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Quelques leurres dans la vie de G. L. Barnum

Vain veut dire vide; ainsi, la vanité est si misérable

qu’on ne peut guère lui dire pis que son nom.

Elle se donne elle-même pour ce qu’elle est.

Chamfort, Maximes et pensées


Fissa, fissa, mon vieux! Je suis presque en retard! Là, vous voyez Philippe, il est 9 heures du mat. Deux heures de boulot déjà. Je me suis levé à six heures avec une de ces pêches! Coralie m’a demandé comment je faisais. Tu dors si peu. Il faut te ménager. Pense à moi, à la petite. C’est pour toi, pour elle, que je boulonne jusque tard, pionce cinq heures et fonce tout au long de la journée. Le boulot, c’est, vraiment, la santé. Quand je pense à ces buveurs de canettes, à ces syndicalistes qui se plaignent, qui revendiquent les 35 heures! La recette pour se sauver et sauver le pays, c’est de bosser plus. Comme les Chinois. Je le disais encore ce matin au journaliste du Messager de la Liberté. Pourquoi vouloir travailler moins? Pour gagner moins? Pour glander devant sa télé? Faire du lèche-vitrine dans un centre commercial? Et ne rien acheter parce qu’on n’a pas assez de fric? Et vous savez pourquoi on n’a pas assez de fric, pourquoi on a un déficit colossal, Philippe? Eh bien, je vais vous le dire. Parce qu’on n’a pas assez marné. C’est que le travail, ce n’est pas juste pour s’entretenir, pour donner un sens à sa vie. Je vous explique rapide. Comme je l’ai dit à l’interview, celui qui travaille plus, il gagne plus. Et s’il gagne plus, il dépense plus. Et s’il dépense plus, il achète une BM et c’est l’économie qui boume. Putain! Faut vraiment être un assisté de gauche pour ne pas piger la règle de base.

Regardez, les livreurs qui filent sur le périphérique, qui slaloment entre les bagnoles sous le déluge, ils ont compris, eux. Pas le temps de faire grève, ni l’envie. Ils ont créé leur propre business. Chaque scooter est une microentreprise. Eh bien, ces types-là, dans le fond, je les envie. Ils sont arrivés ici sans rien, juste avec un sac. Avec l’espoir d’une vie meilleure. Et ils piochent. Comme vous, comme moi. Des étrangers? Et alors? Voyons, Philippe, il y a étrangers et étrangers. Ne les mettez pas tous dans le même panier. Il n’y a pas que des pommes pourries. Faites attention! Oui, vous avez raison. Ils devraient éviter de rouler comme ça. Mais quand on livre, la vitesse, c’est de l’argent, mon vieux! Avec moi, c’est la même chose. À 7 h 30, interview. À 9 h, aéroport. D’ailleurs, faut que j’appelle mon assistante. Avec cet embouteillage, on ne partira pas à l’heure. Il y a plus de trafic aujourd’hui, non? Quoi? Encore! Une grève des bus, les fainéants! Et pourquoi cette fois-ci? Une agression, laissez-moi rire! Un usager qui aura dit ses quatre vérités à un chauffeur, lui aura demandé des comptes pour les retards ou une conduite agressive. Ça revendique, ça fait grève, mais ça ne se pose pas de questions. Des coups et des insultes? Ils n’ont qu’à appeler la police. En attendant, c’est les clients qui paient les pots cassés. Et les navetteurs et moi. Merde! À quelle heure je vais arriver à l’aéroport? Et en plus, il flotte. Ça ralentit encore. Vous ne connaissez pas un autre chemin? Sur les petites routes. Oui, la Nationale. Allez, plus vite! J’ai les Qataris qui m’attendent pour une réunion essentielle. À ce propos, j’exige la plus grande discrétion. Si l’opposition savait que je consacre 12 heures à trouver des investisseurs pour le club, ils seraient capables de réclamer ma tête. Merci, Philippe! Ça me fait plaisir d’entendre ça. Vous êtes un vrai supporteur, vous. Président, c’est une responsabilité. Mon deuxième job. Mais non, on ne va pas descendre! Je me tue à la tâche afin d’éviter ça. Pour les Qataris, 10 millions, c’est peanuts. Pour nous, c’est le Pérou. Le foot, il faut que ça pétille, que ça brille, que ça blinque, que ça strass. Que les fans en aient pour leur argent, qu’ils oublient la politique de ce pays pendant deux heures! Si ça me stress? Bien sûr! Je fonctionne mieux sous la pression. Si les gens pouvaient voir ce que je fais pour eux! Pas de soirée, pas de dimanche. Toujours dans un cabinet, un studio ou une tribune. Un jour, ma fille demandera à sa mère qui est le monsieur qui dort dans son lit. C’est gentil ça, Philippe. Je le reconnais, j’ai beaucoup d’autodérision.

