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Prélude… et fugues

Tout avait paru étrange, singulièrement troublant à Sirena, ce matin qui s’annonçait pourtant radieux en ce début de printemps. 

Comme à son habitude, elle inspecta les petits faits et gestes du jardin en tirant les rideaux, puis ouvrit brièvement la fenêtre pour faire pénétrer l’air filtré par les derniers effluves d’une nuit lunaire. Cette fois, elle n’entendit pas le babil de notes sifflées-roulées du rouge-gorge qui, depuis près d’un mois, marquait de son chant les premiers contours de l’aube. Elle descendit prestement l’escalier et traversa la salle à manger qui menait à une double porte vitrée qu’elle entrebâilla, le cœur palpitant d’inquiétude. Elle dressa une oreille attentive et patienta un temps suffisamment long pour que son impression se concrétise. Aucun oiseau ne chantait plus. 

Elle savait que leur silence pouvait annoncer un danger imminent, une catastrophe; elle se souvint d’avoir entendu parler de ce phénomène produit juste avant que le tsunami de 2004 dans l’Océan Indien n’immerge tous les vivants de la terre ferme. Sensibles aux infrasons et aux vibrations, ces sentinelles volantes fuyaient avant les accidents; depuis, ils informaient même les scientifiques des événements extrêmes, permettant des évacuations humaines précoces. Sirena savait cela, mais quelque chose d’autre avait aussi changé… plus fondamentalement… depuis la veille. 


La veille était l’un de ces après-midis de mars, surprenant par la précocité de la nouvelle saison et inquiétant pour celles qui s’intéressaient au climat. Elle indiquait 12 degrés supérieurs aux moyennes enregistrées. Réjouie cependant, Sirena avait senti monter en elle l’envie d’offrir à son corps vibrant, le soleil, le vent, les pollens, les feuillages et toutes leurs délicates exhalaisons. D’un pas léger, elle emprunta une petite sente sinueuse qui menait vers une belle hêtraie-chênaie. Un îlot préservé entre un golf semé de gazons amputés de toute espérance de vie et une route carrossable, accaparée, dans cette localité privilégiée, par des SUV-catafalques aux pneus si imposants que les chevreuils risquaient gros. En lisière de ce bois, des villas monumentales se disputaient l’une l’autre prestige et orgueil d’un luxe ostentatoire; jardins encerclés de grilles, bambous paravents, caméras de surveillance et chiens de garde en maîtrisaient les limites. Ces propriétés avaient déjà rongé un beau et large massif forestier jadis occupé par une seigneurie qui s’étendait sur plusieurs hameaux vallonnés et qui, à présent, gangrénaient de leurs rhizomes envahissants l’écosystème régulé depuis des décennies. 

Soudain, une vocifération rompit les harmonieuses sonorités forestières, laissant cois gazouillis, bourdonnements, sifflements, frémissements de toutes ces vies sortant de terre et animant l’éther. Une Injonction brutale, autoritaire domina tout:  

— Diego, ici!

Un joggeur apparut soudain au milieu du chemin qu’empruntait Sirena. D’emblée, elle se méfia et voulut se terrer; elle sentit cette irruption dans son monde comme le début d’autre chose, un retournement de situation....

La trentaine, taille athlétique, maillot de corps numéroté, bas de protection, chaussures de course dernier cri, il bloqua le passage, jambes écartées, virilité impatiente, furieux d’interrompre sa performance pour une attente imprévue. 

Diego arriva enfin, démarche nonchalante, pelage ventral recouvert de boue, langue pendante, hors d’haleine. 

— Alors! s’exclama l’homme en colère, levant les bras avec un haussement d’épaules. Eh bien quoi? répéta-t-il, avant de reprendre sa course rapide.

Diego tenta de suivre sa foulée et, très vite, le duo fut hors du champ de vision de Sirena qui s’était camouflée dans un corps de feuillages.


À ce moment précis, comme si cet événement avait, par effraction, pénétré la sylve, l’avait prise en otage et outragée, la forêt retentit du bruit des lames de tronçonneuses. De tous côtés, le vacarme précéda et accompagna la mutilation et l’amputation des compagnons familiers de Sirena. À mesure qu’elle avançait, elle ne reconnut plus les lieux tant de fois parcourus et aimés. Partout, il avait été fait place nette: troncs couchés et regroupés par taille, litière malmenée, sentiers saccagés, gros sillons tracés par des pneus éléphantesques, et aussi, invisibilisés, tant de myriapodes, fourmis, araignées, limaces et vers écrasés sous ces amas. Tout avait été coupé, arraché, supprimé, déblayé, aplani, uniformisé en prévision de nouveaux terrains à construire. Et tout autour, d’autres instruments de torture, tondeuses à gazon, taille-haies, coupe-bordures, souffleurs et aspirateurs de feuilles mêlaient leurs gueulantes à cette décimation. Et un peu plus loin, sur les axes routiers longeant la forêt, le vrombissement des voitures et la pétarade des motos amplifiaient l’écho de ces pertes, tandis que dans les airs, des déflagrations provoquées par le passage éclair d’avions à réaction, le grondement des turboréacteurs et le bourdonnement des ULM parasitaient l’azur. Le cœur de Sirena battait maintenant au rythme de la forêt tailladée. Il se mit à saigner.


