne fait pas les choses à moitié et tutoie toujours des hauteurs augustes. L’autisme n’est pas une tare, mais ça ne vous facilite pas les choses pour autant. Émile en souffre. Il peut vous en parler avec tant de détails, alors si submergé par le tourment, mais il existe des propos plus brefs de sa part: “Ça fait chier”.

Émile détestait ses parents; c’est ce qu’il aimait clamer sur tous les toits. À ses yeux, ils n’étaient que des truismes, des apôtres de la banalité. Il les tenait pour responsables de son malheur.

Pourtant, ses parents lui ont toujours voué un amour sincère, même si tout à fait déraisonnable. Très vite, le père d’Émile a vu en son benjamin une promesse de réussite. Diplomate ou médecin. Avec une passion sans cesse renouvelée, il découvrait en lui des qualités extraordinaires. Un jour, il gueula à travers la pièce de vie:

— Chérie! Chérie! Viens voir… Vite!

Et la pauvre épouse arrivait tout affolée:

— Qu’est-ce qu’il se passe?

— Regarde!

— Je ne vois rien.

— Mais si, regarde Émile! Il joue avec des Kaplas.

— Et alors?

— Observe ses mains… Si dextres, à son âge! Je peux me tromper, mais il fera sûrement un grand chirurgien.

— Tu crois?

— Oui! Regarde ses doigts, la précision du geste… À six ans! Moi, je tremblais encore à dix!

Et quand Émile s’était mis au piano, il fut le futur Debussy. Chaque exploration du jeune garçon devenait un pari à faire sur l’avenir. Son père quadruplait alors les heures de pratique pour le mener au sommet. Mais ça n’aboutissait qu’à l’épuisement total du jeune homme.

Ainsi, Émile ne fit plus rien. Surtout, il se garda bien de dire quoi que ce soit à ses parents, de peur qu’ils avortent sa nouvelle passion. Il s’enferma dans sa chambre et lut durant les dix années suivantes. Il avait aimé Camus à douze ans, adoré Sartre à quatorze et sombré avec Cioran à seize. Lire Cioran à seize ans, quelle idée; évidemment qu’il finirait par se suicider. Pourtant, ses parents n’y voyaient rien à redire. À lire ainsi, il finirait bien par devenir directeur d’une grande maison d’édition ou même un écrivain à succès. 

Ils n’avaient pas entièrement tort: Émile a fini par devenir employé d’imprimerie. En effet, après avoir gardé le secret sur ses ambitions qui naissaient et mouraient dans sa chambre d’adolescent, il quitta la maison à sa majorité. Il revoit encore ses parents, près du portail.

— Mon fils, mon fils! répétait sa mère; dire que tu vas faire de grandes études à Paris.

— Mon fils, mon fils! hurlait son père; la capitale, la ville des Lumières, Victor Hugo!


C’était à qui mieux mieux. Émile n’eut pas la force de leur dire que ce n’était que sa première année de géographie à l’université de Vincennes. Oui, c’est cela, déjà à dix-huit ans, ses forces le quittaient pour ne plus jamais revenir. On l’avait usé jusqu’à la moelle, rien que par des rêves qui n’étaient pas les siens. Il ne revit jamais ses parents, ne prit jamais de leurs nouvelles. Peut-être sont-ils vivants, peut-être sont-ils morts. Il avait encore reçu un appel, la semaine dernière. Une décennie qu’ils essayent. Un jour, le téléphone ne sonnera plus et Émile saura ce qu’il en est.


Une fois affranchi des affres familiales, Émile avait d’abord flâné. Une vie de flâneries. D’abord sur les bancs de la fac — qu’il abandonna rapidement, épuisé qu’il était avant d’avoir commencé —, puis dans les rues de Paris et les chambres de ses amourettes. Que des amourettes; loin de lui l’idée du grand amour. Oui, Dieu merci, il n’avait épousé personne et ne s’était pas reproduit. Il se targuait de ne pas avoir commis ce crime irréparable qu’est celui de prolonger ses ignominies chez un autre. Et puis Émile détestait le bruit que faisaient les enfants — déglutitions, rots, cris —, il ne s’entendait plus penser en leur compagnie.

Un quotidien sans vague, conforme à ses aspirations.


