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Ramasser sa peine

Camille tient sa centième lettre de refus. “C’est tellement mal écrit que votre texte en tombe des mains”. 

Aucune formule de politesse du comité de lecture ne vient atténuer la méchanceté du commentaire. Les mots pour décrire son travail sont si durs qu’il lui semble que toutes les substances de son corps se sont répandues sur le linoléum de sa cuisine. La vider comme une vulgaire volaille, voilà ce qu’ils ont réussi à faire en lui postant un tel courrier.

À les lire, tout est nul, sans intérêt, rebondissements ou histoires. “Sa production n’est que des lignes répétitives de phrases dans lesquelles sujets, verbes, compléments se répartissent l’espace au petit bonheur la chance. Le tout forme une sorte de bouillie basique, ordinaire ou bien plutôt un jus imbuvable, marronnasse, sorti tout droit d’une centrifugeuse.”

Ce mot marronnasse, si laid avec ses consonnes toutes doublées, est celui qui la touche le plus.

La douleur de ce nouvel échec est si insupportable qu’elle ouvre la porte du réfrigérateur, plonge la tête entre deux compartiments en quête d’une fraîcheur anesthésiante. Mais ce qu’elle voit lui donne un haut-le-cœur. N’est-elle pas comme ce blanc de poulet dans sa barquette en plastique? Un animal élevé en batterie parmi des milliers d’autres pour devenir, au final, un bout de viande insipide et si vulgaire qu’aucun maître saucier ne voudra jamais faire l’effort de sublimer. 

N’en pouvant plus de cette clarté de demi-jour dans laquelle elle sombre, elle renoue avec son ancienne fièvre d’adolescente et tape sur la barre de recherche de son ordinateur: “Comment devenir célèbre?”


Après avoir visionné plusieurs vidéos de prétendus experts sur le sujet, elle remarque que personne n’évoque le crime comme porte d’entrée du succès et s’étonne que les intervenants ne soient pas eux-mêmes devenus célèbres.

Du temps perdu. Évaporé. Pschitt! Comme celui passé à œuvrer pour des ambitions littéraires hors d’atteinte. Pschitt! Pschitt! Pschitt! 

À quoi bon continuer ce fantasme ridicule? se demande-t-elle quand un conseil lui revient en tête: “Pour devenir célèbre, il faut fréquenter des endroits où il y a des célébrités.” 

Elle tient quelque chose, une mince idée, qu’en désespoir de cause elle s’applique à écrire: 


Manon reposa le journal sur la table basse. La date des funérailles d’une star de cinéma y figurait en une, elle n’avait donc pas besoin d’en lire plus pour élaborer son plan. Le Tout-Paris serait là, son opération d’hameçonnage pouvait démarrer.

Habillée d’un tailleur noir bien coupé, le regard dissimulé derrière des lunettes de marque en verre fumés, elle gara l’Austin Mini louée pour l’occasion. Sa jambe gauche dépassant de la portière, elle se massait ostensiblement la cheville en pleurnichant dès qu’une personne célèbre arrivait à sa hauteur. Malheureusement, aucune d’entre elles ne s’arrêta. 

À présent les trottoirs étaient presque déserts.

Elle était sur le point de capituler, quand un charmant jeune homme en fauteuil roulant, lui offrit son aide:

— Pour une fois que ce n’est pas moi qui ai besoin de soins, dit-il en lui tendant une de ses deux cannes rangées dans une poche arrière.


D’un clic nerveux, Camille efface tout son travail et saisit son manteau pour sortir quand elle se rappelle que pour soi-disant réussir il faut se démarquer avec quelque chose d’inédit, “Est-ce qu’une patronne déambule au hasard dans les rues? Non. Alors au travail!”


Manon planta sa pelle dans la terre, s’épongea le front et chercha à comprendre ce qui s’était passé pour qu’à la fin de son stage d’écriture avec Michel Houellebecq elle se retrouve là, en pleine nuit, à creuser la tombe de Clément avec un homme rencontré l’après-midi même, qui prétendait être Antoine Gallimard?

Tenter un coup d’éclat, lui avait traversé l’esprit quand elle avait accepté la proposition folle de l’éditeur de déposer son manuscrit refusé dans le cercueil du chien de Michel Houellebecq. La perspective que son roman puisse être considéré comme une œuvre posthume de l’écrivain lui avait procuré une telle joie qu’elle s’était senti grandir pour la deuxième fois de sa vie. La première, excessivement décevante, avait été son entrée au collège.

Mais là, quelque chose de puissant naissait en elle. Au point qu’elle se demandait si la littérature ne poussait pas comme une fleur dans sa poitrine.

