Quelque chose
Paulo-Tim n’oublierait jamais qu’à l’âge de dix ans, quand il avait vu arriver le bus 555, il ne s’était pas méfié. Pourtant, sa mère lui avait prédit des ennuis en avalanche s’il touchait à l’horrible cagoule dont la laine lui grattait le front, provoquant de cuisantes démangeaisons. Et sitôt dans sa main, le tricot malfaisant avait pris son envol, sous l’emprise d’une rafale. Le garçon ne s’en était même pas réjoui. Aussi fou que s’il s’élançait sur la nationale pour récupérer son ballon, il s’était précipité à la poursuite de l’infâme bout de laine. Son père l’avait agrippé par la taille et poussé vers le bus jusqu’au marchepied sur lequel il avait failli trébucher. Dès son premier pas à l’intérieur du véhicule, il eut un haut-le-cœur. Les odeurs de transpiration fleurissaient, exacerbées par une humidité crue. Il aurait voulu fuir, mais la pression des autres voyageurs, trop puissante, le força à se réfugier devant la première banquette vide.
Du plus loin qu’il lui souvienne, lui qui n’avait encore connu qu’une dizaine d’hivers, il se cassait la tête sur une énigme bien plus fondamentale que des problèmes de robinet dans une baignoire. Pourquoi fallait-il être un enfant? Pourquoi ne pouvait-il pas d’emblée venir au monde dans un corps d’adulte? Ou devenir un homme plus rapidement, comme les chats? Pourquoi fallait-il subir des tas de cours après l’école, néerlandais, anglais, guitare, danse…? Et pourquoi fallait-il les assortir de visites médicales interminables pour soigner son immense désir de liberté? Et surtout, surtout, qui avait eu cette idée qui surpassait tout: tondre les moutons?
Il n’avait pas fallu attendre. C’était reparti. Une lourdeur incroyable là, dans la tête. Ça cognait ferme, on aurait dit que le cerveau cherchait à prendre toute la place, pour lui broyer les os. Ou pire, que son crâne allait exploser en des milliers de morceaux bien tranchants, propres à lui laminer les yeux. Il tâcha d’éviter la catastrophe en s’asseyant. Malgré son état pitoyable, il voyait une lame lacérant le faux cuir défraîchi du siège, créant une entaille de mousse jaune. Non, rien ne tournait rond. Il tenta de se rassurer. Un coup de canif sur un vieux skaï ne l’expédierait jamais dans les profondeurs de la terre parmi les racines des volcans.
Il jeta un œil rapide à côté de lui. Son père lui passa la main dans les cheveux, frôla son front, parcouru de sanglantes égratignures. “Ça va aller, mon moka pétillant!” Il s’était laissé tomber de tout son poids sur la banquette. Il avait lui aussi exécuté des ordres toute la journée et préférait sans doute oublier ce qui l’attendait à la maison.
Chaque matin bien avant l’aube, Paulo-Tim s’extrayait du lit, se lavait, enfilait à la hâte pantalon épais, gros pull, chaussettes norvégiennes et anorak, sans compter l’horrible cagoule, œuvre d’il ne savait quel dieu maléfique dont la mission première était de gâcher la vie des enfants. Il affrontait alors l’air glacé qui dans l’obscurité, paraissait aussi sympathique qu’un long tunnel dont le sol glissant mettait en péril ses jambes fluettes. Et puis un maudit bus qui comptait bien cent ans d’âge tant il était sensible aux cahots! Ce n’était encore que l’apéritif d’une lourde journée. Pieds gonflés dans ses pantoufles, l’institutrice traînait sa voix, que les émanations du vieux poêle à bois éraillaient au fil du temps. Paulo-Tim luttait contre la torpeur. Que l’institutrice lui ait lié les mains à la chaise parce qu’elle ne supportait plus qu’il se gratte, il s’en fichait. Même si les autres garçons rigolaient. D’ailleurs il avait été rapidement libéré parce que son cahier de dictées restait désespérément fermé sur son banc. Il attendait quoi, son cahier? “Félicité, ce cerf n’a pas tous ses bois” ou un truc du genre. La vie de Félicité, l’enfant s’en moquait aussi. Par contre, un couperet lui était tombé dessus pendant la récré. Il s’était posté comme chaque jour devant le mur qui séparait les filles des garçons. Pour la première fois depuis la rentrée des classes, Pattie n’était pas venue. Il l’avait crue malade, blessée, morte. Il s’était angoissé. Mais non, elle était là. Elle se moquait de lui. Elle courait comme une dératée avec Camille, Evelyne, Monique et Suzanne, bravant les lois de la gravité, faussées par le macadam glacé.