Et merde! Il pleut encore plus fort. Oh oui qu’on décollera! C’est moi qui paie le Falcon, enfin… presque. Un instant, Philippe, mon assistante… Bonjour, Claudine. Moi, comme d’hab. Cinq heures de sommeil et j’ai la frite. Vous pouvez m’envoyer les notes sur le budget de la Défense et la guerre au Moyen-Orient? Si ça se trouve, les Qataris vont me demander mon opinion sur Gaza et la Cisjordanie. C’est délicat. Je ne veux pas raconter de conneries si des fois on passe du foot à la politique étrangère. Ils ont arrosé l’administration du Hamas à Gaza, et le Hezbollah, au Liban, c’est l’Iran. Donc, je peux taper sur Téhéran. Oui, c’est ça, la solution à deux États. Ah pas trente pages, hein! Une note résumée. Même chose pour le budget. Ces emmerdeurs de marxistes vont interpeller le gouvernement sur les 4 % du PIB consacré à la Défense. Si le ministre s’embrouille, je prendrai sa défense. Non, pas encore. Ça n’avance pas à cause de la grève! Ok, merci. À tout à l’heure.

Qu’est-ce qui vous fait marrer, Philippe? Ah oui, prendre la défense du ministre de la Défense. C’est rigolo, hein? Ah, ça roule mieux, on dirait. Vous les avez vus, ces gens à l’arrêt de bus. Ils peuvent attendre longtemps. C’est un peu leur faute aussi. Ça grogne, mais ça ne dépose jamais plainte non plus. Moi, si je ratais un entretien d’embauche ou si je recevais un blâme à cause des grévistes, ce serait tribunal, avec amende salée, astreinte, et tout le tralala. De toute façon tout le monde geint tout le temps. Quoi, geindre? Ça veut dire se plaindre, pleurnicher sur son sort. Les chauffeurs de bus travailleraient dans des conditions difficiles, le personnel soignant aussi; les éboueurs, les gardiens de prison, les militaires, les pompiers, tout le monde geint. Il leur faudrait la retraite à 55 ans. Et on est fatigués et on a mal au dos et on est en burn-out. Je vous en foutrais, moi, du burn-out! J’en connais des gens qui aiment boulotter, qui se lèvent tôt, comme moi, après une courte nuit. Seulement, moi, je ne fume pas, je ne bois pas, je mange sainement. Et si je suis un peu fatigué, je profite d’un voyage ou d’un déplacement pour m’assoupir 20 minutes. Ça me suffit. Après, je vous pète la forme. Je ne comprends pas comment on peut être en dépression. Il n’y a qu’à… Un instant, je viens de recevoir une notification.

Oh putain, Philippe! Vous savez mon post sur l’insécurité dans la capitale, celui où je tape sur les dealers, les drogués, la politique des socialistes? 4700 réactions et plus de trois mille commentaires. Un record! Attendez voir la page du président du PS. Quel looser! Ça fanfaronne pour 55 000 réactions sur un mois! Je vais vous faire une confidence, mon petit Philippe. En principe, c’est un assistant en com’ qui s’occupe de ma page officielle. Bon, en fait, je lui mâche le travail. Je n’arrête pas, moi! Ça, vous pouvez en parler autour de vous sans problème. Faudra tout de même que ces paresseux, ces moins-que-rien de gauche, ces sans-dents se posent un jour la question à mille euros. À qui la faute s’ils se lèvent fatigués? Je vous le demande, à vous. À la droite? C’est comme l’obèse qui se plaint à cause de l’hypertension et du cholestérol, de l’alcoolique qui est incapable de refuser un verre, du fumeur qui pleurniche à cause d’un cancer de la gorge. Ils n’ont qu’à reprendre leur vie en main et redresser la barre.