À chaque pelletée de terre soulevée, ses muscles se durcissaient. Il n’était plus question d’accord passé, ni de contrat conclu entre un grand éditeur et elle dans un bureau lambda, mais bien d’une communion de mouvements et de forces entre deux complices dans un lieu marqué par des histoires humaines et animales.

Elle frissonna.

— Pourquoi moi? demanda-t-elle à son acolyte.

Il répondit simplement: 

— Parce que c’est vous.

L’estime qu’elle avait espérée toute sa vie de ses pairs, venait de lui être accordée comme ça, par un inconnu dans la pleine conscience du caractère délictuel de leur expédition.


Camille lève ses bras en l’air en signe de victoire. Ce qu’elle vient d’écrire lui plaît. Émue, elle attrape son manuscrit refusé, “Pourquoi ne pas l’enterrer dans le cercueil du chien de Michel Houellebecq?” pense-t-elle en le serrant très fort contre sa poitrine. Ce scénario collerait même parfaitement à un des conseils qu’elle vient d’écouter: à savoir créer une polémique.

Pour finir de se convaincre, elle énumère ses arguments sur une feuille de papier: “Célébrité, succès, post-mortem, meilleures ventes, nouvelle vie, reconnaissance” remplissent la colonne des POUR, tandis que “Délicat” tente à lui tout seul de freiner son enthousiasme.

Adieu, le labyrinthe des doutes dans lequel elle se perd habituellement. Il ne lui reste plus qu’à trouver un contact utile dans son carnet d’adresses et à se laisser emporter par ce souffle chaud et puissant, identique à celui qui permet aux montgolfières de s’élever en altitude. 


Quand Neil voit le numéro de Camille s’afficher sur l’écran de son téléphone, il repense aussitôt à leur première rencontre durant laquelle il a été question d’interpréter un concombre.

À l’époque il s’était inscrit à des cours de théâtre, en croyant qu’ils allaient l’aider à régler son problème d’hypersensibilité. Comme si on pouvait gérer calmement ses émotions face à un professeur hurlant à un élève tiré au sort: “On ne badine pas avec l’amour ni avec le concombre!”.

Ce jour-là, Camille portait un pull jaune moutarde qui mettait en valeur sa peau foncée et ses cheveux décolorés en blond flavescent, tirant sur le doré sous l’effet des projecteurs. Malgré cette gamme chromatique très éloignée de celle du concombre, elle était parvenue, sans effort, à en incarner un. Au point de faire cesser l’habituel tintamarre émanant du reste de la troupe.

Après cet exploit, lui et Camille avaient claqué la porte de ces cours qui ne menaient nulle part et, une fois sur le trottoir, déclaré leur amitié indéfectible, avec cette particularité que Neil affublerait désormais ce charmant concombre de surnoms affectueux.


– Hello Neil, je ne te dérange pas?

– Jamais mon coquelicot, qu’est-ce qui t’amène?

Il l’entend glousser à l’autre bout du fil.

– Ça te dirait une balade au cimetière des chiens d’Asnières-sur-Seine?

C’est à son tour de glousser:

– Tu plaisantes?

– Pas du tout il fait beau. Et pour toi c’est direct en métro.

Au son de sa voix, il détecte une urgence. Il va donc se dépêcher, même si ce rendez-vous dans le cimetière provoque chez lui un fort sentiment d’angoisse. Et tant pis s’il doit pleurer. Il sait que grâce à Camille ses larmes se transformeront en démonstrations de joie.


Dès son arrivée sur les lieux, l’impressionnant portail Art Nouveau stoppe Neil dans son élan. 

À quelques mètres de l’entrée, les sculptures réalistes du chien, du cheval, du chat, du singe et de la perruche semblent l’accueillir avec une inquiétante expression d’impatience dans le regard.

– Qu’est-ce qu’on fait ici?

Elle non plus ne sait plus très bien. Son minois plein d’attente et de joie se referme et ses lèvres pleines font une légère moue tandis qu’elle lui raconte tout: ses envois aux éditeurs, leurs refus, le dernier retour odieux et enfin son intention de cacher son manuscrit dans la tombe du chien d’un écrivain, enterré là.

– Excuse-moi Neil. Tu dois trouver ça complètement con! 

– Pas du tout, dit-il en l’entrainant par le bras.


Le gardien du cimetière plisse les yeux en les voyant. Les touristes ordinaires flânent, tandis que ces deux drôles d’oiseaux ont l’air d’avoir une idée bien précise de ce qu’ils viennent chercher.

La triste nuit de février 2012 durant laquelle des cambrioleurs ont profané la tombe de la pauvre chienne Tibsy pour voler son collier de diamants lui revient à l’esprit.

