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Portrait onirique d’Olva Vaz

Les Tesla fondent en silence dans le désert, le golfe du Mexique asséché par une malédiction, pendant que des âmes fébriles s’écoulent dans les fissures d’un quotidien chaotique. Sous le ciel d’un bleu névrosé et impossible, les cyclistes édentés et sans jambes continuent leur course effrénée vers un horizon qui recule devant rien et à chaque respiration. Un bidon d’essence verte lancé par un spectateur en pleine figure du cycliste qui ne tombe pas. Les sparadraps blancs se transforment en papillons colorés, fluo et nocturnes qui se nourrissent joyeusement de nos insomnies. Ils déposent leurs œufs sous nos paupières vieillissantes et tremblantes. Les bombardements, feux et morts, personnes tuées, déplacées et affamées à cause de combats qui ne s’arrêtent plus. Ils prennent du plaisir à tuer. À Gaza ou à Soumy. À Shomera ou à Dhamar. Au Soudan ou en RDC. Mêmes combats. Mêmes horreurs. L’humanité brûle pendant que d’autres se disent que la vie est belle, que la terre est un paradis. Dans la ville verticale et végétale, les selfies s’accumulent comme des feuilles mortes. Chacun portant l’empreinte de visages qui n’existent déjà plus. Visages et corps transformés par des logiciels qui nous épuisent. La vie n’est plus un seul combat. Tout s’est multiplié, démultiplié à l’infini. Les néons bleus des mots résilience et performance clignotent et dansent sur un tango macabre au-delà des toits des immeubles. Les nuages forment des graphiques ascendants. Je marche sur un tapis roulant fait de miroirs brisés. Chaque pas écrase mes reflets condensés. Des miroirs jusqu’à l’infini dans une galerie d’épuisements identiques. À l’intersection des rêves et des alarmes matinales, des sonneries métalliques, un arbre qui pousse trop vite et dont les fruits sont des Iphones qui sonnent tous à contretemps. Les réseaux sociaux tissent leur toile entre mes doigts, transformant ma main en une étrange créature arthropode qui ne m’appartient plus. Dans le métro des abîmes, les passagers portent des masques à l’effigie de leur propre visage, mais légèrement plus jeunes, légèrement plus heureux, mornes. La nuit se peuple d’êtres composites, mi-humains mi-écrans, qui errent en quête d’une connexion qui ne soit pas virtuelle. Une femme m’observe et s’approche de moi. Elle me lance d’une voix désespérée: cessez de me suivre! C’est du harcèlement! Je vous ai déjà dit que je ne suis pas la mère de Marceau Ivrea. C’est une grossière erreur. Votre reconnaissance faciale ne fonctionne pas. Il y a des bugs dans votre système! Dans ce rêve digne d’un puzzle, je sens mon corps se débattre dans la réalité. Un serpent tente de m’avaler. Je me réveille à temps et je le vois glisser dans les draps de ce lit trop large pour moi. Une voix me dit: Si tu n’es pas en burnout c’est que tu prends des drogues. Et un jour tu tomberas de toute façon et tu seras en burnout.

J’ai rêvé pendant plusieurs semaines et pendant plusieurs jours d’affilée que je suivais Olga Vaz dans une ville que je ne connaissais pas. J’ai d’abord pensé que j’avais créé son visage grâce à l’intelligence artificielle, puis je me suis rappelé de Mapuetos, des descriptions de Marceau Ivrea, ses manuscrits retrouvés à Bruxelles dans un hôtel, la présence de Rimbaud, les longs couloirs de rêves, de rencontres oniriques inoubliables. Je me suis souvenu de la drogue, l’écriture. Écrire, écrire, pour ne pas tomber, pour ne rien oublier, écrire pour apprendre à rêver, rêver pour écrire. Une voix me dit: oublie-toi. Désespère-toi! Tombe de haut. Casse-toi la gueule! Ne résiste pas. Quitte l’urgence. L’angoisse est au cœur de ta déchéance. Je me dis que j’ai passé plus de temps à rêver qu’à écrire, plus de temps à écrire qu’à vivre, plus de temps à écrire, à rêver, à vivre qu’à aimer. Le serpent s’échappe, était-ce le symbole de la sexualité ou celui du bâton de Moïse transformé en serpent pour se protéger des si nombreux pouvoirs négatifs. L’énergie positive se dissipe, s’en mêle — le chaos —, s’échappe, transperce, avale. Mon corps s’épuise, je suis le serpent. De l’eau, je cherche de l’eau. Plus d’eau. Que de la sueur en bouteille. Que des larmes en flacon. Que du sang en citerne. Je ne serai jamais le vainqueur. Je mourrai inconnu. Je suis déjà mort. Olga Vaz tente de s’échapper. Elle court mais n’avance pas. Une bombe et tout est oublié. Un éclat et tout s’efface. Un peuple, une civilisation, une humanité. Une voix me dit: c’est ta mère, regarde, Olga Vaz est ta mère. C’est toi Marceau Ivrea. La voix éclate de rire. Pour m’humilier. Les tapis roulants de la ville déraillent. Le monde s’éteint. Nous sommes plongés dans une obscurité insensée. Dieu joue au poker menteur. Un homme me gifle les fesses et me frappe avec une cravache en or. Les tatouages de mon corps s’effacent aussi. La peau devient transparente. Je peux enfin voir mon foie. Qui tremble.