Qu’est-ce que vous foutez, Philippe ! Je le vois bien qu’il est orange et qu’il pleut à seaux, ce n’est pas une raison pour vous arrêter. Ils pourraient se presser un peu aussi. Le feu va repasser au vert et ils seront toujours en train de traverser. Vous avez vu le type là-bas? La journée à peine commencée et il tire déjà une tronche de chien battu. Dire qu’il n’y a qu’à… Ah, ça repart! Au prochain croisement, vous prendrez à gauche et traverserez la commune. Il y a un petit raccourci qui vous fera gagner 10 minutes. Ben oui, Philippe, j’anticipe. Toujours un coup d’avance sur les autres. Un instant, faut que j’appelle mon assistant. Faites gaffe, mon vieux. Ça pisse.

Sébastien? Ça va? À l’aéroport. Je vais négocier un accord avec les Arabes pour le club. Je viens de checker les RS. La page G.L. Barnum turbine, on bat des records, mais on est encore loin du compte. Les gauchos et les rouges interviennent de plus en plus. Certains avec des données chiffrées, des éléments de fond et plein de gens likent. Je le sais bien que le plus important c’est qu’on n’ignore pas Barnum, mais faudrait pas se faire déborder. Tu vas me nettoyer ce bordel, garde juste les critiques personnelles, celles sur mon style, mes cheveux, mes bracelets. Comme ça, les groupies du parti me défendront bec et ongles. La citation de Charles Wilde, tu te souviens? Tant qu’on parle de moi, c’est bon. Autre chose. On va un peu pauser avec les cadrages obliques. On me dit que ça fait plus acteur qu’homme d’État. La contre-plongée en noir et blanc, par contre, c’est top! Ok? Tu en parles au photographe du parti? On se fera un shooting sur le terrain et au Parlement. Comment ça, je l’épuise? C’est bien les artistes! Quelle brêle! Sans moi, il tirerait le diable par la queue. Qu’il aille faire les pauses, il saura ce que c’est l’épuisement. Et puis, s’il n’est pas content, la porte est ouverte. Un de ses potes se fera un plaisir de prendre sa place. C’est bon, t’as percuté?

Philippe, le scooter là dev… Eh merde! Arrêtez-vous, on descend. Bon, c’est un livreur. Ça va le faire. Bordel, il a éraflé l’aile et pété un phare! Quoi encore! Il roulait à droite et sans excès de vitesse… Vous êtes flic maintenant? Je le vois bien qu’il est blessé et un peu sonné. Il ne se rappellera même pas la couleur de la Mercedes. Il pleut à verse. Il n’y a pas de témoins. Vous n’allez pas gâcher votre carrière et la mienne pour quelques centimètres et un Pakistanais ou un truc dans le genre. Ce sont les risques du métier. Oh mister, you are ok? You have a residence permit? No? C’est bon, Philippe, je gère. I give you money for the scooter and you shut up, ok? I’am very powerful. You speak, you go back to your country. Give me your phone number. Claudine, my assistant will call you. Don’t forget. You speak, I put you on a plane. Fissa, fissa, Philippe, j’ai un avion à prendre. Franchement, les Pakis… Ah, c’est ma femme!

Allo, chérie, ça va? Pas trop fatiguée? Tu viens de te lever? C’est aujourd’hui, l’interview à Paris Match, n’est-ce pas? Faut que tu sois en forme. N’oublie pas de glisser quelques mots sur moi. Non, pas sur la politique. Sur ce que je fais à la maison, comment je m’occupe de notre fille. Le plus important, c’est qu’on parle de mes activités, du foot, du fait que je suis un homme simple, qui aime les lasagnes, la Spa et la tête de baccalà. Bien sûr, tu peux dire que je dors peu, que tu t’inquiètes pour moi. N’en rajoute pas trop quand même. Non, pas encore arrivé. Le temps, la grève, les embouteillages. Sinon, rien de particulier. Une journée normale dans la vie de G.L. Barnum. Oui, je t’appelle dès l’atterrissage. Philippe, après l’aéroport, passez chez Gino pour la caisse. Il arrangera ça. Fissa fissa! Eh bien, quelle aventure! Je suis crevé. Ça doit être le contre-choc de l’occident.

Quelques leurres dans la vie de G. L. Barnum

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