Pourquoi? Comment?
Ma fusée filait pourtant entre étoiles et planètes d’un train de sénateur, les saluait superbement au passage. Dans le hublot, l’astre de ma destination enflait, lisse et rebondi comme une fesse, sans tourbillon dépressionnaire autour ni rien du tout. Du gâteau! Du nectar! Et après, job accompli. Retour a casa et dolce vita ad vitam aeternam!
Au boulot, j’avais toujours apporté les solutions. Je reconnais ma chance: j’ai vécu de ma passion. Tant de gens meurent d’ennui dans trains et bureaux. À la base de lancement, le chef ne tarissait pas d’éloges sur mon compte: Le meilleur astronaute de sa génération, a-t-il déclaré aux journalistes à mon dernier voyage. Et quand je parlais aux collègues, ils souriaient. Ils me soufflaient dans l’oreillette: Des comme toi, il n’y en a pas beaucoup.
Fier. Content de moi, j’étais. Médaille rouge vif du grand Stakhanov.
Et voilà! Sans prévenir, mon engin interstellaire réduit sa vitesse et s’arrête. Un boucan du diable envahit mon habitacle. C’est l’alarme. Qu’est-ce qu’il y a, bon Dieu? Une sonnerie stridente Bi-bup! Bi-bup! et sans fin me vrille la macédoine. Si je connaissais l’idiot d’ingénieur qui a conçu un bruit aussi stressant pour signaler un problème! Nom de Tcheu, comment imagine-t-il qu’on peut se concentrer sur une situation de crise dans cet enfer impromptu? Tcheu, nom de Tcheu! Qu’est-ce qui se passe? Allô? Allô? Unité centrale?...
Aux abonnées absentes, l’Unité centrale! OK, pas d’instruments automatiques de contrôle. Une panne, un comme moi? Jamais! Je laissais ça aux autres, les fragiles, les mauvais, les mal équipés ou ceux qui dissimulaient autre chose derrière une avarie. On les connaissait, ceux-là; il y avait des spécialistes! Moi, je suis un super-pilote. Jamais d’excuse. Zéro certificat. On me consultait en cas de problèmes. Ben là, il ne me reste plus qu’à inspecter moi-même les éléments vitaux de ma fusée. Moteurs? R.A.S. Réservoirs? Idem. Pourquoi je n’avance plus, alors?
Patience, patience! ça va peut-être repartir tout seul. Un peu de repos, parfois, ça suffit. Parfois… Bon, ben non! Tentons un Reset. Allez, hop! Reset ! … Hey, ohé, Reset! j’ai dit. Semblant de redémarrage. Hoquets disgracieux. Le peu de flamme bleue ressorti des tuyères s’amincit aussitôt, se raccourcit et s’éteint. Panne de feu.
Par contre, l’alarme pète la forme dans ma cabine. Je deviens fou. Si je tombe sur l’émetteur, je tape dedans au marteau. Bérézina spatiale. Naufrage intersidéral, inopiné et général.
Au moins, la touche d’aide dit-elle bien à quoi elle sert, avec son immense point d’interrogation sur le dessus. Alors, un petit diagnostic quand plus rien ne répond?
— Unité centrale grillée.
Nom de Tcheu! Et je fais quoi, moi, avec ça?
Je clique droit sur Solutions. L’écran réplique, pan dans les dents: Le module de secours est en train d’analyser la situation et rétablir les commandes. Bonne nouvelle… Et un cercle bleu ridicule tourne, tourne et tourne sur lui-même, au milieu.
Que dalle! Zut! Je clique gauche sur Durée de la réparation. Réponse: ça dépend de l’état des circuits. Puis, aussi sec, un dernier message: Mode transition activé.
Comment ça, transition activé? Qu’est-ce que ça veut dire, Transition activé? Et ça va dépendre comme ça combien de temps? Et cette fichue alarme qui ne se coupe pas: c’était encore ça, le pire. Pas moyen de penser tranquillement.