Depuis, la municipalité interdit que des objets de valeur soient enterrés avec les animaux, mais il reste toujours la possibilité que cette information ne parvienne pas au grand public. Chaque visiteur, en payant son ticket d’entrée, est donc passé au crible et, au moindre doute, surveillé de près.


– T’as pas l’impression qu’on est suivi? chuchote Camille.

– Si, répond Neil en s’arrêtant subitement pour refaire les lacets de ses chaussures. Regarde, notre pisteur ne sait plus où aller, continue-t-il en se redressant. Toi, fais ce que tu as à faire. Moi, pendant ce temps, je vais l’occuper avec ça, dit-il en sortant sa carte d’étudiant de l’école du Louvre.

Camille le dévisage avec des yeux ronds. Elle aurait voulu savoir depuis quand il est inscrit, ce qu’il étudie, si ça l’intéresse… Mais son ami lui fait signe de filer, avant de lui-même s’éloigner d’un pas décidé.

Les quelques secondes qui lui suffisent pour capter l’attention du gardien permettent à Camille de s’éclipser discrètement.

Plantées dans une jardinière, une poignée de pensées mauves et jaunes tentent d’égayer le marbre gris sur lequel Michel Houellebecq a fait apposer une photo de son chien ainsi qu’un mot: 

Le 25 mars au milieu de la nuit, ton cœur s’est arrêté de battre et le monde est devenu plus terne. Dors, mon petit bonhomme. Que de belles escapades que d’amour. Merci petit Clément.

L’arrivée de Neil la fait sursauter.

– Petit bonhomme, petit Clément… Ton auteur ne s’est pas foulé. C’est vrai que ce chien était court sur pattes, mais quand même. Le gardien m’a montré des hommages bien plus beaux, écrits par des anonymes. 

Il jette un regard ému vers la tombe si conventionnellement triste et continue: 

– T’es vraiment sûre de vouloir que ton roman sorte un jour de là?

Au soupir que pousse Camille, il comprend qu’elle vient de perdre le peu de moral qu’il lui restait.

– Viens, mon lapin on va boire un verre.


La ligne 1 du métro, récupérable à Neuilly-sur-Seine, décide pour eux de l’endroit où aller.

Reste la difficulté de trouver un lieu ni trop cher, ni trop m’as-tu vu, ni trop trou à rat. 

Ils écartent d’office les chaînes de restauration rapide de l’avenue Charles de Gaulle, qui de toute façon ferment bientôt, le “Durand Dupont” de la place du marché très tape-à-l’œil ainsi que le très bruyant “La Place” de la place Sainte-Foy pour échouer au Winston, un lieu suranné tenu par la fille des anciens patrons.

De ces derniers, restent la plupart des employés visiblement indéboulonnables. 

Derrière le comptoir, un “jeunet” d’une bonne quarantaine d’années lorgne régulièrement en direction des aiguilles de l’horloge, dans l’espoir de les voir avancer plus vite.

L’unique point positif de cette brasserie d’un autre temps est l’assise qu’offrent les petits fauteuils à accoudoirs. Pour le reste, des rideaux camouflant une partie de la rue au carrelage beige du sol accordé à la couleur des tables, tout y est affreusement terne. Même les tabliers immaculés des serveurs ont l’air délavés.

– Bah dis-donc, c’est la déprime, énonce Neil en détaillant la salle qui n’est rien d’autre qu’une véranda mal isolée.

Il retient Camille par le bras.

– De toute façon c’est ça ou rien. Alors je préfère ça, continue-t-il avant d’exploser d’un rire nerveux, faisant fuir le serveur qui s’est avancé vers eux pour prendre leurs commandes.

– Ça faisait longtemps que je n’avais pas ri comme ça, dit-il en essuyant du plat de sa main les larmes qui inondent ses joues.

– Moi non plus. C’est fou ce que la déprime peut-être marrante.

Cette observation étonnante fait repartir leur fou rire de plus belle. Au point d’énerver la patronne, qui augmente le son de la radio pour ne plus les entendre.

Comme un signe du destin, la chanson “Tout oublier” d’Angèle passe justement sur les ondes: “Tout, il faudrait tout oublier, Pour y croire, il faudrait tout oublier”.

– Tu sais qu’au fond j’y crois plus, souffle Camille en réprimant une grimace involontaire.

– À quoi?

– À pouvoir ramasser ma peine.

Tandis que Neil réfléchit à une réponse qui ne soit pas une réplique de vieux, Angèle continue de chanter: “Le spleen n’est plus à la mode, c’est pas compliqué d’être heureux, le spleen n’est plus à la mode, c’est pas compliqué…”.

Camille écoute les paroles, elle voudrait tellement que ce soit vrai. 


Ramasser sa peine

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France
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