Aussi avait-il rencontré Igor dans un café du boulevard de Magenta. Igor, c’était un Russe qui s’était lancé dans la grande imprimerie sans un sou en poche. C’était un jeune homme qui ne se réfrénait en rien. Il vivait avec son feu sacré et ne souhaitait que se transcender. Ce qui plut à Émile chez Igor, c’est son air fier et confiant, malicieux et doux. Il semblait ne rien attendre, ni des autres ni de lui, n’ayant foi qu’en son talent; ça changeait. Ils tissèrent d’abord une amitié sincère. Elle était née du jeu; pétanque, poker ou tennis. Émile adorait jouer — à quoi que ce soit; il se définissait comme un homo ludens radical — mais il n’en avait jamais eu l’occasion lorsqu’il était enfant. “Ça rend débile”, disait sa mère. Alors Igor, sans le savoir, lui avait donné un précieux aperçu du temps qu’il avait perdu. Émile admirait son compagnon de route. Il le trouvait très beau avec son nez aquilin et ses yeux jade. Il aurait voulu savoir si sa peau était douce, mais il n’osa jamais le toucher.

Puis un jour, l’ami rêvé comprit qu’Émile était en proie à de sévères déboires financiers — il le vit lécher l’intérieur de ses boîtes de conserve — et lui proposa de dormir à l’imprimerie en attendant de trouver une solution. L’affaire d’une semaine ou deux, pas plus, lui avait garanti Émile; il était finalement resté deux ans.

Ces mois de labeur avec Igor furent paisibles. Émile se reposa enfin de la vie tourmentée qu’il avait menée dans sa chambre d’adolescent. Mais vint ensuite la récession et l’imprimeur exigea des efforts. Émile s’en souviendra toujours.

— Émile!

Il l’appelait depuis son bureau. Émile se releva — il faisait une micro-sieste accoudé à la cafetière — et se déplaça d’un pas lent.

— Émile! répéta l’autre; dépêche-toi!

Un curieux sentiment de déjà-vu l’envahit. “Dépêche-toi!”, c’est son père qui lui disait toujours ça. Au vrai, son père n’était pas si terrible, seulement médiocre; ce n’était que maintenant qu’il s’en apercevait. Une angoisse familière naquit près de sa poitrine.

— Oui, pa… patron?

Il butait toujours sur le mot “pa… patron”, mais ce n’était qu’un trait d’humour; rien à psychanalyser ici. Et puis Émile avait perdu tout sens de la hiérarchie depuis longtemps déjà.

— Écoute, j’ai besoin de toi. Il faut qu’on gagne des parts de marché à l’étranger, qu’on s’exporte loin de la crise.

Émile acquiesça sans y croire.

— Il faut que tu ailles à l’étranger, que tu démarches, entreprennes, convainques, poursuivit Igor; il faut que tu nous sauves! C’est toi, le cerveau.

— Pourquoi ça serait moi?

— Tu m’as dit que tu étais Asperger, non? Et puis tu as lu Camus à douze ans. C’est vrai, n’est-ce pas?

Ça l’était. Émile souffrait de nouveau; Igor venait de le réduire à son intellect. Mais pour Émile, son intelligence, c’était sa plus grande maladie. Il l’avait fuie par tous les moyens. S’il avait accepté de travailler pour un petit imprimeur, c’était aussi pour calmer son agitation intérieure. Et on sollicitait à nouveau son génie pour convaincre des clients. Rien ne peut être pire que de se confronter à soi-même. Il s’épuisait déjà.

L’autre lui tendit une grosse enveloppe et un carnet de chèques.

— Tu commenceras par le marché italien. Trouve des éditeurs avec qui travailler. Après, tu iras voir les Biélorusses, les Kosovars, les Ouzbeks et les Kirghiz.

— Aucun problème, Igor. C’est faisable.

Il savait que c’était impossible.

— N’hésite pas, au retour, à passer par la Pologne, la Scandinavie et la Grande-Bretagne. Il nous les faut tous, mais dépêche-toi, dans un mois, à ce rythme, on met la clé sous la porte.

— Bien entendu, cela va de soi.




Il regrettait déjà. Sa tête lui faisait mal. Émile n’avait jamais su dire non ou même discuter un ordre. Il n’avait jamais rencontré son non originel. Igor lui tapa dans le dos et Émile courut à l’aéroport afin de prendre le premier vol pour Rome. Le lendemain, il traversa

toute la ville italienne pour trouver des collaborateurs. Il ne s’en rendit pas compte, mais il ne fit alors plus que courir. Si Émile se donnait tant de mal, c’est qu’il aimait Igor plus que ses parents. Il se sentait redevable de l’amour fraternel qu’il lui avait témoigné.