Je vérifie la connectique. OK. Je reboote le système. Sans le moindre effet. Tout noir, le tableau de bord. Il ne me fait même pas la grâce d’un Moteur kaput. Je ne dispose pas de la plus mince piste.
Un peu de honte me monte au front: achever sa carrière sur une histoire de ce genre, c’est lamentable, indigne. J’ouvre un à un les vingt-cinq mille placards dissimulés dans mon habitacle plein de démons et en extrais une bonne vieille radio avec sa batterie pendant que la sirène gueule toujours.
— Allô, John? Tu m’entends?... Tcheu, nom de Tcheu, la réaction n’arrive pas! Allô? John?
Cet ami de faculté n’avait pu devenir astronaute pour raisons médicales. Faute de quoi, il concevait des véhicules spatiaux. Un type brillant et pondéré. Un cerveau externe d’aide. On était restés potes depuis les études. De mon orbite, hier encore, j’ai passé un bout de sa soirée avec lui par le moyen de cette même transmission de secours, sur une fréquence secrète, histoire d’être tranquilles. Il me racontait comment et combien sa femme l’emmerdait, mais d’une allure!... au jour le jour et jusqu’à perdre son calme, lui, John, et qu’il partirait volontiers sur la lune lui aussi. Je m’en fichais un peu, je n’avais pas de problème, mais il lui fallait une oreille fiable et j’étais un gars solide.
— Allô, Major Tom? Oui, oui, je t’entends. Mais qu’est-ce qu’il arrive derrière toi, Bro? Tu as réveillé en sursaut une compagnie de pompiers?
— ça te fait rire, toi?
Je lui explique en quelques mots plutôt spontanés.
— Waouh! Excuse-moi, Bro! J’ai sous-estimé la situation.
— John, je reste le bec dans l’eau. Qu’est-ce que je fais pour m’en sortir?
— Ben, rien. Tu as exagéré, Tom. Le système a surchauffé, s’est mis en sécurité et le module de secours s’est lancé. L’unité centrale va générer des solutions à partir des circuits restés intacts et alors tu repartiras peut-être, peut-être pas aussi vite qu’avant, peut-être pas aussi bien, ça dépend.
Ils commencent à m’énerver sévère, eux tous, avec leurs Peut-êtreet leurs ça dépend. Leur ai-je jamais répondu Peut-être ou ça dépend, moi? On voit bien que ce n’est pas eux qui dépendent.
— Et qu’est-ce que je fiche de ma vie pendant ce temps-là, John?
— Considère le positif, vieux: dors, vis comme tu aimes, déconnecte, mets ton nez au hublot, regarde la terre tourner sans toi, prends des photos et poste-les… C’est chic, les belles images. Le service Com appréciera.
— Mais, John… Nom de Tcheu, est-ce que quelqu’un réalise ce que je traverse?... Comment je roupillerais avec ce truc qui hurle, à l’intérieur? Et qu’est-ce qu’il y a d’autre à voir ici que les parois pleines de surprises, généralement mauvaises, de cette foutue capsule? Ou alors tu vas me dire qu’outre la compagnie de pompiers qui me casse les oreilles, tes collègues ingénieurs ont planqué quelque part une bibliothèque ou une télé? Ou bien que je pourrais enfiler un scaphandre et me balader dans le cosmos, une heure par jour, pour me changer les idées? Ou galoper dans le vide autour de ma capsule, faire du sport et attendre le bon vouloir de cette satanée bordel de merde d’unité centrale?
—… Calme-toi, Bro. De toute façon, tu n’as pas le choix. Respire. Concentre-toi sur l’instant présent. Un nouveau départ viendra, tu verras. Et pour le reste, si tu ne dors pas, écris, dessine… T’as toujours aimé jouer à l’artiste, non? Tu traverses juste un moment de transition.
— Encore un qui m’assaisonne de sa transition, nom de Tcheu!
— Tom! Pour l’instant, tu ne contrôles plus: la machine décide, tu n’y peux rien. Et elle a choisi d’aller se coucher. Mais c’est une opportunité!