Combien de fois? Une dernière fois? Il n’était plus une fois. Une voix me dit: Mapuetos n’existe pas. Ce n’était qu’un rêve. Un fantasme. Juste de l’occupationnel. Perdre du temps gratuitement. Perdre son temps. Temps. Tant de fois. Technique de torture chinoise. Je sais que Mapuetos existe. Je sais que Olga Vaz est la mère de Marceau Ivrea. Les escaliers que j’emprunte se multiplient sans logique, chaque marche me conduisant simultanément vers des étages qui n’ont jamais coexisté dans le même bâtiment. Quand Olga Vaz parle, sa voix se matérialise en cristaux violets qui s’incrustent dans les murs, témoins silencieux d’une vérité que je n’arrive pas à saisir. Les voix, c’était elle. La mère. Au carrefour des possibles, ma peau se couvre de cartographies inconnues — l’itinéraire vers Mapuetos que je cherche depuis quatorze ans se dessine dans les veines de mon dos, au niveau des lombaires, visible uniquement dans ce miroir brisé où mes yeux ne peuvent fixer directement ce que mon corps sait déjà. Le rêve est apocalyptique. Il n’y a plus d’espoir. Il ne me reste plus que cette narration qui se désintègre lentement elle aussi. Il ne me reste plus qu’une peau aux tatouages dignes de Prison Break. Nous sommes tous et toutes individuellement et collectivement responsables de la violence du monde. Olga Vaz approche son visage du mien. Des cafards sortent de ses yeux. Elle va mourir. Elle va tomber dans sa cuisine. Elle veut savoir ce qui me pousse à toujours rebondir. Pile électrique? Énergie éolienne? Que du vent? Je me pose entre deux miroirs. J’observe depuis plusieurs semaines que les cartographies sur mon dos se modifient chaque fois que je rencontre Olga Vaz. Une voix me dit: ces transformations correspondent à des événements réels dans une ville que tu n’as jamais visitée. Tout bouge. Mapuetos n’a jamais été au même endroit. Regarde le totem sur tes petits dentelés.

J’ai tué le serpent. D’un rêve à l’autre, j’ai documenté méthodiquement mes rêves et les changements sur ma peau. J’ai créé un journal composé de photos de mon dos. Descriptions de rencontres oniriques. Horizons pointillés. Jeu de l’oie, odeurs pestilentielles de cadavres d’enfants, violences verbales et physiques méthodiques. Les démons sont entrés dans la maison blanchie à la chaux. La lune s’est éteinte. Il est 5 h 5, je viens de me réveiller en pleine nuit. Je lis sur mon téléphone: plusieurs appels en absence. Cent onze appels en absence. Nouvel appel. Je réponds: — allô? Une femme me dit: — ne parlez pas trop fort. Murmurez. Le système n’entend pas les murmures. Nous sommes un groupe clandestin de cartographes des rêves. Nous croyons que Mapuetos est un lieu réel existant dans un plan parallèle, accessible uniquement via les rêves partagés. Nous sommes convaincus que vous êtes un pont extrêmement rare, un être dont le corps manifeste physiquement les coordonnées du passage.

J’ai raccroché sans répondre. Mon esprit oscille entre la conviction d’être victime d’une folie collective et l’espoir de trouver enfin Mapuetos. Mais je comprends progressivement que ma quête de quatorze ans n’est qu’une partie d’un plan bien plus vaste, orchestré par Olga Vaz elle-même.

Portrait onirique d’Olva Vaz

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