Il voulait faire encore mieux que ce que son entourage attendait de lui. Mais à mesure qu’il se surpassait, il se consumait. Il ne pouvait plus que vivre en se hâtant, tandis que la nuit il réfléchissait à comment séduire les éditeurs. Il lui arrivait d’être épuisé et de vouloir céder au sommeil. Il se reprenait immédiatement; il se droguait et tout allait mieux.

Il n’eut en revanche aucun succès chez les Romains. Il lui manquait l’élégance et le raffinement. Chez le dernier éditeur, on lui avait expressément demandé de ne plus courir dans les bureaux, d’autant plus que le parquet était fragile. Mais il s’en foutait.

Il se promit que ça allait être différent à Minsk, en Biélorussie. Les manières slaves seraient peut-être moins exigeantes. Igor est bien slave, et il est d’une indélicatesse crasse. Ça n’enlève rien à ses qualités humaines, se rassura Émile.

Il quitta Rome pour l’Est au plus vite, galvanisé par l’espoir. Convaincu par sa théorie, Émile explora Minsk non plus par une petite foulée, mais d’un sprint perpétuel. Il brûlait de réussir. Il bousculait les badauds, s’écrasait sur les baies vitrées, enfonçait les portes des immeubles et se défenestrait pour en sortir; ne pas perdre de temps, surtout ne pas perdre de temps.

Émile ne se pensait pas burlesque, sa mission lui paraissait très sérieuse. S’il arrivait à visiter chaque éditeur de Minsk en une matinée, ça serait une centaine de roubles d’économisés. Enfin, encore faudrait-il avoir le bus de 11 h 48 pour l’aéroport. Cet après-midi, le Kosovo. Sans tergiverser, le Kosovo. Pour l’instant, il n’était qu’en Biélorussie. C’est ainsi que, pris d’une frénésie incontrôlable, il saccagea une dizaine d’entreprises minskoises. Bien sûr, il fut bientôt connu de la maréchaussée locale qui, en vertu de ses pouvoirs démocratiques, le déposséda de son passeport. On le dépouilla aussi de son chéquier et de ses espèces; simple précaution.

Une fois remis en liberté et privé de son identité, Émile fut terrassé par une peur panique. Qu’allait penser Igor? Qu’allaient dire ses parents? Peut-être allaient-ils, tous ensemble, monter une sorte de syndicat contre lui.

Il se remit à courir dans les rues, mais il réalisa soudain qu’il n’avait plus de raison de le faire. Il ne lui restait même plus une bonne raison de s’épuiser. Il était à nouveau seul. Seul avec lui-même et son intelligence maladive; elle qui lui commandait tant de pensées étranges. Insupportable, proprement insupportable. C’est là qu’il aperçut ce pont, près du parc Gorki. Des oiseaux s’envolaient au loin. Ils paraissaient à l’aise et rapides dans les airs. Tous magnifiques, tous détestables. Émile exécra les voir se pavaner ainsi; ça le ramenait à sa médiocrité. Sa médiocrité; comme son père. Médiocre, oui, pas très en forme. Celui qu’on attend au tournant et qu’on attend encore, parce qu’il n’a pas trouvé le tournant. Même combat, même trajectoire. Enfin, il ne faut pas parler de trajectoire, mais plutôt de fuite en avant. Sa mère lui disait toujours: “Tu ne trouveras pas, Émile, c’est tout droit.” Il empruntait sans cesse des chemins tortueux. Il s’était perdu en chemin, épuisé dès le premier pas. Il allait décevoir Igor comme il avait déçu ses parents. D’ailleurs, Igor ne tarderait pas à venir lui demander des comptes. Et s’il était déjà à Minsk? Et si c’était lui, cet homme au chapeau, à quelques mètres de lui? Il imaginait déjà son regard plein de reproches.

Ah! Foutues logorrhées de l’esprit; patho-intelligentsia qui ne s’adressait à personne si ce n’est à lui. Vite, le silence. Vite, le pont, sa rouille, sa ferraille. Il grimpa dessus.

Alors, debout sur ce garde-corps, de nouveau cette unique et même question: Émile voulait-il vraiment en finir ou seulement jouir d’une affection désintéressée?

Eh bien cela, seul Émile le sait. Ou peut-être ne le sait-il pas encore.


Patho-intelligentsia

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France
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