John me déçoit.
— Tu pourrais peut-être m’indiquer au moins comment couper cette foutue alarme ?
— Je vais essayer d’ici, Bro. Cela peut prendre plusieurs minutes.
Au bout d’un temps interminable, la voix de John troue à nouveau le vacarme:
— Les informations que j’envoie à ton unité centrale pédalent dans la choucroute, Major Tom. Elle ne les assimile plus. Mais, t’inquiète, la sonnerie s’arrêtera d’office avec la réparation.
— John, ce que tu suggères n’est pas possible. Je pourrais tenir un peu si je savais que ça cesserait de gueuler tôt ou tard. Tu ne peux pas introduire une date-mémo ou une heure? Ou déconnecter le haut-parleur?
Re-silence de Tom. L’alarme ne fatigue pas. Elle tourne façon planète atomique. Bi-bup! Bi-bup! Bi-bup!
—… Erreur fatale et permanente! Désolé, Tom, ça ne marche pas non plus.
— Comment ça, permanente, nom de Tcheu? Pitié, John! Tu ne peux pas m’abandonner comme ça!... Et si tu proposes une échéance plus longue? Essaye encore, s’il te plaît!
—Sorry, Bro. Erreur fatale et permanente!... Ton unité centrale ne supporte plus rien. Écoute, ne t’inquiète pas trop pour le permanente: c’est du langage de machine. Tout ça durera jusqu’à ce que tes organes de commande récupèrent.
— Ah oui, ça cessera quand ce sera fini? J’adore la logique de tes ordis, John!
— Désolé, mon Bro. Ce sont les limites du génie électronique. Mais d’ici l’arrêt automatique de l’alarme, tu trouveras des boîtes de pilules roses dans ton kit de secours: deux par jour, cela te calmera et t’aidera à dormir. Si ça ne suffit pas, augmente les doses, c’est sans danger.
— Hein? Quoi? Dormir? Allô, Major Tom? Allô? Allô? Qu’est-ce que tu fous, Tom, bordel?
Voilà, le chef, maintenant! Sur la fréquence où John et moi nous étions toujours crus seuls. Ce type écoutait tout.
— Panne de l’unité centrale, Chef. Je n’y peux rien et John me dit qu’il n’y a rien à faire.
— Ce n’est pas John qui te paye, Major Tom. Tu as vérifié les connexions? Rebooté le système?
— Sans blague, Marlon, vous me prenez pour un novice? Ce n’est pas moi, je vous rappelle, ce sont les commandes qui ont grillé! C’est vous le Chef, vous savez ça, non?
Les déclarations de ce micro-organisme martien de Marlon aux médias me reviennent en tête. À croire que c’était pour la galerie. Quant à John, plus un son. Au lieu d’attester, il a détalé.
— Justement, c’est moi le Chef. Ces machines-là, c’est increvable, Major Tom. Et puis, j’observe ta capsule dans mes écrans, tu ne l’ignores pas: aucun signe de panne, mon gars!
— On voit que vous n’êtes pas dedans avec moi, Chef!
— Dis donc, Tom, tu ne raconterais pas une salade de carottes, par hasard?
Voilà exactement le genre d’assertion que je ne pensais pas entendre de ma carrière, même sous forme interrogative. Là, j’éteindrais bien la radio, mais on ne raccroche pas au nez de son supérieur. On aimerait. On adorerait. Il faudrait. Ce serait bon pour soi et le système. On regrette de pas lui avoir parfois donné des claques, au Chef de mes bottes. Mais à l’Académie militaire, on n’a pas été éduqué comme ça. La meilleure façon de marcher, c’est-à-dire la nôtre, c’était de mettre un pied devant l’autre et de recommencer. Gauche, droite, un, deux, un, deux…!
Peut-être John et la machine avaient-ils raison, après tout: faut décrocher. Pourquoi continuerais-je à vouloir la lune au profit d’un connard et à l’aide d’un ordinateur débile?