Se détendre à tout prix. C’est ce que lui recommandait le Docteur Lepié. Mais comment exécuter ses exercices de relaxation lorsque la sueur de la terre entière l’infestait au point qu’il tâtait son nez toutes les dix secondes pour vérifier si cet encombrant appendice ne se dilatait pas, à moins qu’il ne se boursoufle? Il tenta bien de reconstituer à distance le parfum de sa mère, Sublime V, violettes et iris. Peine perdue. S’il avait pu, il se serait replié sur lui-même; il serait devenu un minuscule hérisson dont un monstre aurait arraché un à un les piquants. Un soupir lui échappa. Rauque. Son père qui était à moitié endormi, sursauta. Quant à Paulo-Tim, le son le surprit lui-même, presque harmonieux.
Il tressaillit. Une chose bizarre naissait en lui. On aurait dit qu’une voix prenait vie. Il inspira, expira. Bruyamment. Il ne croyait pas son souffle aussi puissant. Des mots se présentèrent, échappés du cours d’anglais auquel l’astreignaient ses parents. Oh girl! Un rythme suivit, divin.
Il se sentit assez fort pour chevaucher les jambes de son père, vaincre le tangage brutal du véhicule. Le chauffeur provoquerait sans doute un jour un horrible accident. D’aucuns le surnommaient le kamikaze. Paulo-Tim fit trois pas chaloupés et se retrouva devant une série de marches. L’invitation le tentait. Sous le charme de la musique qui se formait en lui, il grimpa l’escalier presque en sautillant. Au-dessus, mis à part un discret rayon de soleil, l’ensemble lui rappelait le niveau inférieur. Mêmes sièges, mêmes personnes accablées par leur journée de travail. Pas de doute. Il était monté sans le savoir dans un bus à impériale.
Sur la banquette du fond, un garçon tenait une guitare sèche, et un autre, une basse. Le troisième fit signe à Paulo-Tim pour qu’il le rejoigne et lui tendit une autre guitare. Il tapait avec les mains sur son sac.
Sans qu’ils ne lui demandent rien, l’enfant gonfla sa poitrine et lança:
— Salut! Moi, c’est John!
— Ah! Enfin!
— Top swag, les accords! ajouta George.
— Ah non, pitié, pas de la la la la ici! Va pour tit tit tit tit!…
— Gamins de merde! murmura entre ses dents un garçon aux cheveux coupés ras.
— Néné néné? Vous n’avez pas honte?
— Ah OK OK, honey! fit George et il enchaîna:
Something in the way she moves…
Notes douces. Arpège plus pointu… Des frissons assaillirent Paulo-Tim de partout. Étaient-ce les vibrations de la musique, les premiers émois qui lui venaient lorsqu’il regardait par-dessus le mur de la cour de récré?
Au-dessus de sa tête, une publicité pour un vacherin glacé au chocolat, indiquait: Vivez scandaleusement fort!
Ce n’était que la confirmation de ce qui l’avait déjà survolté tout seul, dans le secret de sa chambre. Il avait imaginé les premiers accords d’une des chansons de Noël les plus émouvantes voire l’ébauche d’un monde où les humains vivraient en paix.
Il respira une nouvelle fois fort, très fort. Pattie avait le droit de courir. D’ailleurs, la sensation est inimaginable quand au bout de quelques minutes, l’air emplit les poumons, que les moindres fibres du corps jouissent de cet apaisement et qu’une volupté divine envahit l’esprit.
Désormais il courrait lui aussi et advienne que pourra, quand il serait ivre d’air frais, de vent, d’arbres et de soleil, il reprendrait son souffle, appuyé contre le mur. Pattie le rejoindrait.
Lorsque le bus arriva à destination sans la moindre catastrophe, il pensa fort, très fort:
“Un pisse-vitriol m’a dit que j’emmêlais tout, qu’il était interdit de jouer avec le temps, avec les gens, qu’un jour d’ailleurs, je serais assassiné. Je m’en fiche. Moi aussi, j’ai vécu scandaleusement fort.”