Le lendemain matin, Diego resta prostré dans son panier, le corps replié sur lui-même, tête et oreilles baissées, sans réaction malgré les encouragements, malgré les sommations, malgré le dégoût d’avoir été traîné jusqu’au jardin avec sa laisse qui l’étranglait, malgré la douleur ressentie lorsque son maître, de manière inattendue, lui asséna quelques coups de pied dans le flanc pour tenter de le faire bouger. Rien n’y fit. Diego était épuisé, exténué de devoir répondre aux stimulations intensifiées au fur et à mesure de la progression sportive de celui qui était devenu son bourreau. Au début, il avait aimé suivre ses pas dans la campagne verdoyante, lorsqu’il prenait encore le temps de s’arrêter pour respirer à pleins poumons, humer l’air ambiant, éviter d’écraser les fleurs qui bordaient le sentier, le solliciter au jeu. Puis, peu à peu, son comportement s’était modifié, imperturbable face aux invitations de Diego à vagabonder. La quête de la performance s’était imposée, addictive, obsessionnelle, bigorexique, associée à un tempérament combatif, voire querelleur. L’activité physique occupait tous ses loisirs, sans exception. Il lui fallait un corps parfait, muscles saillants, dépourvu de graisses, endurant à l’extrême, inféodé aux endorphines tandis que Diego, obligé de suivre ce rythme d’enfer, n’imaginait que de joyeuses balades, flairer, explorer, communiquer avec ses semblables, vivre à son rythme son compagnonnage d’humain. Ces contraintes excessives avaient annihilé ses élans spontanés....


Ce matin-là, lorsque Sirena n’entendit plus que le vide autour d’elle, il lui sembla que l’ensemble des non-humains, à l’instar de Diego, avait pris le large. Même les tulipes de son jardin courbaient l’échine et leurs boutons floraux s’inclinaient vers le sol, las d’avoir trop exhibé à tout venant leur périanthe enturbanné. Et si c’était cela, la grande révolte insoupçonnée qui grondait? Celle de ces Vivants qui ont subi l’oppression brutale des Humains? Ce serait une rébellion par le silence de ceux qui ne veulent plus voir leurs lieux de vie saccagés, une fugue de celles qui pleurent déjà la perte de ce que les générations précédentes leur ont transmis, un effacement de leur présence sur les cartes de ce que furent leurs mondes captifs, une invisibilité volontaire pour faire entendre leur exhaustion ultime, leur testament.


Nous, Ailés, nos syrinx épuisés d’avoir été obligés de pousser nos vocalises et cris d’alerte toujours plus fort pour faire entendre nos présences territoriales, nos accordances aux parades nuptiales face aux bruits incessants des machines, des moteurs, des robots, des obus, des feux d’artifices,

Nous, Ligneux et Végétaux, nos stomates et autres cellules respirantes épuisés d’avoir alimenté vos foyers, construit vos habitats, vos jougs et vos vaisseaux de guerre, épuisés d’être délogés et détruits pour augmenter vos territoires et conquêtes, accroître vos capitaux, installer vos plantations, développer vos axes routiers et vos villes tentaculaires,

Nous, Occupants du sol et du sous-sol, nos poumons épuisés d’avoir respiré vos émanations fétides infiltrées dans nos nids, abris, terriers, antres, tanières, 

Nous, Insectes volants et rampants, nos spiracles, épidermes et autres trachées épuisés d’avoir ingéré tant de poisons mortifères éparpillés par vous,

Nous, Peuples des mares et étangs, épuisés d’avoir inhalé l’air vicié de tous vos déversements, éliminations et déjections létales dans des eaux tranquilles où nous nous reproduisions,

Nous, Géants océaniens, nos larynx et poumons épuisés de ne plus retrouver nos semblables, par crainte de confondre nos chants d’amour avec vos sonars, chalutiers et autres cargos monstrueux, nous terrifiant, nous désorientant et nous menant parfois à l’échouage mortel sur vos plages. 

Nos dépendances avec vous n’étaient pas celles que nous espérions. Au contraire, elles annihilaient nos capacités, nos ressentis, nos émotions, notre vivre ensemble. 

Nous migrons donc, prenons le large, changeons de cap à destination d’autres terres d’accueil, s’il en reste encore quelques-unes. Là où vous ne nous trouverez pas. Là où nous referons familles, en interdépendance les uns avec les autres, unis dans la joie de vivre ensemble, sans besoin de faire plus que ce qu’il nous est donné à vivre, sans bruits impromptus, sans massacres outranciers, sans peurs farouches.


Comme les arbres et les plantes ne pouvaient pas migrer, ils préférèrent s’abandonner aux sols pour les nourrir. Les autres vivants, eux, connaissaient un endroit originel, un paradis caché aux limites du monde, où terres et dôme céleste se réunissaient sous l’éclat de l’étoile Polaire. C’était le Lintukoto, le lieu où les oiseaux migraient chaque année et où tous pourraient désormais vivre à l’abri des tourments du monde.

Sirena le connaissait aussi pour l’avoir visité dans ses rêves. Lorsque son corps serait entièrement recouvert d’écailles, elle les y rejoindrait bientôt, enfin elle l’espérait…


Prélude… et fugues

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Belgique
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